RECENSION D'UN LIVRE DE DAVID CRONIN, PAR
SARAH IRVING
L'alliance de
l'Europe avec Israël
Sarah Irving
Jeudi 30 décembre 2010
À l’Est de l’Atlantique, il est commode d’attribuer tous les
maux de la terre aux États-Unis. D’autres pays occidentaux
peuvent bien avoir perpétré leur part de crimes impérialistes
mais, depuis la Seconde Guerre mondiale, la puissance planétaire
de Washington a fait que les maux des autres nations sont
souvent mis au compte de la soumission aux États-Unis, qu’elle
soit volontaire ou non. Le livre très précieux de David Cronin,
L’alliance de l’Europe avec Israël : son
concours à l’occupation, ne rejette pas entièrement cette
position.
Mais, en retraçant
la façon dont l’Union européenne (UE) et ses États membres
soutiennent Israël, Cronin évacue l’idée que les États-Unis
soient les seuls en jeu (et que ceux d’entre nous qui ne
résident pas là-bas ne peuvent donc rien changer), tout en
offrant aux militants de nouvelles cibles pour faire pression
sur les institutions et organiser des actions de boycott.
La majeure partie de
L’alliance de l’Europe avec Israël est
consacrée à une méticuleuse documentation concernant la façon
dont une série d’institutions - l’Union européenne (et ses
principaux organes, le Parlement européen, le Conseil européen,
le Conseil des ministres et la Commission européenne),
l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et divers
États européens - en dépit de leur engagement de façade au « processus
de paix », ont constamment bradé les droits et les intérêts
des Palestiniens. Et la liste est longue.
Cronin commence par un
catalogue de la tolérance européenne vis-à-vis des atteintes
d’Israël aux droits humains et de ses violations du Droit
international. Il cite le fait que seulement cinq États de l’UE
(l’Irlande, Chypre, le Portugal, Malte et la Slovénie) ont
soutenu l’acceptation par l’Assemblée générale de l’ONU du
Rapport Goldstone sur les crimes de guerre à
Gaza, alors que les 22 autres s’y opposaient ou s’abstenaient.
Ceci contraste avec les positions fermes prises par l’UE sur,
par exemple, le conflit russo-géorgien de l’été 2008, les
controverses sur le traitement des civils par le gouvernement du
Sri Lanka au cours de son offensive contre les Tigres tamouls au
printemps 2009, ou les attaques contre les Albanais de souche au
Kosovo.
Cronin cite de hauts
responsables de l’UE comme Javier Solana et Benita Ferrero
Waldner sur les relations toujours plus étroites entre l’UE et
Israël. Lors d’une conférence présidentielle à Jérusalem en
octobre 2009, Solana a même affirmé que la relation [avec
Israël] était même plus étroite, que les liens de l’UE avec de
nouveaux États membres comme la Croatie. « Il
n’a a pas de pays hors du continent européen qui ait le type de
relation qu’Israël a avec l’Union européenne, » avait
déclaré celui qui était alors le chef de la politique étrangère
de l’UE, selon le quotidien israélien Haaretz,
allant même jusqu’à plaisanter en disant : « Je
suis désolé de le dire, mais je ne vois pas le président de la
Croatie ici. Son pays est candidat à l’Union européenne, mais
aujourd’hui votre relation avec l’Union européenne est plus
forte que [notre] relation avec la Croatie. »
Les antécédents et
l’expérience de Cronin en tant que journaliste couvrant les
affaires européennes apparaissent avec évidence dans ces détails
et dans d’autres. Ses citations directes de sources
hiérarchiquement haut placées — souvent anonymes — et son accès
à des correspondances et rapports obscurs et confidentiels,
démontrent sa connaissance exhaustive du fonctionnement
typiquement byzantin des institutions de l’Union européenne.
Cronin examine l’intégration
progressive d’Israël dans la recherche et les programmes de
développement scientifiques de l’UE, et la collaboration des
chercheurs de l’UE avec des fabricants d’armes israéliens. Il
note qu’Israël a été le premier pays hors de l’UE à être intégré
dans ses programmes de financement de la recherche et il cite
les énormes sommes impliquées - 204 millions d’euros dans la
période de financement 2002-2006 et peut-être plus d’un demi
milliard d’euros dans la période 2007-2013.
