Cuba
Les contradictions de la bloggeuse cubaine
Yoani Sánchez (1/3)
Salim Lamrani
Salim Lamrani
Lundi 30 novembre 2009
Le 7 novembre 2009, les médias occidentaux ont consacré
un large espace à la bloggeuse cubaine Yoani Sánchez. La
nouvelle en provenance de La Havane au sujet de l’altercation
entre la dissidente et les autorités cubaines a fait le tour du
monde et a rapidement occulté le reste de l’actualité.
Sánchez a raconté en détail sa mésaventure
sur son blog et dans les médias. Ella a ainsi affirmé avoir été
arrêtée en compagnie de trois de ses amis par « trois
inconnus trapus » lors d’un « après-midi chargé de coups,
de cris et d’insultes2 ».
Elle explique ensuite son histoire qui
s’apparente à un véritable calvaire :
« Les
« agresseurs » ont appelé une patrouille qui a emmené les deux
autres filles […].
J’ai refusé de monter dans la Geely [et] […] s’en est
suivie une rouée de coups et de bousculades. Ils m’ont portée,
la tête en bas, et ont essayé de me fourrer dans l’auto. Je me
suis agrippée à la porte. J’ai pris des coups sur les jointures
de mes mains. J’ai réussi à prendre un papier que l’un
d’entre eux portait dans sa poche et
l’ai mis dans ma bouche. Nouvelle rouée de coups pour que je
rende le document.
Orlando se
trouvait déjà dedans, immobilisé par une clé de karaté qui le
tenait avec la tête plaquée au sol. L’un des hommes a mis son
genou sur ma poitrine pendant que l’autre, depuis le siège
avant, me tapait sur les reins et la tête pour que j’ouvre la
bouche et que je lâche le papier. Pendant un moment, j’ai pensé
que je ne sortirai jamais de cette voiture. « C’est fini, Yoani »,
« Fini les conneries » disait celui assis à côté du chauffeur
qui me tirait des cheveux. Sur le siège arrière, un spectacle
bizarre se déroulait : mes jambes vers le haut, mon visage rougi
par la tension et mon corps endolori. De l’autre côté, Orlando
réduit par un pro de la raclée. Je n’ai pu que viser ses
testicules, à travers son pantalon, dans un acte désespéré. J’ai
enfoncé mes ongles, en supposant qu’il continuerait à m’écraser
la poitrine jusqu’au dernier souffle. « Tue-moi d’une bonne
fois », je lui ai crié avec ce qui restait de ma dernière
inhalation. Celui de l’avant a alors averti le plus jeune :
« Laisse-la respirer ».
J’entendais
Orlando haleter pendant que les coups continuaient à pleuvoir.
J’ai calculé la possibilité d’ouvrir la porte et de sauter
dehors, mais il n’y avait pas de poignée à l’intérieur. Nous
étions à leur merci, mais entendre la voix d’Orlando me
redonnait du courage. Il m’a dit après que cela avait été la
même chose pour lui : mes mots entrecoupés lui disaient « Yoani
est encore vivante ». On nous a laissés étalés et endoloris dans
une rue de La Timba. Une femme s’est approchée « Qu’est-ce qui
vous est arrivé ? »… « Un enlèvement », j’ai réussi à dire. Nous
avons pleuré, dans les bras l’un de l’autre, au milieu de la
rue. Je pensais à Teo. Mon Dieu, comment vais-je lui expliquer
tous ces bleus ? Comment vais-je lui dire qu’il vit dans un pays
où se passent des choses pareilles ? Comment le regarder et lui
raconter que sa mère a été agressée en pleine rue car elle écrit
un blog et met ses opinions en octets ? Comment lui décrire
l’expression despotique qui animait ceux qui nous ont mis de
force dans cette voiture, le plaisir que l’on voyait sur leur
visage quand ils nous battaient, quand ils soulevaient ma jupe
et me traînaient à moitié nue jusqu’à la voiture3 ».
Les Etats-Unis (où Yosvanis Valle, un ressortissant
cubain de 34 ans, avait été exécuté 48 heures plus tôt portant
ainsi à 42 le nombre d’exécutions pour l’année 20094)
ont fait part de leur « profonde préoccupation », par le
biais du porte-parole du Département d’Etat Ian Kelly. « Nous
continuons de prendre des nouvelles de la santé personnelle et
de l'accès aux soins médicaux de Yoani Sanchez », a-t-il
ajouté5.
