"Tout à l’heure",
dis-je aux enfants, et pour la quatrième fois, ce matin-là, je
les fichai dehors du bureau. C’était une erreur de leur avoir
promis de les emmener avec moi voter. Contrairement aux jours de
classe, ils s’étaient levés à l’heure, les dents brossées, le
visage lavé et habillés sans élément ostentatoire répréhensible.
Les élections éveillaient leur curiosité :
les pancartes, les photos des candidats, ce qui se disait à la
télévision, à la radio ou à l’école leur faisaient penser qu’il
s’agissait d’une sorte de festival ou de fête. D’ailleurs, le
fait est qu’ils n’avaient pas classe. Ils ne voulaient pas rater
les festivités. Ces dernières semaines, ils n’avaient cessé de
poser des questions chaque fois que nous tombions sur des
militants qui distribuaient des tracts aux carrefours, ou
lorsque nous passions devant des affiches de tel ou tel
candidat.
"Dis, papa",
demandaient-ils à l’occasion en montrant une photo,
"c’est un gentil, celui-là ?". "Non",
répondais-je, parfois sans même regarder de qui il s’agissait.
"Papa, papa",
a demandé ma fille cette semaine, "je
t’ai posé la question pour tous les candidats sur les photos, et
tu as répondu qu’ils étaient tous méchants."
"Nous, on va voter pour Superman",
a dit son petit frère en levant la main et en faisant des « whiiisshhh »
comme son superhéros préféré.
"Superman, il est plus fort que Batman, hein, papa ?"
Et pour la millionième fois, j’ai répondu :
"Ils sont tous les deux forts, Superman comme
Batman. Ils n’ont aucune raison de se battre."
"J’arrive",
grondai-je encore en essayant de me concentrer sur ma tasse de
café noir et mon verre d’eau.
Si j’avais eu un caractère
plus positif, j’aurais pu faire la grasse matinée. Et puis, je
ne m’attendais pas à voir deux petits Arabes sauter sur moi à 7h
du matin, en tout cas certainement pas pour les élections pour
la Knesset israélienne. Et puis, avant de sortir, je devais
aussi surmonter une sacrée gueule de bois. La veille, j’étais
bourré et je suis rentré à près de 3h du matin. Non pas que je
me souvienne de l’heure à laquelle j’étais rentré, mais je me
souviens du tirage de langue qui m’avait accueilli :
"Il est 3 h. Trois heures ! Tu as perdu la
tête ou quoi ? Et la veille des élections encore !"
L’une des choses les plus terribles que je puisse imaginer (à
part la Nakba, la Shoah, le racisme, la discrimination, les
guerres et avoir des enfants dans cette partie du monde, je veux
dire), ce sont des matins comme celui-ci, quand ma tête explose
et que j’essaie de rassembler des bouts de souvenirs, des
fragments d’images et demi-phrases afin de me faire une idée
sensée des événements de la nuit précédente.
Je me rappelle avoir eu peur. Très peur. Je
me rappelle avoir eu une conversation avec un ami de Haïfa qui
me disait qu’il avait l’impression que quelque chose avait
changé dans la ville. Il parlait d’un regard différent qu’il
avait commencé à voir dans les yeux de quelques-uns. Un regard
qui cherchait la vengeance, c’est comme ça qu’il le décrivait.
Je lui ai dit qu’il se trompait, je l’ai accusé de paranoïa
inutile, surtout qu’elle rejoignait mes propres peurs. Des peurs
que je ressentais plus que jamais, au moins aussi loin que
remontait mon souvenir, le sentiment qu’il est légitime de
harceler des Arabes.
Le même genre de sentiment m’avait envahi les
premiers jours de la deuxième Intifada, mais à ce moment-là, il
paraissait totalement inadéquat, parce que les 13 morts tués par
la police avaient semblé être le prix à payer pour satisfaire
l’opinion israélienne [1].
