Palestine Time
Mémoires de douleurs et blessures
nouvelles
Samah Jabr*
La nation est dans la peine ; nos mémoires
sont pleines de douleurs et voici encore de nouvelles blessures.
Alors que les Palestiniens commémoraient leurs
pertes avec l’occupant israélien durant la Nakba et la Naksa,
notre sang coulait à flot dans Gaza ; mais cette fois, nous
étions les victimes et aussi les assassins.
Le Hamas a gagné une élection libre et juste, en
dépit d’un report et de manœuvres visant à réduire ses résultats ;
il a survécu à 17 mois de boycott alors que des syndicats contrôlés
par le Fatah ont forcé des gens à se mettre en grève contre le
gouvernement ; il a accepté l’initiative des prisonniers
et fait des compromis pour rendre possible un gouvernement
d’union, et malgré tout, il n’a pas été accepté par l’OLP.
Israël a volé ses ressources fiscales, arrêté le tiers de ses
élus au parlement pour le mettre en minorité ; pendant
longtemps, il a été patient aussi avec les tourments et les
assassinats perpétrés à son encontre par la contra
palestinienne ; quand finalement il a compris qu’il
existait un plan visant à le faire liquider par des forces équipées
et entraînées avec l’argent américain dans deux pays arabes
voisins, il a pris la douloureuse décision d’éliminer les
dirigeants qui travaillaient activement à sa perte.
Ce n’était pas une guerre civile. Ce terme est
employé pour dégager tous les étrangers de leur responsabilité
et montrer au monde que les Palestiniens ne méritent pas
d’avoir un Etat. Si cela avait été une guerre civile, pourquoi
les tueries se sont-elles arrêtées dans Gaza maintenant que les
forces de sécurité ont été battues ? Pourquoi des
milliers de membres de la sécurité préventive ont-ils déposé
leurs armes aussi vite ? Leur combat n’était pas cela.
C’était une bataille contre la contra palestinienne, contre les
seigneurs de la corruption dont le travail était d’acheter la
conscience des combattants avec quelques centaines de dollars
pendant que le reste de la nation ne recevait aucun salaire afin
de terroriser et de soudoyer notre peuple. Des choses horribles se
sont déroulées durant ces combats et nous ne savons pas réellement
qui les a commises, même si les médias dominants aiment les
attribuer au Hamas pour le diaboliser davantage ; mais chaque
jour, une nouvelle vidéo arrive de Gaza nous montrant autre
chose.
L’anarchie dans Gaza était prévisible :
les combattants pour la liberté ne sont pas des saints. Gaza est
une prison en plein air avec des ingérences sans limite des Israéliens.
Les possibilités et les ressources ici sont très restreintes ;
si vous mettez dans la même prison deux frères pourtant bien élevés
avec des moyens de vivre réduits, ils se battront pour survivre.
Dans Gaza, il y a des jeunes hommes qui n’ont rien fait
d’autre que de se battre dans leur vie. Ici, les gens ont plus
de fusils que de pain. Avec des armes, certaines personnes
marginalisées de la société ont acquis un statut et elles ne
les abandonneront pas pour ne pas le perdre, même si c’est pour
les utiliser à mauvais escient. Dans Gaza, vous vous sentez coupés
du reste du monde. L’isolement peut lui aussi être un facteur
pathogène générant une hostilité qui va se développer contre
ceux qui se moquent à l’extérieur de la prison. Mais quand
cette force extérieure est inaccessible pour pouvoir s’y
affronter, colère et hostilité se retournent contre l’intérieur.
L’état de chaos a fait des factions un refuge pour ceux qui
ressentent le besoin de faire partie de quelque chose et d’être
en sécurité. La polarisation a été très forte ;
l’absence de nos deux pères - Yasser Arafat et Sheikh Ahmad
Yassin - a créé un vide et a permis au chauvinisme factionnel et
aux tendances doctrinaires de se mettre au premier plan.
Cela ne veut pas dire que la situation des
Palestiniens est unique. Peu de pays ont échappé à la violence
interne au sein de leur communauté alors qu’ils devaient
s’affronter à une puissance extérieure. En matière
sociopolitique, diviser et régner s’associent dans une stratégie
politique, militaire et économique appliquée par une puissance
qui veut s’imposer pour longtemps, cette stratégie fait éclater
les concentrations importantes de pouvoir en morceaux qui,
individuellement, sont plus faibles que la puissance optant pour
cette stratégie.
De nombreux régimes coloniaux ont procédé ainsi
en aidant et favorisant ceux qui étaient disposés à coopérer
avec eux, souvent en leur donnant pouvoir et richesse mais en
rendant leurs avantages personnels tributaires du régime
colonial.
Actuellement, l’armée et les médias américains
créent une opposition entre musulmans chiites et sunnites.
Quand les Britanniques régnaient sur le Soudan,
ils ont limité le passage entre le nord et le sud. Ils ont aussi
négligé de développer le sud du Soudan et de faire rentrer des
Soudanais du sud dans le gouvernement. Les disparités entre le
nord et le sud ont favorisé la première et la seconde guerre
civile soudanaise.
