Opinion
« Rififi à Beyrouth »
Le Liban au milieu
de la tourmente arabe
Robert Bibeau
Dimanche 30 janvier 2011
1. Le modèle libanais
Par l’analyse concrète d’une situation
concrète, politique, économique ou militaire, l’observateur
cherche à connaître les protagonistes, les forces, les
faiblesses et les objectifs stratégiques de l’acteur dominant,
mais il est indispensable qu’il se préoccupe également de bien
connaître les forces, les faiblesses et les objectifs
stratégiques de l’autre camp, ce qui fait défaut le plus
souvent.
Les États-Unis
d’Amérique ne sont pas aussi puissants qu’il n’y paraît et il
n’est pas exact de prétendre que l’empire déclinant, son
agressif petit satellite israélien, leurs alliés saoudien et
égyptien décident seuls du sort des peuples arabes. Ce qui
survient présentement en Tunisie, en Égypte et au Liban en sont
des démonstrations évidentes.
Depuis des années
un tout petit peuple, encadré par un ensemble d’organisations
patriotiques déterminées, muni d’une conscience politique
anti-impérialiste et anti-sioniste bien aiguisée tient tête à
cette « Sainte-alliance ». Bien avant la « Révolution du
Jasmin » (1), le « Mal-vivre algérien », le « Printemps
égyptien » et les autres soulèvements arabes pour le pain, le
travail, la liberté et la dignité, le peuple libanais avait
amorcé sa libération. C’est la raison pour laquelle ce petit
pays fait l’objet d’autant « d’attention » de la part du
satellite sioniste américain et que ce dernier peut compter sur
le soutien en sous-main des dictatures arabes du Levantin. Le
« mauvais exemple » vient parfois des plus petits.
Le Liban est
pratiquement le seul pays arabe dont une partie substantielle du
territoire national est libérée et administrée par les partisans
et dont le gouvernement national officiel ne parvient pas à
reprendre le contrôle, ni même à désarmer la résistance.
Contrôle du territoire et milice populaire sont les conditions
essentielles du succès d’une Révolution du jasmin, d’une
Révolution du Mal-vivre, d’une Révolution égyptienne ou de toute
autre révolution populaire. Le pouvoir est au bout du fusil,
disait un personnage dont j’ai oublié le nom, mais dont Hassan
Nasrallah applique les préceptes sans en être un adepte. Les
zones libérées et armées par la résistance, la conscience
politique et une organisation patriotique déterminée sont les
secrets du modèle libanais.
Nous pouvons
d’ores et déjà constater que les Étatsuniens et les sionistes
israéliens ont renoncé à balkaniser–irakiser (2) le Liban
pour en faire un amalgame de petites principautés scindés sur
une base religieuse ou confessionnelle. La défaite israélienne
de l’an 2000, qui s’est soldée par le retrait humiliant de ses
troupes, puis l’assaut meurtrier de 2006 contre le Sud-Liban où
la soi-disant 4e armée la plus puissante a été
honteusement battue par la résistance libanaise, ont mis fin à
cette chimère de balkanisation du Liban. Il n’est pas requis de
ressortir ce vieil épouvantail que la résistance a contré
définitivement, même si le clan Hariri tente de faire ressurgir
ce fantôme du placard où Sharon, en son temps, a bien dû l’y
remiser après la désintégration de son Armée du Sud- Liban.
2. Le satellite israélien et le
front libanais
Présentement, les sionistes en sont à consolider leur force
intérieure par la judaïsation toujours plus poussée du
territoire conquis et occupé depuis 1948. Ils poursuivent le
nettoyage ethnique de Jérusalem (Al Quds), que les collabos de
l’Autorité de Ramallah auraient souhaité abandonner
définitivement aux sionistes selon des révélations récentes
relayées par la chaîne El Jazzera (3). Se poursuit également le
verrouillage du ghetto de Gaza que l’armée israélienne a
abandonné au Hamas et où un génocide est en cours dans
l’indifférence totale de la soi-disant « communauté
internationale ».