A l’époque, le gouvernement avait fait son travail, alors
qu’aujourd’hui, après la guerre à Gaza, après la guerre au
Liban, la police - peut-être autolimitée par les conclusions de
la commission Orr (voir note) - n’avait pas étanché la soif de
vengeance de l’opinion ni le sentiment que le moment était
arrivé [pour le citoyen] de prendre les choses en main
personnellement.
Dommage, ai-je pensé, il vaut mieux être
harcelé par la police que par la population civile. Dommage
qu’un escadron en uniforme ne puisse pas exécuter dix Arabes par
an. Je pense que ce serait un prix à payer relativement honnête,
surtout s’il garantissait une conscience tranquille. Je me
rappelle avoir secoué la tête, essayant physiquement de me
débarrasser des idées noires qui commençaient à m’assaillir.
J’essayai de me rappeler
que j’avais passé la plus grande partie de ma vie parmi des
Juifs, que je savais qu’il est possible de vivre ensemble. Le
SMS d’hier soir de Danny me le confirma :
"Alors, kes t’en dis ? On va en ville s’en
descendre un petit ? Lehaïm." Nous
avions trinqué au bar et j’étais heureux de voir que tout était
normal. Qu’au cœur de Jérusalem, je pouvais reconnaître des
Juifs et des Arabes normaux, assis l’un à côté de l’autre et
discutant, que je pouvais les voir glousser, les entendre parler
études, amours, travail.
Alors que les heures
passaient et que les verres se vidaient, un tas de gens se sont
mis à danser, et je les ai regardés, sachant qu’il était
impossible que le cœur de ces gens qui avaient si fort le goût
de la vie recèle une haine aveugle qui menaçait d’exploser à
tout moment. Je n’ai pas besoin de les sonder profondément pour
savoir que, comme moi, ils ne voient aucun problème à ce que
nous vivions ensemble. Mais alors, comment cela arrive-t-il
malgré tout ? Comment se fait-il qu’il y ait ici des gens qui
ressentent que leur existence est en danger ? Comme d’habitude,
je bus plus que de raison. Je me souviens que la soirée s’est
passée merveilleusement et que je me suis retrouvé, avec mon
ami, en train de tourbillonner sur la piste de danse, tournant
sur moi-même au son de la musique comme si le jour ne se
lèverait jamais. "Cette brune n’arrête
pas de te fixer", me chuchota Danny en
montrant de la tête une fille qui s’avançait vers moi.
"Ouiiiii,
on va aller voter bientôt", grondai-je
de nouveau les enfants entrés dans mon bureau juste au moment où
je commençais à me rendre compte que j’avais fait l’imbécile la
nuit dernière. Les petits électeurs déçus sortirent, découragés,
pendant que je tentais de reconstituer le fil des événements qui
avaient suivi, sur la piste de danse.
Je me rappelle avoir dansé
avec la fille. Je me rappelle que nous étions très près et
qu’elle avait pris ma main, et que ce fut comme si elle avait
appuyé sur un bouton qui a hurlé dans mon cerveau :
"Pas de citoyenneté sans loyauté".
J’ai rejeté sa main avec colère et mes hurlements ont arrêté la
musique : "Je suis marié, Madame. Je
suis marié et loyal. Il n’y a rien que vous puissiez faire pour
me priver de ma citoyenneté. Rien. Vous comprenez ?"
"Quel con",
me suis-je dit, et je me suis pris le visage dans les mains.
La porte du bureau s’est
ouverte, et cette fois, les enfants en larmes étaient
accompagnés de leur mère. "Si tu
n’étais pas rentré à 3h du matin, ils ne seraient pas en train
de pleurer", dit-elle.
"Allez, va et montre aux enfants ce qu’est la
démocratie." "OK, OK". Je me suis levé
de ma chaise. "Au fait",
a-t-elle souri en me faisant un clin d’œil,
"tu as été très bien hier soir."