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CounterPunch
Une
Interview de Robert Fisk par Dan Glazebrook
"Tout comme un mur
est qualifié de barrière, les mercenaires sont appelés des
sous-traitants.”
Robert Fisk
18 avril 2008 Robert Fisk a la réputation bien
méritée d’être un des correspondants étrangers les plus honnêtes
et pugnaces parmi les medias britanniques. Il a travaillé en
Irlande du Nord où il révéla la présence des SAS (forces
spéciales – NDT) au milieu des années 70, ainsi qu’en Bosnie,
Palestine, Irak et Liban. C’est ici, comme témoin au lendemain
du massacre de réfugiés palestiniens organisé par Israël à Sabra
et Chatila en 2000 que son journalisme prit sa forme actuelle :
coléreux, passionné, et comme il le dit lui-même « partial du
côté des victimes » - un style de journalisme qui,
malheureusement, n’est pas très répandue parmi la profession. Au
milieu des flots de mensonges et propagande émis par les médias
au sujet de la politique Britannique et Etats-unienne au Moyen
Orient, les écrits de Fisk constituent une bouffée d’air frais -
même si la réalité sordide qu’il décrit n’en fait pas une
lecture agréable. Lorsque
j’ai rencontré Fisk au Christchurch College, entre une
conférence à Bristol et une autre au Festival Littéraire
d’Oxford – apparemment sans un moment de répit – nous avons
commencé à parler du rôle du journalisme en temps de guerre. Je
lui ai d’abord demandé si le journalisme, en aseptisant ou en
justifiant la guerre, ne jouait pas un rôle dans son
déclenchement.
Il y a plusieurs choses. Avant tout, il y a
l’incapacité chez de nombreux journalistes aux Etats-Unis à dire
la vérité sur la situation Israelo-palestinienne. Ainsi, des
territoires occupés sont appelées des territoires disputées, un
mur est qualifié de barrière de sécurité, une colonie est
appelée un voisinage ou un campement. Ce qui signifie que si
vous voyez un Palestinien jeter une pierre, et s’il s’agit d’une
occupation, là vous comprenez son geste. Mais s’il s’agit d’une
« litige », qui pourrait être réglée autour d’une bonne tasse de
thé, alors les Palestiniens apparaissent comme des êtres
intrinsèquement violents. Vous rabaissez ainsi une des parties
de ce terrible conflit.
Puis il y a ce que la télévision ne veut pas
montrer pour des raisons soi-disant de « mauvais goût ». Je me
souviens d’un coup de fil, avec un rédacteur de la télévision à
Londres, lorsqu’on avait demandé à la chaine Al Jazeera quelques
images sur des enfants tués et blessés par des tirs d’obus
britanniques à Bassorah. Le type s’est mis à dire « inutile
de nous envoyer ces images, nous ne pouvons pas les montrer ».
La première excuse fût « les gens seront en
train de boire leur thé, alors on ne peut pas montrer ces images ».
Puis ensuite l’excuse est devenue « c’est comme
pour la pornographie, ce n’est pas montrable ». Puis il a
terminé par dire – c’est vraiment incroyable d’entendre de
telles choses – « il faut respecter les morts ».
Eh oui, on ne montre aucun respect pour eux lorsqu’ils sont
vivants, on les fait d’abord exploser en mille morceaux et
ensuite il faut leur montrer du respect. A cause de cela – et
tous les généraux à la retraite en train de pontifier bien à
l’abri – tout ça devient un jeu. Vous commencez par répandre
l’idée que la guerre est d’abord une affaire de victoire ou de
défaite - alors qu’en fait c’est une affaire de mort et de
douleurs immenses.
J’étais en Irak en 1991, lorsque les
Britanniques et les Américains ont bombardé une autoroute. Il y
avait des femmes et des enfants morts et déchiquetés, et tous
ces chiens ont surgi du désert et ont commencé à les manger. Si
vous aviez vu ce que j’ai vu, il ne vous viendrait jamais à
l’idée de soutenir une guerre quelle qu’elle soit, contre qui
que ce soit.
Evidemment, les politiciens – nos dirigeants –
sont très heureux que ces images ne passent pas, parce qu’ainsi
ils rendent la guerre plus séduisante, moins pénible.
Est-ce qu’il arrive que le
public Britannique voie des images plus réalistes de la guerre ?
