Qui a intérêt à mettre en cause
ceux qui soutiennent Gaza ?
Un devoir de
vérité
Silvia Cattori

Jeudi 10
décembre 2009
La libre expression et la critique sont des droits fondamentaux
de tout être humain et, a fortiori, de tout
journaliste. Toutefois, un journaliste a aussi des devoirs. À
commencer par celui de ne pas dénaturer les faits et de ne pas
omettre des informations essentielles à la compréhension du
thème traité ; car tout journaliste a le pouvoir de faire
prendre conscience de la réalité de tel ou tel conflit ou le
pouvoir de le dénaturer. Et le public a droit à la vérité des
faits. Éclairer honnêtement le
public n’est manifestement pas l’objectif premier d’un article
intitulé « Fribourg équipe
Gaza sans le savoir », paru dans les quotidiens
suisses La Liberté du 21 octobre 2009 et
Le Courrier du 22 octobre [1].
L’auteur de cet article,
M. Sid Ahmed Hammouche, s’étonne que du matériel médical,
normalement mis au rebut par l’Hôpital de Fribourg, ait été
collecté par l’association « Droit pour tous »
et envoyé à l’Hôpital Al-Shifa à Gaza.
Le journaliste interpelle le
Directeur de l’Hôpital en question et laisse entendre qu’une
telle aide serait inappropriée car elle contreviendrait au
blocus contre le Hamas : « Sait-il tout de même
– demande-t-il - que Gaza est sous embargo de la
communauté internationale, que l’armée israélienne ne laisse
rien passer dans la région ? Plus grave encore, est-il au
courant que les islamistes du Hamas sont boycottés par la
planète entière, ou presque ? Sait-il tout simplement qu’il est
politiquement explosif, si les Israéliens saisissent du matériel
médical fribourgeois à Gaza ? ».
Et le journaliste d’affirmer
que « cette aide humanitaire sert les intérêts
du Hamas, en guerre ouverte avec l’Autorité palestinienne. En
contrôlant l’aide étrangère en provenance d’Egypte, le mouvement
extrémiste peut récupérer l’initiative idéologiquement parlant.
Et surtout veut doubler sur le plan humanitaire l’ONU, qui est
la seule organisation censée coordonner les envois dans la bande
toujours sous blocus israélien ».
Mais surtout, il insinue que
l’association « Droit pour tous », et son
responsable Anouar Gharbi, aurait trompé le Directeur de
l’hôpital en entretenant « un flou » sur la
destination du matériel récupéré, et aurait ainsi « roulé
dans la farine l’hôpital de la ville de Fribourg ».
« Quand des
journalistes arabes disent la même chose que l’occupant
israélien, cela est choquant. Ce journaliste a-t-il vécu à
Gaza ? D’abord, avant de parler de nous sans rien connaître, il
faudrait qu’il vienne ici voir la situation de ses propres yeux,
qu’il voie la réalité et après qu’il juge » s’indigne Omar,
un Palestinien de Gaza City, après la lecture de cet article [2].
« Qui est ce
journaliste ? - poursuit Omar remonté. Un
Palestinien ? Un Arabe ? Quelle cause sert-il avec ce genre
d’affirmations qui ne reflètent pas notre réalité ? Quel État,
quel service étranger sert-il ? Les gens qui font confiance au
Hamas sont très nombreux à Gaza. Hamas ou pas Hamas, nous sommes
un seul peuple, nous sommes tous assiégés, privés de liberté.
Nous sommes tous menacés d’être tués par un missile à tout
moment, tous affaiblis par le blocus. J’ai des voisins qui
occupent des positions de responsabilité dans le gouvernement du
Hamas qui sont encore plus misérables que ma famille. Ici c’est
catastrophique. Nous nous levons chaque jour en pensant que nous
ne sommes plus des gens normaux, que nous ne sommes plus des
humains. Nous souffrons, nous sommes malades et nous n’avons pas
de quoi nous soigner correctement. Nous regardons nos enfants
malingres et nous souffrons à en étouffer car nous avons une
responsabilité à leur égard et, n’ayant pas de travail, nous
n’avons pas assez de nourriture ».
La teneur de l’article de Sid
Ahmed Hammouche a également suscité de vives réactions auprès
des lecteurs suisses qui connaissent bien la réalité racontée
ici par Omar. Ce qui est inacceptable est que le journaliste a
totalement renversé la donne ; car il ressort de son propos que
ce n’est pas l’occupant israélien qui a jeté le peuple de Gaza
dans l’horreur, mais le Hamas !
