Quelque chose a mal tourné. Je n’arrive pas à
mettre exactement le doigt dessus, mais j’ai l’absolue
certitude que quelque chose ne va pas. Je me sens plus stressé et
plus hésitant que jamais. Maintenant, assis devant mon ordinateur
pour écrire après avoir remis toujours au lendemain, je suis
pris d’angoisse et du sentiment oppressant que je dois faire
attention et bien peser mes mots.
« Quel est votre public cible ? »
est la question qu’on me pose toujours. Là-dessous, il y a l’hypothèse
que le public cible influencerait mon style d’écriture. Mais est-ce
vrai ? Un écrivain pense-t-il vraiment à son public, à le
définir, se le représenter, et alors seulement, s’adresser à
lui en conséquence ? D’ailleurs, comment fait-on pour définir
un public ? Je n’ai pas fait l’armée, et n’ai jamais eu
ni cibles ni objectifs. Ou bien, en ce qui me concerne, les gens qui
posent cette question ne font-ils qu’en poser une autre, moins politiquement
correcte : « Alors, vous écrivez pour les Arabes ou pour
les Juifs ? »
Alors, pour qui écris-je ? Le fait que l’hébreu
et moi nous soyons mutuellement choisis atteste-t-il automatiquement
un certain public cible ?
Qu’écrit-on pour les Juifs ? Suis-je censé
être le département des relations publiques chargé des affaires
de la minorité arabe d’Israël, ou bien me montrer agressif et
menaçant, faire honte à mon public cible et modifier sa façon de
penser ? Et qu’écrit-on pour les Arabes ? Des condoléances,
des mots qui renforceront leur sentiment d’être des victimes, ou
des promesses d’un avenir radieux ?
Quoi qu’il en soit, je me retrouve ces derniers
temps à devoir terminer des tâches trop lourdes, dont je ne suis
pas persuadé qu’elles ont quelque chose à voir avec l’écriture.
Déjà, cela dépasse le sentiment de persécution que j’éprouve
depuis toujours. C’est un fait : ils sont après moi. En ce
moment même, alors que j’essaie de choisir soigneusement mes
mots, je tente en même temps de faire plaisir aux deux types à lunettes
noires qui me surveillent par la fenêtre, et aux deux autres types
armés de revolvers qui croient que je ne les ai pas remarqués, cachés
derrière la porte de mon studio.
Où passe exactement la frontière entre l’écriture
et l’opinion politique ? Où est exactement la frontière entre
la Palestine et Israël ? Où finit exactement le Palestinien
et où commence l’Israélien ?
Excusez-moi une seconde, j’ai un appel. Je dois
le prendre, c’est un numéro de l’étranger avec plein de zéros.
« L’étranger », cela éveille l’espoir, là-bas,
loin des frontières floues, il doit y avoir un refuge prometteur
pour la liberté de pensée.
"Bonjour. Monsieur Kashua ?"*
demande la voix lointaine.
« Lui-même », réponds-je,
empli de joie. La France. J’adore la France. Ils accordent immédiatement
le droit de séjour aux artistes, ils ne font aucune difficulté.
Je me suis renseigné.
« Bonjour ». La voix
passe à un anglais à fort accent français. « Je
voulais vous demander si vous veniez au Salon du Livre de Paris cette
année ? »
« Bien sûr », répondis-je
joyeusement. " J’ai été invité pour des
lectures et des interviews. C’est pour moi une magnifique occasion
de me faire mieux connaître en France, et je voudrais vraiment remercier
mon éditeur en France, et le ministère français de la
culture... » Je me lançai dans un discours, interrompu
par une autre question.
« Saviez-vous que plusieurs
écrivains boycottent le salon parce qu’Israël fait partie des
pays invités ? »
« Non, je ne savais pas. »
Je commençai à transpirer.
« Oui », dit le journaliste
français. « Et je voulais vous demander :
que pensez-vous du boycott ? »
« Le boycott est très bien.
Pourvu qu’il y ait encore plus de boycotts de l’entité
sioniste. En fait, je pense qu’on devrait enfermer tous les écrivains
israéliens dans un hôtel, les mettre sous couvre-feu, boucler leurs
œuvres... Mettez-les dans la pire aile de l’hôtel le plus miteux
de Paris, empêchez-les de sortir de leur chambre. Et puis, coupez-leur
l’électricité. Comme ça, ils auront une petite idée de ce qui
se passe à Gaza. »
« Mais vous venez, non ?
C’est ce que vous avez dit. »
« Sûrement pas. Je ne savais
pas qu’il y avait un boycott. J’adore le boycott. Demandez à
mes enfants. Je fonce dans ces cas-là. Si vous me dites qu’il y
a un boycott, je m’associe immédiatement, peu importe sur quoi
est le boycott, et si c’est un boycott littéraire, raison de
plus. »
« Je vois, » dit le
Français. « Donc, vous ne pensez pas qu’un
événement comme celui-là pourrait représenter une bonne tribune
pour parler des problèmes du Moyen-Orient, et que ces rencontres
pourraient contribuer à promouvoir la coopération dans la région ? »
« Si, si, vous avez absolument
raison », dis-je avec un parfait accent français. « Surtout
les auteurs et les écrivains des deux peuples, qui peuvent avoir
une influence sur leurs citoyens et lecteurs, chez eux. Le dialogue
entre écrivains vaut mieux que le dialogue entre politiciens. Bien
sûr, là, j’essaie d’être optimiste, mais ces rencontres sont
importantes, absolument. »
« Attendez, je ne suis pas certain
de comprendre. » Je pouvais entendre le Français se gratter
la tête. « Alors, vous venez ? »
« Bien sûr. »
« Mais vous me disiez il y a
une minute que le boycott des écrivains était important ? »
« Oui. Boycotter ces tarés
qui ne font que souffler sur les braises du racisme et du nationalisme
dans leur pays. Le Salon du Livre en France est une occasion en or
pour les intellectuels éclairés de montrer leur mépris pour l’apartheid
israélien. »
"Merci, monsieur."*
« De rien. »
* En français dans le texte.
Sayed Kashua fait partie
de la jeune génération des écrivains israéliens. Arabe et citoyen
israélien, il est journaliste, habite Jérusalem et écrit en
hébreu. Derniers livres publiés en français : "Les Arabes
dansent aussi" (Belfond) et "Et il y eut un matin"
(l’Olivier, février 2006)