Si un soldat irakien a l’extrême obligeance de
mourir au bord de la route dans une pose romantique, et que vous
pouvez le photographier devant un soleil couchant et sans trop
de chair sanguinolente – vous savez, avec un commentaire du
genre « le prix de la guerre : un soldat irakien
mort », ce genre de commentaire, alors oui, vous pouvez la
montrer. Mais ça s’arrête à peu près là.
Les standards journalistiques sont en train de
dégénérer dans d’autres domaines aussi. Je regardais les
informations il y a quelques semaines, et j’ai été choqué de
voir Yassin Nassari et Abdul Patel qualifiés par la BBC de
« terroristes » - pas « accusés » ou « soupçonnés », mais
carrément de « terroristes », alors que les seules charges
retenues contre eux sont en rapport avec la « possession de
matériel » (littérature islamiste et vidéos) et qu’ils n’ont
même pas été accusés de planifier des attaques terroristes,
encore moins de les réaliser. On dirait que le mot
« terrorisme » est devenu un attrape-tout.
J’ai vu des cas aux Etats-Unis où la preuve du
terrorisme était un exemplaire d’un journal libanais.
J’ai récemment eu un exemple intéressant de ce
qui est en train de se passer. Je donnais une conférence à
Ottawa devant 600 canadiens musulmans, et je leur ai dit « vous
avez absolument raison de profiter de votre liberté d’expression
pour critiquer les Etats-Unis et Israël lorsqu’ils assassinent
des gens, lorsqu’ils torturent, lorsqu’ils occupent des terres,
mais pourquoi est-ce que je ne vous entends jamais critiquer les
régimes en Egypte, en Syrie, en Lybie etc ? » Silence total.
Je ne comprenais pas.
Vous avez une explication ?
Plus tard, je traversais le Canada en voiture
avec deux musulmans et ils m’ont expliqué. Au Canada, s’ils
s’exprimaient contre ces régimes, ces derniers ont leurs propres
agents au Canada, des agents de la sécurité, qui font ensuite
passer le message au pays que certaines personnes critiquent
Moubarak ou Assad, ou n’importe qui. Ensuite, dans le cadre des
nouvelles relations amicales entre les différents services
secrets, le régime syrien ou égyptien appelle les canadiens pour
leur signaler un terroriste potentiel – un opposant au régime,
n’est-ce pas ? – et la CSIS, qui est la version canadienne du
FBI, commence à les surveiller. Ainsi, en exerçant leur liberté
d’expression contre des dictatures, ils deviennent des suspects
de terrorisme aux yeux de leur pays d’accueil. Le résultat est
qu’ils se taisent. A leur place, je ferais la même chose.
Que dire du silence des
autres, de tous ceux qui ont moins d’excuses ? Avec un nombre
chaque jour plus faible de manifestants contre la guerre,
avons-nous oublié ce qui se passe dans ces pays qui souffrent de
la « libération » occidentale ?
Il faut sans cesse leur répéter « mais
c’est réel » parce que la plupart des gens en occident n’ont
aucune expérience de la guerre. Aucun de nos dirigeants
politiques n’a eu une expérience de guerre. Bush l’a esquivé.
Cheney l’a esquivé. Powell était au Vietnam, mais il est parti.
Leur seule expérience de la guerre, c’est Hollywood. Alors
lorsque vous envoyez des gens faire la guerre, et que votre
expérience se limite à Hollywood, vous pouvez vous retrouver un
tantinet choqué de les voir mourir. Pour eux, la guerre n’a rien
de concret.
Mais elle n’est que trop concrète pour les
habitants du Moyen Orient, qui subissent depuis des décennies
les guerres éclaires et les massacres initiés par l’Occident –
depuis l’exode des palestiniens en passant par l’invasion du
Liban par Israël en 1982, l’armement de l’Irak par les
Etats-Unis pendant la guerre de 8 ans contre l’Iran, la "guerre"
du Golfe en 1991, puis les sanctions économiques génocidaires de
l’ONU contre l’Irak – sans parler du soutien occidental aux
dictatures en Egypte, en Arabie Saoudite, au Koweït. Fisk a été
témoin de tous ces événements, et il pense que le monde musulman
a fait preuve d’une incroyable retenue devant tant d’oppression.
