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Ha'aretz
Le monstre et le petit
lapin
Sayed Kashua
Sayed Kashua - Photo Gezett.de
Le Salon du livre à Paris vu par Sayed
Kashua. NdT
Ha'aretz, 20 mars 2008
http://www.haaretz.com/hasen/spages/966692.html
Ma petite fille adorée,
J'ai bien reçu ton email, mais juste au moment où je commençais
à te répondre, l'ordinateur a commencé à clignoter. Alors, je
t'écris par l'intermédiaire du journal. Tu vois, Ha'aretz n'est
pas ce que tu croyais.
Comme promis, je vais tout te raconter Paris. Ici, ils ont des
pains longs et délicieux, exactement comme la baguette que tu
trouves en Israël, mais sans le goût sucré de la h'ala (1).
D'ailleurs, ils ont des plats extraordinaires que nous ne
connaissons pas. Tu sais, hier soir, par exemple, j'ai mangé des
escargots ! Ici, les gens sont très exigeants sur la nourriture.
Pas comme maman. Personne à Paris ne dirait : « C'est tout ce
qu'on a. »
Il y a des bâtiments d'une beauté stupéfiante, des tas et des
tas de statues, des parcs et des musées extraordinaires. Quand
tu visiteras Paris, tu verras que ce qu¹on t¹enseigne sur
Jérusalem n'est pas vrai du tout. Jérusalem n'est ni belle ni
importante.
A Paris, ils ont un train appelé Métro, il circule sous terre et
te conduit partout dans la ville. Dans le Métro, j'ai un peu de
mal, je me perds tout le temps, ou bien je prends la mauvaise
direction et me retrouve de l'autre côté. Mais tu sais ce qui
est bien à Paris ? C¹est que l¹autre côté est magnifique aussi,
alors je regrette rarement de m¹être perdu.
Un soir, très tard, j¹ai voulu être un peu seul. Alors, je suis
sorti du restaurant où je me trouvais avec tout le monde, et
j¹ai marché dans la ville, sans savoir du tout où je me
trouvais. Ici, il y a des millions de lumières, voilà pourquoi
Paris s¹appelle la "Ville des Lumières". Je marchais, marchais,
et je regardais tous les gens gentils et souriants qui étaient
sortis pour la soirée. Puis, il a commencé à pleuvoir fort, et
j¹ai voulu rentrer. Il était tard, et le Métro ne fonctionnait
plus. Je pensais que, dans une ville si grande et si animée, le
Métro circulait toute la nuit, mais j¹avais tort.
A Paris, les taxis ne sont pas comme à Jérusalem. Passé une
certaine heure, impossible d¹en trouver un. Alors, j¹ai fini par
me perdre définitivement en cherchant mon hôtel toute la nuit.
Finalement, fatigué, mouillé et désespéré, je me suis assis me
reposer sur un morceau de carton près d¹une grande colonne et je
me suis endormi. Le matin, quand je me suis réveillé, un miracle
s¹est produit. A côté du carton, j¹ai trouvé une tasse avec
quatre pièces, on les appelle «euros» à Paris.
Ici, je rencontre tout le temps beaucoup d¹écrivains, des
écrivains très importants, dont certains que toi et ton frère
lisez et aimez. Etgar Keret, par exemple, qui a écrit "Papa se
sauve du Cirque", et aussi Rutu Modan, qui a illustré le livre.
Meir Shalev aussi, qui a écrit plein de livres que tu as
beaucoup aimés. Ils sont ici comme moi parce qu¹il y a un salon
du livre. Un salon, c¹est un très grand endroit où il y a des
tas d¹écrivains.
A Paris, les gens aiment vraiment lire. Le matin, quand j¹arrive
au salon, des centaines, peut-être des milliers de Français,
hommes, femmes et enfants, font calmement une longue queue avec
un sourire sur le visage parce qu¹ils s¹apprêtent à entrer dans
la salle aux livres. J¹aurais aimé que tu les voies faire la
queue. On ne voit pas ça à Jérusalem. Personne ne demande « Qui
est le dernier dans la queue ? »
Un jour, je faisais moi aussi la queue pour entrer au salon, et
soudain, un auteur qui écrit en hébreu est arrivé et a remarqué
que j¹étais là. En riant, il m¹a mis sa main sur l¹épaule et dit
: « Dis-moi, tu n¹apprendras donc jamais ? » Comme il trouvait
ça drôle, j¹ai ri avec lui. « Viens, viens », dit-il, et je l¹ai
suivi jusqu¹à l¹entrée, en passant devant tous les autres gens.
Il s¹est présenté au gardien et a prononcé la formule magique :
« Nous venons d¹Israël », et le gardien a immédiatement ouvert
la grande porte et nous a laissés entrer dans la grotte magique
remplie de livres.