En examinant l’intégration
d’Israël dans des projets d’aviation et aérospatiaux censés être
des projets civils, tels que l’initiative « verte »
Clean Sky et le projet de satellite
Galileo, Cronin cite son entrevue avec Janez
Potocnik, le commissaire de l’UE pour la recherche scientifique
de 2004 à 2009, dont il qualifie l’attitude de « jésuitique
et trompeuse ». Répondant à la question de savoir si
travailler avec les militaires israéliens avait été exclu en
tant qu’option pour les chercheurs financés par des fonds
européens, Potocnik déclara, « La défense ne
fait pas partie du 7ème programme-cadre [de la recherche
scientifique]. C’est la première fois que nous avons l’espace et
la sécurité en tant que thèmes [ils n’avaient jamais été inclus
dans les précédentes versions des programmes multi-annuels].
Mais il n’y a rien qui soit lié à la défense dans n’importe quel
contexte ».
Mais Cronin cite également
des contacts au sein de l’UE qui ont confirmé que des personnels
du ministère israélien de la défense étaient présents lors des
négociations sur le financement européen des projets de
recherche. Il rapporte que certains négociateurs de la
Commission étaient préoccupés par la pression exercée par les
responsables israéliens lors de leurs réunions, mais que,
« Dans le cadre d’une politique tacite de
confiance vis-à-vis des autorités israéliennes, la Commission ne
procède pas normalement à des contrôles de fond sur les
responsables israéliens avec lesquels elle traite. "Ces gars-là
[les responsables de la défense] sont présents dans le système,"
m’a dit un initié de la Commission. "Il est incroyable que leurs
backgrounds ne soient pas vérifiés" ».
Selon Cronin, des millions
d’euros des fonds de recherche sont également allés à des
compagnies israéliennes impliquées dans des opérations
militaires majeures, y compris le financement direct du
développement de drones par Elbit et
Israel Aviation Industries.
L’accès de Cronin à des
fonctionnaires de l’UE prêts à parler off the
record met aussi en lumière l’énorme fossé entre les
affirmations de l’UE selon lesquelles elle collabore uniquement
avec des organisations installées dans « les
frontières d’Israël légalement reconnues, » et la réalité de
ses relations avec les colonies illégales d’Israël dans les
territoires occupés de Cisjordanie, à Jérusalem Est et dans le
Golan. Le financement de la recherche a, selon Cronin, bénéficié
à des institutions académiques installées dans les colonies,
aussi bien en Cisjordanie que dans le Golan, alors que le
financement de la culture a bénéficié à des organisations
installées à Jérusalem Est occupée.
En ce qui concerne les fonds
alloués à des entreprises, il raconte comment les fonctionnaires
de l’UE sur le terrain se voient refuser des renseignements qui
révèleraient si, en fait, elles font affaire avec les colonies.
« Après avoir été mis au courant de la façon
dont les subventions qu’ils administraient allaient aux colonies
israéliennes, les responsables de l’UE se sont engagés à faire
ce qu’ils pourraient, » écrit Cronin. Mais au lieu de
prendre des engagements fermes pour empêcher que les produits
des colonies ne tirent avantage des préférences commerciales,
des militants du mouvement de solidarité avec la Palestine ont
rapporté que l’UE en était restée à des promesses verbales, et
que ses règles restaient extrêmement faciles à contourner. « Tout
ce qu’une entreprise installée dans les colonies a à faire est
de mettre en place une société-écran, à Tel Aviv ou dans une
autre ville israélienne, et elle pourra demander un financement
de l’UE sans que les fonctionnaires de l’UE sachent que sa
véritable activité se déroule dans les territoires occupés, »
conclut Cronin.
On apprend aussi que des
organes de l’UE ont traîné les pieds en ce qui concerne
l’exclusion des produits des colonies des préférences
commerciales (qui permettent l’importation en Europe sans
acquitter de droits de douane), les gouvernements allemand et
néerlandais « s’opposant fermement » aux
efforts pour empêcher les produits des colonies de bénéficier
d’un traitement préférentiel.