Quand la Belgique a pris le pouvoir en 1916, elle
a défini comme « Tutsi » toute personne ayant plus de
dix vaches ou un long nez, alors qu’être « Hutu »
voulait dire qu’on avait moins de dix vaches ou un nez camus. La
séparation socioéconomique entre Tutsis et Hutus s’est
poursuivie après l’indépendance et a été un facteur majeur
dans le génocide rwandais.
En Afrique du Sud, le parti nationaliste régnant
a élaboré une politique secrète pour impulser et fomenter la
violence entre les groupes noirs afin de détourner leurs attaques
contre les Blancs et d’empêcher un front uni des Noirs contre
les Blancs. Il y a eu la vilaine méthode du « supplice du
collier » où l’on met le feu à des pneus, comme type de
punition infligée dans les townships aux Noirs suspectés
d’avoir collaboré avec l’ancien gouvernement blanc
d’apartheid.
Bref, la guerre, partout, est un jeu très sale ;
elle peut salir même les mains de ceux qui n’ont pas choisi
d’y participer.
Le gouvernement démocratiquement élu est
maintenant dissous. Le monde qui a boycotté les Palestiniens tous
ces 17 mois verse maintenant des larmes de crocodiles sur « Gaza
aux mains du Hamas » et a vite approuvé le gouvernement
« modéré » nouvellement désigné, alors qu’il
n’a aucun soutien populaire. Dans un proche avenir, ce
gouvernement négociera en notre nom l’institutionnalisation de
l’occupation au lieu de la faire cesser, et Gaza sera transformée
en une colonie pénitentiaire, comme l’Ile du Diable pour les
« rejectionnistes » qui s’opposent aux plans israélo-américains
pour notre avenir.
Ceux qui nous mettent en garde contre un Etat
islamique et l’extrémisme à Gaza, c’est-à-dire contre les
gens qui agissent pour les droits des Palestiniens et essaient réellement
d’empêcher le vol ultime de la Palestine à son peuple par Israël,
souhaitent pour nous un régime élitiste, autocratique,
d’hommes d’affaires et d’entrepreneurs, soutenu par les Américains
et bien en phase avec les structures des puissances financières
et économiques internationales. Ils sont prêts à monopoliser
l’agenda national des Palestiniens et à dévoyer notre démocratie.
Maintenant, des actes de vengeances et de vandalisme se déroulent
en Cisjordanie et il semble que personne ne cherche à les arrêter.
L’appel du Hamas au dialogue et pour une commission d’enquête
a reçu un refus présidentiel, alors que dans le même temps, se
manifestent une volonté et un désir présidentiels pour engager
le dialogue avec l’occupant israélien qui assassine notre
peuple chaque jour.
Quel remède à toute cette douleur ? Nous
avons besoin d’une direction de Palestiniens, et pour les
Palestiniens, qui pourra nous mener à la guérison et à la réconciliation
et faire cesser tout acte de vengeance, effacer les traces et
l’intolérance ; une direction qui protégera nos
combattants pour la liberté de l’acte meurtrier.
La Palestine ne peut pas être opprimée pour
toujours ; un système où les Palestiniens qui abandonnent
leurs droits sont récompensés pendant que ceux qui combattent
pour ces droits sont punis ne prospèrera pas indéfiniment ;
si cela continue, les Palestiniens s’engageront simplement dans
un plus grand militantisme. L’invalidation des résultats électoraux
par les milices est source de violence et d’instabilité.
C’est ce qui est arrivé en Algérie au début des années 90,
et ce fut la cause d’une instabilité et d’une souffrance
humaine qui durent encore aujourd’hui.
Les Palestiniens ont un sens très fin et très
aigu de la dignité car nous combattons contre un ennemi
oppressant. Même la Nakba et la Naksa n’ont pu altérer ce sens
de la dignité. La résistance des Palestiniens contre les Israéliens
nous a inculqué la notion d’objectif, la notion du respect de
soi-même et d’un très grand amour propre. Ce qui s’est passé
à Gaza a blessé notre dignité nationale, profondément, et
cette blessure ne guérira pas tant que nous ne serons pas réconciliés,
que nous n’aurons pas surmonté nos comportements doctrinaires
et nos révocations polémiques, que nous ne travaillerons pas
ensemble à notre projet de libération nationale.
Samah Jabr est psychiatre en Palestine occupée.
Après la Norvège où elle a participé début mai à une conférence
sur la santé mentale dans les situations humanitaires, elle est
allée en tournée en Afrique du Sud parler de la situation en
Palestine. De retour à Jérusalem, elle travaille à une pièce
de théâtre. On peut la contacter à l’adresse : samahjabr@hotmail.com
Texte reçu de l’auteur par les Amis de Jayyous
- publié aussi dans le Palestine Times -
traduction : JPP pour les Amis de Jayyous
|