Cuba
L'infamie
des bons
Salim Lamrani
Salim Lamrani
11 octobre 2008
Compte rendu de “Double Morale. Cuba, l’Union européenne et les
droits de l’homme », de Salim Lamrani, Editions Estrella, Paris,
2008.
Santiago Alba Rico
Ce qu’on ne pardonne pas à la Cuba révolutionnaire depuis le
début, ce qu’on lui reproche est d’avoir dû se défendre sans
répit. Depuis 1959, en effet, Cuba a dû se défendre d’invasions,
de blocus, d’attentats terroristes et d’ingérences
déstabilisatrices ; et elle a également dû se défendre contre
une propagande farouche, aussi agressive qu’insistante, dont la
puissance illumine sans l’ombre d’un doute la grande ignominie
de la petite île. Un pays autant attaqué doit forcément être
mauvais ; un pays tant défendu ne peut être qu’indéfendable. On
ne peut même plus savoir pourquoi on attaque et pourquoi on
défend un pays aussi attaqué et défendu.
On peut juger, en tout cas, de l’illégitimité de cette défense
par la légitimité de l’offensive. On peut juger de la bassesse
des défenseurs par la grandeur des attaquants. Qui attaque
Cuba ? Des gouvernements très puissants qui parlent au nom de la
démocratie et des droits de l’homme ; des gouvernements très
puissants qui parlent au nom de la démocratie et des droits de
l’homme et qui envahissent ou soutiennent l’invasion de nations
souveraines ; des gouvernements qui parlent au nom de la
démocratie et des droits de l’homme et qui tuent pour sauver des
banques et des entreprises pétrolières ; des gouvernements qui
parlent au nom de la démocratie et des droits de l’homme et qui
ordonnent – ou y consentent – les séquestrations de la CIA, les
camps de torture, les prisons secrètes, le contrôle des
téléphones et des communications, la suspension de l’habeas
corpus, le racisme exterminateur des lois migratoires et un
bon nombre de dictatures collaborationnistes ; des gouvernements
très puissants qui parlent publiquement de démocratie et de
droits de l’homme et qui bafouent la démocratie et les droits de
l’homme, et qui le font non pas parce qu’ils sont hypocrites ou
rusés, mais parce qu’ils savent qu’il est autant utile de les
violer que de les invoquer. Pourquoi peuvent-ils parler
publiquement de démocratie et de droits de l’homme ? Précisément
parce qu’ils peuvent les bafouer et les violer
publiquement sans trop d’opposition. Pourquoi croit-on à ce
qu’ils disent et non à ce qu’ils font ? Parce que leurs moyens
pour se faire entendre sont aussi puissants que leurs moyens
pour violer, tuer et détruire. Cuba ne pourra jamais avoir
raison face à une irrationalité aussi irrésistible ; Cuba ne
pourra jamais être juste face à une injustice aussi criminelle.
Salim Lamrani, enseignant et journaliste spécialiste de Cuba,
collaborateur habituel de Rebelión, a très bien compris
qu’une partie de la stratégie de sape de la révolution cubaine
passe par le fait de l’obliger à se défendre sans cesse, afin
que tous ses principes paraissent rhétoriques, ses vérités vides
de sens, ses chiffres gonflés, ses acquis douteux. Face à cette
autolégitimation de l’attaquant – basée sur sa propre capacité à
attaquer –, face à laquelle toute défense se retrouve
délégitimée, il s’agit moins d’insister sur la légitimité de la
révolution que de questionner radicalement la légitimité de ses
détracteurs. C’est ce que fait Salim Lamrani dans Double
Morale. Cuba, l’Union européenne et les droits de l’homme.
Avec un calme très efficace, sans rhétorique, en ayant toujours
recours à des rapports officiels au-delà de tout soupçon, il ose
faire face aux gouvernements européens les plus belligérants
contre Cuba sur leur propre terrain, là où ils se croient le
plus intouchables ou d’où ils prétendent imposer leur doctrine
au reste du monde. Abordant la question la plus difficile, la
plus sensible et également la plus manipulée, l’ouvrage court et
convaincant de Lamrani accumule tant d’accusations contre l’UE
(et, bien sûr, contre les Etats-Unis) qu’apparaît naturellement
aux yeux du lecteur tout ce que la propagande nous cache par le
biais d’artifices et de violences symboliques, à savoir, les
véritables raisons de l’offensive anti-cubaine et, indissociable
de celles-ci, la supériorité positive et manifeste de Cuba – et
pas seulement de manière comparative – dans la défense des
droits de l’homme.
Mais les comparaisons sont vraiment édifiantes et je ne peux pas
résister à l’envie de citer un passage du livre de Lamrani qui,
précisément sous ce titre (« une comparaison édifiante »),
exprime parfaitement aussi bien l’illégitimité morale et
démocratique de l’Union européenne que le talent de l’auteur
pour ordonner des vérités de façon à ce qu’elles puissent être
perceptibles. Pour un compte rendu, la citation est longue ;
pour un résumé judiciaire, elle est trop courte :
« Contrairement aux rapports concernant les pays de l’Union
européenne, Amnesty International n’a rapporté, pour ce qui
concerne Cuba,
• Aucun
cas d’assassinat politique contrairement au Royaume-Uni.