Ce qui m’étonne c’est que le 11 Septembre n’ai
pas eu lieu plus tôt. Peut-être parce que l’opération a demandé
beaucoup de préparation, je ne sais pas, mais je suis étonné de
voir qu’on peut aller frapper à n’importe quelle porte en
Cisjordanie et ne pas recevoir une baffe. Au lieu de ça, ils
vous offrent un café ou à manger. Imaginez le contraire, que
nous soyons bombardés et occupés par des pays arabes et qu’un
journaliste arabe vienne gentiment bavarder avec nous, je ne
sais pas si nous ouvririons la porte. Vous le feriez, vous ?
La véritable étendue de
l’occupation de l’Irak et de l’Afghanistan est masquée par le
recours massif aux mercenaires, qui ne sont pas inclus dans les
chiffres sur les troupes. Certaines estimations parlent de 1000
mercenaires tués, rien qu’en Irak. Fisk est l’un des rares
journalistes à les appeler par leur nom, au lieu d’utiliser
l’euphémisme « sous-traitant ».
De la même manière qu’un mur est qualifié de
barrière, une colonie de campement, les mercenaires sont devenus
des sous-traitants. Moi je les ai toujours appelé mercenaires.
Lorsqu’ils annoncent que deux « sous-traitants » ont été
assassinés, la première image qui vous vient à l’esprit n’est
pas celle de types circulant dans une Humvee
lourdement armée, n’est-ce pas ?
Quelle expérience avez-vous
de ces mercenaires ?
Je les ai remarqués en 2003, ils ont commencé à
se pointer bardés de ceintures de munitions, dans l’hôtel où je
me trouvais. Il était évident qu’ils allaient attirer
l’attention et devenir des cibles. Alors je suis allé en voir
quelques uns et je leur ai dit « écoutez, vous
ne pourriez pas laisser vos armes dans les chambres ? » - à
cette époque, on ne se faisait pas d’être attaqué dans la rue –
« vous êtes en train de transformer cet endroit
en un campement militaire – vous vous mettez en danger et vous
nous mettez en danger ». Alors ce type s’est approché de
moi, en tenant deux fusils, il avait entendu la conversation, et
il me dit « quand tu seras dans le pétrin mon
pote, ne viens pas nous appeler à l’aide. » J’ai répondu « je
n’en veux pas de votre putain d’aide, je veux que vous partiez. »
Mais ils ne sont pas
partis. Et la grande excuse de leur présence aujourd’hui, bien
sûr, c’est la menace d’une guerre civile. La « théorie de la
guerre civile » joue-t-elle un rôle dans cette occupation ?
La première personne que j’ai entendu parler
d’un danger de guerre civile en Irak était Dan Semor,
porte-parole de la puissance occupante dans la Zone Verte en
août 2003. Personne n’avait entendu parler d’un danger de guerre
civile auparavant, aucun irakien n’en avait parlé. Je me
souviens d’avoir pensé « qu’est-ce qu’ils
essaient de faire ? Effrayer les irakiens pour les rendre
dociles ? »
Je ne suis pas en train de suggérer que l’armée
américaine tente de créer des conflits sectaires, mais il n’est
pas impossible que certaines organisations – composées ou non
d’irakiens – tentent de faire en sorte que les milices se
battent entre elles plutôt que de se battre contre les
américains. Les Français l’ont fait en Algérie, c’est un fait.
Je ne sais pas si c’est la même chose en Irak, mais étant donné
tout ce qui s’y passe, meurtres, tortures, etc, qui sait ?
Mais vous n’avez pas besoin de piéger des
voitures pour obtenir ce résultat. Regardez les cartes publiées
par les journalistes, vous savez, les Chiites en bas, les
Sunnites au milieu et les Kurdes tout en haut. Les Britanniques
ont fait la même chose en Irlande – vert pour les catholiques,
orange pour les protestants, une couleur mitigée pour les zones
mixtes, là où les gens étaient assez inconscients pour se marier
entre différentes religions… Par contre, nous ne publions pas de
cartes ethniques pour les villes comme Birmingham, Bradford ou
Washington. Je pourrais vous dessiner la carte ethnique de
Toronto, avec la banlieue de Mississauga en vert pour les
musulmans, mais elle ne serait pas publiée parce que dans nos
sociétés supérieures occidentales nous refusons de reconnaitre
certains faits. Dans nos sociétés, nous passons notre temps à
pointer du doigt les autres. J’étais à New York il y a quelques
mois, et en couverture du magazine Time il y
avait « comment reconnaitre un Chiite d’un
Sunnite. » Incroyable, non ? Et un des moyens présentés
était d’examiner la plaque d’immatriculation de la voiture.