Contradictions
Les propos de Yoani Sánchez sont
terrifiants et suscitent immédiatement la sympathie du lecteur
et de la compassion à l’égard de la victime. Néanmoins, il est
inévitable de relever certaines contradictions qui jettent une
ombre sur la crédibilité d’un tel récit.
Le 9 novembre 2009, trois jours après sa
mésaventure, Yoani Sánchez a reçu chez elle la presse étrangère
pour relater l’incident. Première surprise pour les journalistes
internationaux, exprimée par le correspondant de la BBC à La
Havane Fernando Ravsberg : malgré les « coups et les
bousculades », « les coups sur les jointures de [ses] mains »,
la « nouvelle avalanche de coups »,
le « genou sur [sa] poitrine », les coups « sur
les reins et la tête », le tirage de « cheveux »,
« le visage rougi par la tension et le corps endoloris »,
les « coups qui continuent à pleuvoir », et « tous ces
bleus » évoqués par la bloggeuse cubaine6,
Ravsberg note que Sánchez « n’a pas d’hématome, de marques ou
de cicatrices7 ». Les images de la chaîne
étasunienne CNN, qui a également interviewée la bloggeuse,
confirment les propos du journaliste britannique. De plus, le
correspondant de CNN prend des précautions oratoires et insiste
sur la souffrance « apparente » de Sánchez (elle utilise
une béquille pour se déplacer) 8. Selon l’Agence
France Presse, qui relate l’histoire en prenant soin de
clarifier qu’il s’agit de la version de Sánchez en titrant
« Cuba: la bloggueuse Yoani Sanchez dit avoir été frappée et
brièvement détenue », la bloggeuse « n’a pas été blessée9 ».
Interrogée à ce sujet par la BBC, Yoani
Sánchez tente d’expliquer cette contradiction. Selon elle, les
marques et les hématomes sur le visage et le corps ont
réellement existés mais se sont estompés depuis. « Durant
tout le week-end, j’ai eu la pommette et l’arcade enflées ».
Toutes ces traces ont disparu... dès le lundi matin à l’arrivée
du premier journaliste étranger. En revanche, des hématomes et
« plusieurs traces » subsistent, affirme-t-elle, mais …
« sur les fesses surtout et malheureusement je ne peux pas
vous les montrer », a-t-elle expliqué10.
Sánchez n’a pas précisé non plus les
raisons pour lesquelles elle n’a pas daigné photographier les
hématomes et les marques sur son visage juste après l’incident,
quand ceux-ci étaient encore visibles, ce qui aurait constitué
une preuve irréfutable de la violence policière à son égard.
Quant aux cheveux qui lui auraient été arrachés, ce qui n’est
absolument pas visible sur les photos et les vidéos, son
explication est simple : « J’ai perdu beaucoup de cheveux
mais dans cette chevelure abondante, cela ne se voit pas11 ».
Sur son site et lors d’un entretien radio,
Sánchez parle de « séquestration au pire style de la camorra
sicilienne », donnant l’impression qu’elle avait été retenue
pendant plusieurs heures12. Or, dans son interview
accordée à la BBC, lorsque le journaliste se fait insistant et
que des précisions lui sont demandées, la bloggeuse avoue qu’en
réalité l’incident a duré en tout et pour tout « 25
minutes ». Par ailleurs, Sánchez affirme que l’arrestation a
eu lieu « en plein jour à 17h45 au centre de La Havane,
face à un arrêt de bus plein de gens ». Pourtant la presse
occidentale n’a pas réussi à trouver un seul témoignage, même
anonyme, pour confirmer les propos de la bloggeuse et attester
ainsi de la véracité de ses dires13. De la même
manière, aucune des personnes accompagnant Yoani Sánchez n’a
voulu répondre aux sollicitations d’interviews des médias
occidentaux, les renvoyant à la bloggeuse, chargée de parler au
nom de tous.
Par ailleurs, il semble surprenant et
illogique que les autorités de La Havane aient décidé de
maltraiter publiquement une dissidente aussi médiatique que
Yoani Sánchez, sachant pertinemment qu’un tel acte déclencherait
immédiatement un scandale international. A priori, il existe
d’autres moyens bien plus efficaces et beaucoup plus discrets
pour intimider des opposants.