Enfin, dernier
élément des activités anti-palestiniennes de l’État pour les
« juifs » seulement, le nettoyage ethnique contre le peuple
palestinien de Cisjordanie force le regroupement des habitants
dans quelques villes emmurées qui seront bientôt rétrocédées en
gestion exclusive aux gardes-chiourmes – aux « kapos »
palestiniens rassemblée sous l’Autorité de Ramallah –
qui recevront pour leur peine des centaines de millions de
dollars de l’Union européenne. Ce sera l’État palestinien
bantoustan que plusieurs pays à travers le monde s’empressent de
reconnaître symboliquement au grand plaisir du chef des
« kapos », Mahmoud Abbas, et de son ami Avigdor Lieberman, qui
prépare en sous-main un accord intérimaire pour la rétrocession
de ces bagnes à gestion privilégiée par l’Autorité sans autorité
ni légitimité.
Il est vrai que les sionistes
préparent une nouvelle agression contre le Liban, mais ils ne
sont pas pressés de s’y lancer. Avec le soulèvement populaire
égyptien à sa frontière ouest, les marches de protestations en
Jordanie à sa frontière est, le renversement de son allié Hariri
à sa frontière nord, les sionistes en ont plein les mains et
s’inquiètent de leur avenir. Ils doivent d’abord consolider
leurs positions intérieures. De toute façon ce nouvel assaut
contre le Liban s’inscrira en complément à l’attaque que les
Américains préparent contre l’Iran; mais le temps n’est pas
encore venu pour cette guerre contre l’Iran visant à rétablir
l’hégémonie du dollar en coupant la moitié des
approvisionnements mondiaux en hydrocarbures. Tel que nous
l’avons déjà expliqué dans un document précédent, les Américains
doivent d’abord compléter leur retrait d’Irak pour ne pas être
coincés par les milices pro-iraniennes qui vont s’y déchaîner
dès que l’attaque aura débuté. Les Américains doivent également
faire avancer leur réalignement en Afghanistan et forcer des
négociations avec les Talibans dit « modérés » de façon que leur
armée ne se trouve pas prise en souricière entre la résistance
afghane, la résistance pakistanaise et les troupes iraniennes (4).
C’est dan ce
contexte qu’il faut situer les tribulations qui ont cours
présentement à Beyrouth. Depuis quelques années les Américains
ont imaginé créer le Tribunal Spécial sur le Liban (TSL) qui
devait enquêter pour identifier et sévir contre ceux qui ont
assassiné le Premier ministre Rafic Hariri en février 2005 (5).
Depuis lors, tout un rififi entoure
les travaux de ce tribunal international spécial constitué sous
le chapitre VII de la Charte de l’ONU afin de permettre aux
États-Unis et à la France de s’en servir comme cheval de Troie
pour s’ingérer dans les affaires intérieures du Liban.
Cette commission,
avec le concours d’agents politiques et parfois même d’agents
secrets de l’OTAN, sous étiquette onusienne, était payée et
soutenue par l’ex-gouvernement Hariri pour semer la discorde
entre les groupes politiques et les communautés religieuses au
Liban et tenter de coincer la principale organisation de la
résistance, l’isoler des ses alliés et préparer les conditions
pour éventuellement l’écraser et ramener le peuple libanais dans
le giron américano-sioniste. Mais cette machination n’a pas
fonctionné « par la faute » d’un homme politique qui dirige les
destinées du Hezbollah. L’enquêteur Bellemare de la TSL
s’apprête à déposer son rapport et ses actes d’accusation mais
il lui faudra ensuite arraisonner les faux accusés et c’est là
que le bât blesse : comment poursuivre sa mascarade s’il ne peut
même pas aller quérir au Liban les faux accusés après avoir
élargit les faux témoins ?
Examinons maintenant les récents événements qui ont précipité la
chute du gouvernement d’unité nationale que dirigeait Saad
Hariri. Depuis quelques années, s’appuyant sur les accords de
compromis de Taëf (1989 - Arabie Saoudite), qui ont officialisé
la répartition des pouvoirs de l’État du Liban sur une base
religieuse et confessionnelle, la coterie de Saad Hariri,
d’obédience sunnite, faisait la pluie et le beau temps au pays
du Cèdre, même si la communauté sunnite ne représente que 23 %
de la population totale du pays. Pour sa part la communauté
chiite regroupe 37% de la population, les chrétiens et les
druzes formant le 40 % restant (4 millions d’habitants au total
et 300 000 réfugiés surtout palestiniens d’obédience sunnite)
(6).