C’est ainsi que nous alimentons les tensions en répétant sans
cesse « regardez ce type du village d’à côté ».
Ainsi vous n’avez pas besoin de faire sauter des voitures pour
monter les gens les uns contre les autres, vous pouvez le faire
assez efficacement en répétant simplement « guerre civile »,
« Chiites », « Milices », « Sunnites », « pouvoir »… Ainsi, vous
créez la narrative. Ensuite, petit à petit, les gens finissent
par y adhérer parce que c’est la seule qu’ils entendent.
Un jour j’ai demandé au frère d’un dentiste
sunnite qui avait été tué par balles, « Alors,
y’aura-t-il une guerre civile ? » Il m’a répondu, « Pourquoi
voulez-vous que nous ayons une guerre civile ? Je suis marié à
une chiite. Vous voulez que je tue ma femme ? » Il dit « Nous
ne sommes pas une société sectaire, nous sommes une société
tribale, les Duleimis sont composés de nombreux Sunnites ET
Chiites. » C’était là une réaction à une idée qui avait été
lancée par Dan Senor, le porte parole officiel de la puissance
occupante.
Malheureusement, les
clivages sectaires sont en train de devenir de plus en plus nets
en Irak, avec l’armée US en train de construire des murs pour
séparer les ghettos à Bagdad, et avec les Kurdes dans le nord en
train de négocier leurs propres affaires dans le pétrole. La
solution imposée par l’Occident à la Bosnie fut le partage
ethnique total. Est-ce que ce sera la même chose pour l’Irak ?
La Bosnie était en Europe, alors nous avons fini
par mettre fin à la guerre. L’Irak, c’est différent. Nous sommes
en Irak pour le pétrole. Si la production principale de l’Irak
avait été les asperges, je vous assure que nous n’y aurions pas
mis les pieds.
Il y a des similitudes avec la Bosnie, comme par
exemple l’indifférence à l’égard du sort des musulmans – nous
n’avons rien fait pour eux avant que la guerre n’en ait emporté
250.000 – et nous nous fichons aussi des Irakiens. Mais il y
aussi de grandes différences avec la Bosnie. Je pense qu’on
trouve plus de similitudes avec la guerre OTAN-Kosovo Serbe, par
exemple. C’est là que nous avons habitué les gens à accepter
l’idée que nous pouvions bombarder des trains civiles sur un
pont, bombarder des hôpitaux, des stations de télévision, que
cela n’avait rien de répréhensible. Alors, lorsque nous
bombardions un bon paquet de civils irakiens, ça devenait « ben
quoi ? C’est bien ce que nous faisions en Serbie, non ? »
Ils ont bombardé Al Jazeera à Kaboul, ils ont bombardé Al
Jazeera à Bagdad, qui n’était même pas une station irakienne. Je
pense que la guerre du Kosovo a été le point de départ de notre
acceptation de tels actes.
Quels que soient les plans
futurs de l’occupant pour l’Irak, et quels que soient les
barbaries qui seront infligés, une chose est certaine, l’avenir
de leur pays n’est pas totalement entre leurs mains. Mais même
avec l’organisation à grande échelle de violences sectaires dans
les années 50 en Algérie, les français ont fini par partir. Le
dilemme pour les Etats-Unis en Irak, comme le dit Fisk, est « ils
doivent partir, ils vont partir, mais ils ne peuvent pas partir
– c’est le genre d’équation qui transforme le sable en sang ».
Pour ceux qui voudraient comprendre ce processus et ce qu’il en
coûte en termes humains, plutôt que d’avaler leurs mensonges,
les reportages de Robert Fisk constituent un bon point de départ
Dan Glazebrook écrit pour le
journal Morning Star et est l’un des coordinateurs de la branche
britannique de l’Union Internationale des Parlementaires pour la
Palestine.
danglazebrook2000@yahoo.co.uk
Traduction VD pour le Grand Soir
http://www.counterpunch.org/glazebr...
© LE GRAND SOIR - Diffusion autorisée et même encouragée. Merci
de mentionner les sources.
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