Enfin, Sánchez s’empêtre dans de nouvelles
contradictions en tentant d’éclairer les zones d’ombre que
comporte son témoignage. Ainsi, elle a expliqué que sa
résistance serait due au fait que les agents en civil « ne se
sont pas identifiés en tant qu’autorité. Je me serais comportée
différemment s’il s’agissait d’un agent en uniforme. Je leur ai
demandé d’appeler la police. Ils ont téléphoné et une patrouille
a emmené les deux autres filles et nous a laissé avec Orlando
entre les mains des autres14 ». Or dans
son blog, elle certifie que la police est arrivée au début de
l'interpellation, mais cela ne l’aurait pas empêché de résister
à ce qui s’apparente de plus en plus - s'il y a réellement eu
une interpellation -
à un contrôle d’identité par des policiers en civil, qu’à
un lynchage public.
En un mot, aucun élément ne permet de corroborer les
propos de Yoani Sánchez, aucun autre témoignage n’est disponible
y compris ceux des personnes qui l’accompagnaient. Il faut donc
se fier à la seule version de la bloggeuse qui est parsemée de
contradictions. Au vu de ces éléments, il est impossible de ne
pas mettre en doute les propos relatés par la célèbre internaute
cubaine.
Une comparaison s’impose. Les médias occidentaux ont
accordé, en à peine 72 heures, plus d’espace à Yoani Sánchez au
sujet de son incident avec les autorités, qu’à tous les crimes
commis (plus d’une centaine d’assassinats, autant de cas de
disparition et d’innombrables actes de torture et de violence)
par la dictature militaire dirigée par Roberto Micheletti depuis
le 27 juin 2009. Décidément, Sánchez n’est pas une simple
bloggeuse critique d’un système comme elle veut bien le faire
croire.
A suivre :
-
« Retour sur le phénomène Yoani Sánchez »
(2/3)
- « La cyberdissidence » (3/3)
Notes
1
Andrea Rodríguez, « Cuban Blogger Says She Is Briefly
Detained », The Associated Press, 7 novembre 2009.
2
Yoani Sánchez, « Secuestro estilo camorra », Generación Y,
8 novembre 2009. http://www.desdecuba.com/generaciony/ (site
consulté le 15 novembre 2009).
3
Ibid. (version française du blog)
4
Agence France Presse, « Texas executes Cuban-born gang
member », 11 novembre 2009.
5
Le Monde, « Cuba: les USA indignés par les mauvais
traitements infligés à des blogueurs », 10 novembre 2009
6
Yoani Sánchez, « Secuestro estilo camorra », op. cit.
7
Fernando Ravsberg, « Ataque a blogera cubana, ¿cambio de
política », BBC Mundo, 9 novembre 20009.
8
CNN, « Yoani Sánchez golpeada en La Habana », 9 novembre
2009.
http://www.youtube.com/watch?v=umu5f6kdUhI&feature=player_embedded
(site consulté le 15 novembre 2009).
9
Agence France Presse, « Cuba: la blogueuse Yoani Sanchez
dit avoir été frappée et brièvement détenue », 7 novembre 2009.
10
Fernando Ravsberg, « Ataque a blogera cubana, ¿cambio de
política », op. cit.
11
Ibid.
12
Yoani Sánchez, « Secuestro estilo camorra », op. cit. ;
Youtube, « Entrevista
a Yoani Sánchez tras la golpiza que recibió por parte del
Gobierno Cubano », 9 novembre 2009.
http://www.youtube.com/watch?v=7CzDEAZqmtM&feature=related
(site consulté le 15 novembre 2009).
13
Fernando Ravsberg, « Ataque a blogera cubana, ¿cambio de
política », op. cit.
14
Ibid.
Salim Lamrani est enseignant chargé de
cours à l’Université Paris-Sorbonne-Paris IV et l’Université
Paris-Est Marne-la-Vallée et journaliste français, spécialiste
des relations entre Cuba et les Etats-Unis. Son nouvel ouvrage
s’intitule Cuba. Ce que les médias ne vous diront jamais
(Paris : Editions Estrella, 2009).
Contact :
lamranisalim@yahoo.fr
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