« Pourquoi
serait-il interdit d’aller à Gaza pour apporter une aide à une
population qu’Israël cherche à anéantir ? » interroge une
lectrice de Neuchâtel qui nous dit avoir protesté auprès du
journal qui a diffusé cet article pour le moins choquant.
Ainsi, au lieu de parler de
la souffrance des gens laissés à l’abandon au milieu des ruines
depuis que l’armée israélienne a tout dévasté en janvier [3],
de la situation de pénurie catastrophique qui les frappe, et au
lieu de désigner nommément Israël comme le responsable de cette
catastrophe, ce journaliste - partant de l’a priori qu’aider
Gaza ce serait aider le Hamas - a orienté sa critique sur les
personnes qui se mobilisent face à une tâche immense avec des
moyens dérisoires pour tenter de rompre quelque peu un embargo
inhumain, et témoigner tout simplement leur solidarité humaine.
Le journaliste s’efforce de
présenter le Hamas comme un mouvement infréquentable qu’il est
normal de boycotter, comme le veut Israël et ses alliés. Il
devrait pourtant savoir que la Suisse, pays où il réside, s’est
refusée à considérer le Hamas comme un mouvement « terroriste ».
Et a entretenu des contacts diplomatiques avec le gouvernement
du Hamas.
Le journaliste n’a pas pris
la peine de rappeler aux lecteurs qui ne connaissent pas les
tenants et les aboutissants de la situation, que, si le Hamas
est au pouvoir à Gaza, ce n’est pas par abus mais parce qu’il a
gagné les premières élections démocratiques de la Palestine en
2006.
Et que, si le mouvement du
Hamas est mis au ban des nations, et son peuple avec lui, ce
n’est pas quelque chose qui est à l’honneur de l’humanité.
Jamais encore dans l’histoire, le monde n’avait accepté que l’on
prive un peuple de nourriture, d’eau, de son droit d’entrer et
de sortir, comme cela se passe à Gaza. Israël et ses alliés ont
imaginé qu’en l’affamant et en le privant de tout ils finiraient
par le pousser à se rebeller contre les autorités du Hamas. Mais
cela fait deux ans que ça dure et les gens résistent, ne se
plient pas au chantage. Et c’est leur dignité.
Que ce journaliste soit
hostile au Hamas, il en a parfaitement le droit. Mais il n’a pas
le droit de manipuler les faits pour faire croire à ses lecteurs
que les gens qui aident la population de Gaza – une population
qui dépend de ce gouvernement légitimement élu qu’il semble
abhorrer - font quelque chose d’illégal.
Il est inadmissible de faire
apparaître les gens qui se dévouent pour aider les plus démunis
comme étant en train de faire quelque chose de suspect, et de
présenter la direction d’un hôpital qui se débarrasse d’un
matériel médical usagé comme une direction irresponsable, qui se
serait fait « rouler dans la farine », et
qui aurait négligé le fait que « cette aide
humanitaire sert les intérêts du Hamas… », en allant à Gaza,
un « territoire palestinien tenu d’une main de
fer par le Hamas ».
« S’il y a
quelqu’un qui « roule le monde dans la farine » et qui tient
toute la Palestine, dont Gaza, d’une main de fer, c’est Israël.
Et le Hamas, que peut-il faire avec du matériel médical et
quelques chaises roulantes, sinon les laisser distribuer aux
malades qui en ont besoin ? » s’indigne Omar. Il ne peut
concevoir qu’un journaliste soit à ce point dépourvu de
compassion, qu’au lieu de dénoncer la situation invivable
imposée par Israël à la population de Gaza, il dénonce toute la
chaîne de solidarité qui se mobilise en sa faveur. Et qu’il
trouve normal qu’il faille maintenir Gaza sous embargo comme le
veut « l’armée israélienne [qui] ne laisse rien
passer dans la région ».
Alors que le facteur dominant
à Gaza est la situation dramatique d’un peuple, cadenassé dans
ce que les gens normaux considèrent comme « la plus grande
prison du monde », et abandonné sans assistance au milieu des
ruines laissées par la dernière guerre de destruction
israélienne, ce journaliste s’en désintéresse complètement pour
s’attacher à salir des braves gens qui souffrent de cette
situation et cherchent à y porter remède. Peut-on appeler cela
de l’information ?