Disposant d’un
blanc-seing de la part de ses alliés américains et israéliens,
le jeune homme politiquement inexpérimenté se croyait
invulnérable et se permettait même de manigancer des faux
témoignages pour incriminer le Hezbollah dans l’assassinat de
son père en plus d’insulter sans vergogne ses
alliés saoudiens comme l’ont révélé des vidéos rendues publiques
récemment (7).
Le Courant du
Futur, protégé par les Américains et les Israéliens, ne
percevait pas que le Liban changeait sous leurs yeux. Les
clivages confessionnels et religieux s’estompaient peu à peu
alors que montaient en force les segmentations sociales entre
pauvres, travailleurs, petite-bourgeoisie et grande-bourgeoisie
parasitaire, comptant quelques milliardaires comme les familles
Hariri et Mikati (actuel premier ministre sunnite). Ce qui
devait arriver arriva : le cabinet Hariri fut renversé la
semaine où l’ex-premier ministre était en visite à Washington
pour prendre des ordres sur la conduite à tenir sur le Tribunal
spécial pour le Liban et pour soutenir les préparatifs de guerre
israélienne dans la région (8).
Comme le souligne
le journaliste Abdel Bari Atwan : « La carte politique
actuelle du Liban
diffère du tout au tout de celle des années 1970, au moment où
la guerre civile a éclaté. Il y avait alors deux camps opposés,
un camp islamiste « progressiste » soutenu par la Résistance
palestinienne et regroupant les sunnites, les chiites et les
druzes, et un camp purement chrétien, avec l’existence de
quelques poches, très limitées, « neutres » ou « opposées à la
guerre ». Aujourd’hui, rien de tel : nous avons des sunnites
avec Hariri et des sunnites contre Hariri, nous avons un courant
chrétien maronite puissant allié au camp de la Résistance, sous
la direction du général Michel Aoun, regroupant M. Suleïman
Franjiéh et d’autres personnalités, de même que nous avons des
chiites réunis sous la bannière du Courant du 14 mars, opposé au
Hezbollah et au courant Amal que dirige M. Nabîh Berri, qui est
le président de l’Assemblée nationale libanaise. » (9)
Le Liban de 2011
n’est plus le Liban de 1970 si bien que les alliances déjà
formées se déforment et se reforment non pas sur une base
confessionnelle mais sur la base des intérêts régionaux, des
intérêts économiques et des intérêts de classe, comme Wallid
Joumblat, Najib Mikati et d’autres l’ont
démontré.
Il ne semble pas
que le clan Hariri, même avec l’appui étatsunien et israélien,
parviendra à provoquer une guerre civile au Liban.
Les milices de Samir Geagea et les Phalanges d’Amine Gemayel ne
sont pas en mesure de tenir tête aux soldats du Hezbollah comme
il a été démontré il y a quelques années quand le ministre
libanais des communications avait tenté de porter atteinte au
réseau de communication de l’organisation. Il a suffi d’une
semaine aux partisans de Hassan Nasrallah pour contrer cette
opération de sabotage. Seule une intervention inopinée des
troupes d’invasion israélienne pourrait modifier ce rapport de
force interne au Liban, mais Israël a été pris de court tout
comme les Américains par le renversement du cabinet de Saad
Hariri.
Pour gagner tu
temps, jusqu'à cette intervention à venir, il ne reste que deux
options pour le Camp du Futur de Hariri le
démis; a) ou bien il négocie sa participation au nouveau
gouvernement d’unité nationale dirigé par Mikati, aspirant
ainsi participer à la curée des fonds publics et
internationaux, comptant espionner le gouvernement d’unité
nationale de l’intérieur et espérant aider aux préparatifs de la
prochaine invasion israélienne qui les remettra en selle,
subodore-t-il; b) soit, il refuse toute
participation au gouvernement d’unité nationale; reste en
retrait et collabore de l’extérieur du gouvernement à la
préparation de l’invasion israélienne à venir. Cette voie a
l’avantage de permettre à la soi-disant « communauté
internationale » de mener ses activités de boycott, de sabotage
de l’économie libanaise et d’isolement du gouvernement libanais
légitime, mais cette option présente aussi l’inconvénient
d’isoler le Courant du Futur de la société libanaise.