Même après que l’interdiction
ait été théoriquement mise en place, les preuves montrant que
des produits des colonies étaient illégalement introduits en
Europe sans payer de taxes ont été mises de côté. « Bien
qu’ils aient appris par la rumeur publique que les autorités
britanniques avaient découvert que deux sur les 26 entreprises
installées dans les colonies israéliennes sur lesquelles ils
avaient enquêté bénéficiaient illégalement des préférences
commerciales de l’UE, les fonctionnaires de Bruxelles dirent
qu’ils ne pouvaient rien faire tant qu’un dossier ne leur avait
pas été transmis par des canaux officiels, » écrit Cronin.
En finançant activement une
partie du complexe militaro-industriel israélien et de
l’économie des colonies, Cronin fait valoir que l’UE, tout à la
fois, ignore ses obligations légales, et escroque ses propres
contribuables en permettant à Israël de ne pas assumer ses
responsabilités en vertu du Droit international. L’UE fait grand
cas de son statut de plus grand donateur de l’Autorité
Palestinienne (AP), arguant que cela démontre son engagement
envers le bien-être du peuple palestinien et sa position d’« honnête
courtier » dans le conflit du Moyen-Orient.
Mais, comme le démontre
Cronin, les Conventions de la Haye de 1907 imposent aux
puissances occupantes l’obligation d’assurer le bien-être des
populations sous occupation. Or, en continuant à payer pour la
nourriture et autres soins de base, l’UE assume les
responsabilités qui incombent à Israël en vertu du Droit
international et souscrit à son occupation. En outre, les sommes
énormes dépensées en aide à l’Autorité Palestinienne vont
souvent tout droit aux entreprises alimentaires et aux
entreprises de service public israéliennes, dont beaucoup sont
directement complices de violations des droits humains comme le
siège de Gaza, qui en est maintenant à son quarante-deuxième
mois.
En plus de cela, dit Cronin,
les représentants importants de l’UE ont constamment montré de
la « lâcheté » en refusant de poursuivre l’armée israélienne
pour le coût des infrastructures financées par l’Europe qui ont
été endommagées ou détruites au cours des nombreuses invasions
israéliennes. « En privé, les fonctionnaires de
l’UE reconnaissent que les politiques d’aide qu’ils mettent en
œuvre sont devenues extrêmement problématiques. "Sommes-nous en
train de subventionner des activités qui devraient incomber à
Israël en raison de ses responsabilités en tant que puissance
occupante ?" m’a dit une source bien placée à Bruxelles. "La
réponse est incontestablement oui," » écrit Cronin.
Alors que l’aide continue de
l’UE à l’Autorité Palestinienne est considérée comme faisant
partie d’une « répartition tacite du travail »
avec les États-Unis, où Washington tient les rênes politiques et
l’Europe les rênes financières, Cronit fournit des exemples de
refus des États-Unis de permettre des déclarations conjointes
des donateurs critiquant Israël pour les dommages causés aux
projets qu’ils avaient financés, ce qui illustre le rôle
subalterne de l’UE dans cette relation. Et Cronin révèle aussi,
dans son livre et dans un article écrit pour The
Electronic Intifada, que l’« aide » de
l’UE inclut la formation, loin d’être innocente, donnée par les
organisations de police européennes aux forces de sécurité de
l’Autorité Palestinienne.
Cronin passe en revue une
série de causes sous-jacentes au soutien de l’UE à Israël. Il
mentionne le sentiment justifiable de culpabilité vis-à-vis de
l’Holocauste, tout en soulignant qu’il ne devrait pas justifier
l’occupation militaire infligée à une population palestinienne
qui n’a rien à voir avec la Shoah. La crainte répandue d’un « Islam
militant » pointe aussi son museau repoussant.