Ce qui est fort troublant est
que, au bout du compte, on comprend que toute l’argumentation du
journaliste vise à montrer du doigt celui qu’il présente comme
« l’activiste tunisien Anouar Gharbi », et à
prétendre que le « flou a bénéficié à
l’association pro-palestinienne » dont il est le président.
Il jette ainsi une suspicion
de filouterie sur Anouar Gharbi, un ingénieur suisse d’origine
tunisienne, dont les gens qui le connaissent louent la nature
engagée et désintéressée [4].
Par les temps qui courent, le
journaliste sait ce qu’il fait quand il véhicule l’idée que tel
ou telle personne d’origine arabe ferait les intérêts d’un
mouvement de résistance dont Israël, dans le cadre de la guerre
« contre la terreur », a obtenu qu’il soit inscrit par l’Union
européenne sur la liste « terroriste ». Il
sait parfaitement que ce genre d’insinuations peut fragiliser la
position d’une association qui vient en aide aux Palestiniens
ainsi que celle de son président [5].
Nous avons rencontré de
nombreux musulmans, qui suite à des fausses informations, ont vu
leur vie basculer : quoique innocents ils ont été inscrits sur
des listes noires, leurs vies ont été totalement détruites, et
il leur a fallu des années pour en sortir [6].
Anouar Gharbi, que nous avons
eu la curiosité de rencontrer, est un homme franc, ouvert et
sensible. Ayant acquis la nationalité suisse, il est un très bel
exemple d’immigré qui participe à la vie politique et sociale de
son pays d’adoption. Son épouse est traductrice à l’ONU.
Musulman pratiquant, père de quatre enfants, il est fier d’être
Suisse, reconnaissant d’avoir été si bien accueilli dans ce
pays, alors qu’il ne peut retourner dans son pays d’origine
aussi longtemps que durera la dictature de Ben Ali.
La misère et la souffrance
des peuples opprimés, il la connaît ; il se sent concerné par
les guerres qui plongent des peuples entiers dans l’horreur. Et
aussi, dans le cadre de ces guerres, par la stigmatisation
croissante des gens qui sont de confession musulmane. Outré par
l’article de Sid Ahmed Hammouche, il a protesté, au nom de son
association « Droit pour tous » [7],
auprès des quotidiens qui l’ont publié.
[1]
Voir :
http://cmo.argus.ch/cmo2009/Q4/1039766/36818572.pdf
[2]
Omar, 65 ans, résidant à Gaza City, vit très pauvrement. Ancien
enseignant, il est père de 10 enfants qu’il dit appartenir à
diverses factions politiques, mais tous unis par le même
objectif : lutter pour revenir sur leur terre volée par Israël.
[3]
La reconstruction de Gaza est au point mort. Car Abbas, voudrait
gérer seul les 4,4 milliards promis par les pays donateurs.
Israël et les États-Unis ne veulent pas que cet argent soit géré
par le gouvernement du Hamas. Israël en profite et refuse de
lever l’embargo imposé à Gaza, et interdit la livraison du
ciment et autre matériel de reconstruction.
[4]
Président de l’association « Droit pour tous »
depuis sa création en 2000, Anouar Gharbi est également
secrétaire général de l’ « Association de
soutien à la Palestine » depuis 1999. Il est président du
forum des Tunisiens à Genève. Il a fondé nombre d’associations
arabo-suisses concernées par les droits humains.
[5]
Un mois après la parution de l’article de Sid Ahmed Hammouche,
le domicile d’Anouar Gharbi a été cambriolé. Parmi les effets
disparus, une clé USB. S’agissait-il d’une perquisition déguisée
en cambriolage par des agents de renseignement suisses ou
étrangers ? Plusieurs indices troublants ont du reste intrigué
la police. « Est-ce en signe d’avertissement que
cette opération a été menée ? » se demande Anouar Gharbi.
[6]
Voir :
« L’incroyable
histoire de Youssef Nada », par Silvia
Cattori, Mondialisation, 13 juin 2008.
« Islam :
L’ennemi fabriqué », par Silvia
Cattori, Mondialisation, 16 novembre 2008.
[7]
Voir :
http://www.lecourrier.ch/index.php ?name=NewsPaper&file=article&sid=444040
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