• Aucun
cas de torture ou traitement inhumain contrairement à la
Belgique, à Chypre, à l’Estonie, à la France, à la Grèce, à
l’Italie, à la Lettonie, à Malte, à la République tchèque et au
Royaume-Uni.
• Aucun
cas d’utilisation de preuves obtenues sous la torture
contrairement à l’Allemagne et à Chypre.
• Aucun
cas de disparition contrairement à l’Estonie.
• Aucun
cas d’enlèvement de personnes par les autorités contrairement à
l’Italie.
• Aucun
cas de violation du droit à la vie contrairement à la Suède.
• Aucun
cas d’impunité suite à un crime commis par des agents de l’Etat
contrairement à l’Autriche, l’Espagne, la France, la Grèce,
l’Irlande, l’Italie, le Portugal, la République tchèque et au
Royaume-Uni.
• Aucun
cas de trafic d’êtres humains contrairement à la Grèce et à la
Lituanie.
• Aucun
cas de violence contre les mineurs commises par des agents de
l’Etat, contrairement à l’Estonie, la République tchèque et la
Slovaquie.
• Aucun
cas de violence systématique contre les femmes contrairement à
la plupart des pays européens.
• Aucun
cas de violence contre les minorités contrairement à
l’Allemagne, à l’Estonie, à la France, la Grèce, la République
tchèque, le Royaume-Uni et à la Slovaquie.
• Aucun
cas d’enfants privés d’accès à l’éducation en raison de leur
origine ethnique contrairement à la Grèce, la Hongrie, la
République tchèque, la Slovaquie, la Lettonie, et la Slovénie.
• Aucun
cas d’enfants internés en raison de leur origine ethnique
contrairement à la République tchèque et à la Slovaquie.
• Aucun
cas de stérilisation forcée de femmes issues de minorités
contrairement à la République tchèque et à la Slovaquie.
• Aucun
cas de citoyens déchus de leur nationalité contrairement à la
Grèce et à la Slovénie.
• Aucun
cas d’utilisation de lits-cages pour enfermer les handicapés
mentaux contrairement à la République tchèque.
• Aucun
cas de répression de manifestants contrairement à Chypre et à
Malte.
• Aucun
cas de familles expulsées de leur logement contrairement à la
Hongrie.
• Aucun
cas de violences sur les handicapés contrairement à l’Irlande.
• Aucun
cas de mineurs incarcérés contrairement à l’Espagne, l’Estonie
et l’Irlande.
• Aucun
cas de malades mentaux mis en prison contrairement à l’Autriche,
à l’Irlande et à l’Italie.
• Aucun
cas de suicide en prison contrairement à l’Italie.
• Aucun
cas d’automutilation en prison contrairement à l’Italie.
• Aucun
cas de manque d’attention médicale contrairement à l’Estonie,
l’Italie, et au Royaume-Uni.
• Aucun
cas de violences policières contrairement à la plupart des pays
européens.
• Aucun
cas de suspension des garanties constitutionnelles contrairement
à la France.
• Aucun
cas de traite d’êtres humains contrairement à la Grèce.
• Aucun
cas d’incitation à la haine raciale et à la discrimination par
les autorités contrairement à la Hongrie et à la Lettonie.
• Aucun
cas d’expulsion de demandeurs d’asile contrairement à
l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, Chypre, la France et à la
Grèce ».
Avec un véritable bon sens, Salim Lamrani brandit contre l’UE
une source qu’elle-même reconnaît et utilise, mais le nombre de
violations des droits de l’homme commises dans les pays
européens et non commises à Cuba augmenterait sans aucun
doute si l’on acceptait les dénonciations d’organismes moins
officiellement « indépendants ». Pour les défenseurs des droits
de l’homme, il est clair, en tout cas, non seulement que la
propagande occidentale contre Cuba est dénuée de fondement mais
qu’elle inverse littéralement (conformément à une projection
freudienne consciente et intéressée) le partage des rôles : la
vérité est que pendant que le gouvernement de l’île caribéenne
oriente toute sa politique vers la protection des droits de
l’homme, les gouvernements européens (suivant celui des
Etats-Unis) montrent clairement que les temps – si l’on veut
protéger le capitalisme – ne sont pas aux scrupules juridiques
ni aux simagrées humanistes. C’est pour cela qu’a servi et que
sert encore la propagande contre Cuba ; si elle aide à la faire
tomber, très bien ; sinon, au moins on arrive à camoufler un peu
l’infamie croissante de ceux qui l’attaquent. Après avoir lu le
livre de Salim Lamrani, les atrocités commises par ceux qui les
racontent m’inquiètent beaucoup plus que les bêtises que l’on
raconte sur Cuba ; et l’ingénuité avec laquelle on avale ce que
nous racontent nos journalistes et nos gouvernements sur
eux-mêmes m’inquiètent beaucoup plus que l’ingénuité avec
laquelle on gobe les bobards qu’ils nous racontent sur Cuba.
Après avoir lu le livre de Salim Lamrani, je suis surtout
inquiet de l’horreur de tout ce que les anti-cubains de l’Union
européenne sont en train de faire aux Européens, et du silence
avec lequel nous le supportons sans une plainte. Sur ce point
également les Cubains ont beaucoup à nous apprendre : parce
qu’au moins eux se défendent.
Double Morale. Cuba l’Union européenne et les droits de l’homme
Préface de Gianni
Minà
Editions Estrella
123 pages
Prix : 10€
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lamranisalim@yahoo.fr
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