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Opinion
La "révolution"
avortée
Robert Bibeau
Jeudi 17 février 2011
Révolution, ou révolte populaire ?
Lorsqu’on examine des événements politiques, il importe
d’appeler un chat par son nom, au risque que les déceptions ne
succèdent aux illusions. Impossible de biaiser : si un éléphant
accouche d’une souris, inutile de tergiverser, il vaut mieux
l’admettre et regarder la vérité en face. Après trente années de
gestation, le peuple égyptien, gros d’une révolution, a vu
l’accoucheur de l’armée assassiner le bébé.
Le
dictionnaire de la langue française est formel : « Une
révolution est le renversement d’un régime politique à la suite
d’une action violente » (1). Une révolution c’est une révolte,
c’est un soulèvement ayant pour but de détruire les bases d’un
système politique, dans bien des cas corrompu, pour le remplacer
par un autre, habituellement très différent du précédent.
Hosni Moubarak s’était engagé à quitter le pouvoir en septembre
2011, au terme de son cinquième mandat. Plusieurs centaines de
martyrs et des milliers de blessés plus tard, les « révoltés du
Nil » (2) auront obtenu qu’il avance sa démission de six mois et
qu’en rédemption de ses crimes et de ses prévarications il se
retire, avec ses milliard de dollars, dans sa datcha de Charm-el-Cheikh,
muni d’un sauf-conduit et d’une promesse d’immunité entérinée
par l’armée.
Il
est utile de rappeler que le gouvernement du colonel
Gamal Abdel Nasser a été mis en place, le 23 juillet 1952, à la
faveur d’un coup d’État de l’armée égyptienne (3). Le successeur
du colonel Nasser, le lieutenant-colonel Anouar el-Sadate, un
temps espion de l’Afrika Corps, était issu des rangs de
l’armée, tout comme allait l’être son successeur à la
présidence, le commandant Hosni Moubarak (4). C’est l’armée
égyptienne qui a désigné le commandant Moubarak à ce poste et
c’est elle qui l’a soutenu dans ses projets de construction du
Mur d’enfermement de ses frères arabes à Gaza, dans sa politique
de démantèlement des capacités industrielles égyptiennes érigées
sous Nasser et dans sa stratégie de soumission aux intérêts
américains, ainsi que dans ses activités de collaboration
amicale avec l’ennemi sioniste israélien, cela, sans la moindre
défaillance, jusqu’au 11 février dernier.
Il
y a quelque temps, Benjamin Netanyahu, Premier ministre
israélien, pleurait la déchéance de son ami sioniste, le
commandant de l’armée de l’air Hosni Moubarak, troisième
président de
la République
arabe d’Égypte. Juste avant de tomber en disgrâce, le soldat
Moubarak a nommé, avec l’assentiment de l’armée, le chef des
services secrets de l’armée, le tortionnaire Omar Souleiman, au
poste de Vice-président. Qui osera prétendre que cette
nomination respectait les vœux démocratiques du peuple égyptien
en colère ?
Souleiman, l’actuel chef du gouvernement provisoire, a déclaré
publiquement qu’il couperait les pieds et les mains de tout
Arabe palestinien qui traverserait la frontière égyptienne à
Rafah, et l’armée constitutionnelle égyptienne a applaudi cette
prouesse démagogique. Ce gouvernement provisoire, honni du
peuple et illégitime, demeure en poste aux ordres de l’armée,
après la soi-disant « victoire » (sic !) de la « plus grande
révolution de l’histoire de l’humanité » (re-sic !) (5).
Enfin, sitôt réinstallé au pouvoir, le 11 février 2011, le
Conseil suprême des forces armées n’a rien eu de plus pressé que
d’appeler à la cessation de toute hostilité : « L’armée
égyptienne, en charge du pays depuis la chute le 11 février du
président Hosni Moubarak, a appelé lundi citoyens et syndicats à
cesser les grèves et les protestations sociales, au moment où
les mouvements sociaux prennent de l’ampleur.