Cronin mentionne les intérêts
économiques que des entreprises européennes comme
Volvo et Dexia ont en
Israël, et la fascination que le développement technologique
israélien semble exercer sur les responsables de l’UE. Au nombre
des influences économiques à relever, dit Cronin, il y a le
« "Dialogue commercial UE-Israël," un forum dans
lequel des hommes d’affaire importants (avec peut-être une ou
deux femmes) peuvent réfléchir sur les meilleurs moyens par
lesquels "les obstacles au commerce et aux investissements
pourraient être supprimés." »
La force du lobby israélien
en Europe figure comme un point clé dans les arguments présentés
dans le livre. Cronin met en évidence des groupes comme les
Amis européens d’Israël, le plus important
lobby pro-israélien au Parlement européen qui a des liens avec
les lobbies, plus connus, des États-Unis comme l’AIPAC,
ou le prétendument respectable Transatlantic
Institute (dont l’ouverture a été honorée par des
représentants importants de l’UE comme Javier Solana). Le
Transatlantic Institute est une émanation de
l’American Jewish Committee ; il gère
également l’organisation UN Watch qui, de manière infamante,
avait qualifié la journaliste Naomi Klein de « semblable
à Goebbels » pour ses critiques à l’égard d’Israël.
Tout d’abord, Cronin voit la
domination de la politique étrangère des États-Unis - de l’UE
elle-même et de plusieurs de ses États membres - comme la clé du
soutien de l’UE à Israël. Que ce soit en raison du désir d’États
européens comme le Royaume Uni de maintenir leur « relation
spéciale » avec les États-Unis, ou en raison de l’influence
exercée par les lobbies basés aux États-Unis et de l’impact de
leurs activités de lobbying et de « monitoring »
sur les activités parlementaires, les fonctionnaires et la
presse, la main des politiciens et lobbyistes états-uniens est
considérée comme une force majeure dans l’élaboration des
politiques de l’UE et de ses pratiques.
David Cronin a écrit un livre
très important. Son catalogue détaillé des liens entre les
institutions européennes et l’État d’Israël et son économie
était attendu depuis longtemps. Bénéficiant de la pratique
journalistique de Cronin le livre est écrit dans un style très
lisible.
Si l’on peut formuler une
critique à l’égard de ce livre, c’est qu’il présuppose un niveau
de connaissances sur le fonctionnement de l’UE et d’autres
institutions européennes que de nombreux lecteurs ne possèdent
pas. Les activités de l’Union européenne, du Parlement européen,
du Conseil des ministres, de la Commission européenne et
d’autres institutions en relation avec Israël, sont discutées
sans explications pour les non-initiés sur la manière dont ces
organisations interagissent, ce que sont leurs pouvoirs et leurs
sphères d’intérêts, ou quels pays et régions elles représentent.
Ce livre devrait être une
lecture obligatoire pour quiconque essaie de comprendre
l’ampleur du soutien international à Israël, pour tous les
militants européens de la solidarité avec la Palestine cherchant
à déterminer comment leur énergie peut être utilisée au mieux,
et pour ceux qui étudient l’UE en cherchant à comprendre le
fonctionnement et les effets plus larges de la politique
européenne.
Sarah
Irving
The Electronic Intifada, 30 décembre 2010
Sarah
Irving est un écrivain freelance. Elle a travaillé
avec le Mouvement de Solidarité Internationale en Cisjordanie
occupée en 20001-02 et avec Olive Co-op, pour promouvoir le
commerce équitable des produits palestiniens et y a fait des
visites de solidarité en 2004-06. Elle écrit maintenant à temps
complet sur plusieurs sujets, dont la Palestine. Son premier
livre : « Gaza
sous les bombes » co-écrit avec Sharyn Lock
a été publié en janvier 2010. Elle travaille en ce moment à une
nouvelle édition du guide de la Palestine Bradt et à une
biographie de Leila Khaled.
David Cronin, né à Dublin en
1971, est le correspondant à Bruxelles de l’agence de presse
Inter Press Service. Il a d’abord occupé cette fonction pour
le quotidien irlandais The Sunday Tribune après avoir
travaillé comme chargé de recherches et attaché de presse
auprès du Parlement européen. Entre 2001 et 2006, il
collabore à European Voice, hebdomadaire du groupe The
Economist. Le livre de David Cronin « Europe’s
Alliance with Israel : Aiding the Occupation »
est publié par Pluto Press (2010).
Traduit de l’anglais par JPH (03.01.2011)
Texte original en anglais (30.12.2010) :
http://electronicintifada.net/v2/article11707.shtml
Les
interviews et analyses de Silvia Cattori
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