Il y avait tellement de livres. Pour les enfants aussi. Dans nos
librairies, on ne trouve pas des livres comme ceux-là, avec ces
illustrations. Les gens flânent parmi les stands, ils lisent,
regardent, mangent et boivent. Il y a des orchestres qui jouent
de la musique entraînante, et des spectacles avec des poupées
très mignonnes. C¹est si joli dans cette grotte magique. Tout le
monde est enjoué, heureux. Sauf que tout le monde a peur d¹un
petit coin de la grotte. On dit que, d¹après la légende, il est
habité par un gros monstre très méchant. Alors, beaucoup de gens
ont peur. Ils profitent de tout, mais évitent le coin où vit le
gros monstre. En fait, il y a des gens qui prennent ces
légendes un peu plus au sérieux et qui ont décidé de ne pas
venir du tout à la grotte des livres.
Tu sais bien que je n¹aime pas les monstres, et que je te dis
toujours que ce genre de choses n¹existe que dans les contes de
fées, et qu¹il ne faut pas en avoir peur, tu te rappelles ? J¹ai
donc décidé d¹aller vérifier cette histoire de monstre. J¹ai
rampé lentement jusqu¹à la petite grotte où il y avait écrit
"Israël" en grosses lettres, et je me suis souvenu que c¹était
le mot que le magicien avait utilisé pour me faire ouvrir la
porte par le
gardien. Même si je ne crois ni aux contes de fées ni aux
monstres, j¹avais quand même un peu peur, parce que, comme toi,
même si je ne crois pas aux monstres, je les vois parfois dans
mes rêves.
Alors, j¹ai jeté un coup d¹¦il à l¹intérieur de la grotte, et je
n¹ai vu aucun monstre. J¹ai vu des gens sympathiques qui
souriaient, parlaient, buvaient un café et regardaient les
livres, exactement comme dans tous les autres endroits de la
grotte. Les jambes flageolantes, j¹ai décidé d¹entrer et de
parler au monstre. « Bonjour », dis-je, et j¹ai reculé
immédiatement, mais rien de grave ne s¹est produit. Au
contraire, même. Le monstre n¹était pas du tout un monstre, mais
un gentil petit lapin aux yeux verts et à la fourrure blanche
qui m¹a répondu : « Bonjour à toi. »
Bientôt, le monstre (je veux dire le petit lapin) et moi étions
devenus bons amis. Nous avions plein de choses en commun, et je
sentais que ce monstre était bien plus comme moi que le reste
des gens que j¹avais rencontrés dans la grande grotte. Je
parlais la langue du monstre et comprenais tout ce qu¹il disait.
C¹est incroyable ce que les gens se font de fausses idées
parfois. C¹est incroyable qu¹ils fassent un monstre d¹un petit
lapin, tu ne crois pas ? Alors, j¹ai demandé au petit lapin,
dans sa langue, si je pouvais lui poser une question un peu
personnelle. Le lapin a souri et a dit : « Bien sûr, vas-y ! »
« Pourquoi les gens te prennent-ils pour un monstre ? »
" Oyyyy! ", a gémi le petit lapin. Il avait des larmes plein les
yeux, et il m¹a dit que cette malédiction le poursuivait depuis
qu¹il était né. Un méchant sorcier, depuis un pays lointain,
lui avait jeté un sort, en lui ôtant la faculté de mentir. Quand
le petit lapin dit la vérité, il a l¹air doux et gentil, mais au
moment où il se met à mentir, il se transforme en un monstre
affreux et effrayant. Comme dans l¹histoire de Pinocchio, mais
là, le sorcier était très méchant, et au lieu d¹un nez qui
s¹allonge, il avait décidé que le petit lapin se transformerait
en monstre.
« Alors, comment fais-tu ? » ai-je demandé au petit lapin en
caressant sa fourrure.
« Je ne dis que la vérité », dit le lapin, et il m¹a fait signe
de le suivre.
Je suis allé avec lui dans un autre endroit très joli, avec une
tribune, des lumières et des caméras. D¹autres gens, qui comme
moi n¹avaient pas peur, s¹y trouvaient assis. Le petit lapin est
monté sur la scène et a donné un spectacle formidable. Tout le
monde a applaudi, était heureux, et l¹homme avec la caméra à
l¹épaule lui a demandé dans une langue magique quelque chose que
je n¹ai pas compris, parce que je ne comprends que la langue du
petit lapin, et le petit lapin a dit : « Nous voulons la paix. »
Et soudain, le ciel s¹est assombri et le petit lapin a commencé
à changer de couleur. Je me suis rendu compte de ce qui se
passait, et j¹ai couru aussi vite que j¹ai pu. Les autres sont
restés mais moi, j¹ai couru, couru, et les portes étaient
fermées, et je ne sais pas comment, mais je me suis soudain
souvenu de la formule magique et j¹ai crié « Je viens d¹Israël !
» et la porte s¹est ouverte et j¹ai réussi à me sauver.
(1) h'ala : pain tressé du shabbat
Trad. : Gérard
pour
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