4. La conjoncture régionale
La question
libanaise, tout comme la stratégie américaine au Liban, doivent
être analysées dans le contexte encore plus large du soulèvement
des populations arabes contre les régimes autoritaires,
corrompus et dictatoriaux qui les accablent, que ce soit au
Maghreb, en Égypte ou au Machrek - c'est d'ailleurs sur ce
constat que les sionistes ont constamment cherché à tabler, en
se qualifiant eux-mêmes de « seule démocratie de la région ».
Le discours d'Obama,
mardi sur l’État de l’union, a traité sommairement de politique
internationale; il a rapidement fait le point sur l'Irak et
l'Afghanistan; et redit sa confiance dans le processus
diplomatique pour ce qui a trait à l'Iran, indice que l’attaque
anti-iranienne n’est pas imminente; il a salué l'indépendance du
Sud-Soudan; il n'a pas mentionné le conflit Palestine/Israël;
mais il a salué la démarche du peuple tunisien. Il a synthétisé
le tout de la façon suivante: « Ce qui doit nous distinguer par
rapport aux autres, ce n'est pas que le "power", c'est "le
purpose behind" qui se résume à appuyerles "democratic
aspirations of all the peoples. ». Il semble que les Américains
ont réalisé le coût énorme de cette enchaînement de guerres,
coûts monétaire et humain qu'ils peuvent de moins en moins
justifier et supporter; ils ont aussi réalisé que plusieurs
régimes et dictateurs ne font pas le travail attendu et qu'au
contraire ils provoquent des rébellions de plus en plus
nombreuses, le courant Obama a l’intelligence
de se présenter comme le " bon gars" en feignant d’appuyer la
démarche des peuples - ce qui ne veut pas dire qu'ils le fera au
détriment des intérêts des États-Unis, mais justement dans le
but de mieux les protéger.
L’examen concret
de la situation concrète au Liban et dans la région démontre que
les forces populaires ont pris l’offensive et que les forces de
la première puissance impérialiste mondiale déclinante et de ses
alliés sont présentement sur la défensive, rien n’est pourtant
joué ni à Beyrouth, ni au Caire ni à Tunis. Mis à part le Liban,
partout ailleurs la faiblesse des organisations patriotiques et
révolutionnaires sera probablement le chaînon manquant pour
reproduire le modèle libanais.
(1) « Le
Printemps de Tunis ». Robert Bibeau.
24.1.2011.
http://www.oulala.net/Portail/spip.php?article4928
(2) «
Message du Parti communiste libanais. ».
21.01.2011.
http://www.aloufok.net/spip.php?article3090
(3) « L’Autorité
palestinienne dans de beaux draps ».
25.01.2011.
http://www.elwatan.com/international/l-autorite-palestinienne-dans-de-beaux-draps-25-01-2011-108684_112.php
et http://www.almanar.com.lb/NewsSite/NewsDetails.aspx?id=171151&language=fr
(4) « La
guerre contre l’Iran aura-t-elle lieue ? ».
Robert Bibeau. 14.01.2011.
http://bellaciao.org/fr/spip.php?article112543
(5) « Rafic
Hariri ».
http://fr.wikipedia.org/wiki/Rafiq_Hariri
(6) « Le
Liban ».
http://www.tlfq.ulaval.ca/axl/asie/liban.htm
(7) « Hariri :
un document audio révèle la fabrication des faux témoignages ».
http://www.voltairenet.org/article168156.html
et « Marquer contre leur but –
contre leur camp. »
http://tempsreel.nouvelobs.com/actualite/monde/20110125.REU0288/le-hezbollah-enfonce-le-coin-entre-liban-et-occident.html
(8)
« L’opposition ne nommera pas Saad
Hariri ». Hassan Nasrallah. 16.01.2011.
http://www.almanar.com.lb/NewsSite/NewsDetails.aspx?id=170396&language=fr
(9) « Le
Liban au bord de la guerre. ».
Abdel Bari Atwan.
20.01.2011
http://www.ism-france.org/news/article.php?id=14901&type=analyse
(10) « Déconstruire
le chaos pour construire à nouveau »
http://www.almanar.com.lb/NewsSite/NewsDetails.aspx?id=171024&language=fr
« Nouveau
premier ministre au Liban. »
http://mai68.org/spip/spip.php?article2089
Robert Bibeau gère le site
Samidoun
à Montréal.
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