Le Conseil suprême des forces armées (les mêmes officiers qui
s’étaient réunis au Pentagone quelques jours auparavant,
NDLR), appelle les citoyens et les syndicats professionnels et
ouvriers à assumer leur rôle de la meilleure manière, chacun à
sa place (…), dans la paix et le retour au calme. » (6).
Il
est extrêmement rare que l’armée d’un régime militaire
tyrannique et corrompu soit une armée du peuple, démocratique,
magnanime et complaisante pour la population qu’elle a réprimée
pendant trente années. Il serait avisé de se méfier de tous ceux
qui appellent à s’en remettre à l’armée pour trancher en faveur
Du peuple qu’elle a réprimé, emprisonné, torturé : « L’armée, ce
n’est pas la police, haïe pour son rôle répressif. Elle
(l’armée) a joué un rôle national, s’est posée en défenderesse
de la nation. Ce qui lui vaut un crédit moral. » (7). Ah bon ?
Bon
an, mal an, les États-Unis accordent une aide de 1,3 à 1,7
milliard de dollars à l’armée égyptienne « révolutionnaire »
afin de payer la solde de la piétaille et d’assurer la fortune
des hauts gradés. Qui stipendie l’armée dirige l’orchestre des
malfrats et des tortionnaires.
Le fil des événements récents
Reprenons le verbatim de cette révolte populaire dramatique qui
n’est jamais parvenue à se déployer en une révolution
démocratique, ni, encore moins, en une révolution populaire
anti-impérialiste.
Dès
2007-2008, soit avant même que la crise économique occidentale
ne s’abatte sur l’Égypte, le chômage endémique concernait la
grande majorité (76%) des jeunes diplômés des écoles
spécialisées et des universités. Le chômage frappait également
une partie de la classe ouvrière. Des grèves, pour la défense du
pouvoir d’achat et pour l’emploi, bouleversaient ce pays
exsangue. Les ressources de l’État étant accaparées par l’armée
et par une coterie corrompue, les prix des aliments de première
nécessité furent augmentés, sur les recommandations du FMI et de
la Banque Mondiale.
La rue se manifesta alors dans l’indifférence des médias
occidentaux qui ne daignèrent pas faire état de ces grèves pour
les salaires et pour l’emploi, ni de ces émeutes de la faim.
En
décembre 2010, dans un petit pays, aux confins du Maghreb, la
population excédée manifesta violemment
contre un tyran exécré. Après plusieurs jours de protestation
populaire, la « Révolte du jasmin » emporta le tyran Ben Ali,
qui s’enfuit, muni d’un sauf-conduit, avec sa fortune si mal
acquise. Le Conseil constitutionnel tunisien reprit en main la
populace et reconsolida son emprise sur le pouvoir. Un cacique
de l’ancien régime, le Premier ministre sortant
Mohamed Ghannouchi assura l’intérim et
ils nous cogitera, sous peu, quelques modifications à la
constitution, pour un futur scrutin, à la grande joie des petits
bourgeois friands d’élections « démocratiques » où
le petit peuple aura l’opportunité d’entériner le choix
de la gente armée, l’activité préféré des petits bourgeois
« révoltés ».
En
janvier 2011, inspirés par les événements de Tunis, de jeunes
Égyptiens désoeuvrés branchés sur Internet et sur Facebook
entament un soulèvement populaire pour renverser le régime
militaire-autoritaire du vieux raïs et de tous ses technocrates.
Les technologies nouvelles offrent des moyens de
communication mais elles ne fournissent pas, en kit, la
conscience de classe, ni l’orientation politique, pas plus que
l’expérience révolutionnaire. Ces jeunes cyber-révoltés de
la Coalition
du 6 mai ne connaissaient pas grand-chose à la politique et ils
fut très faciles de les duper pour les vieux roublards de
l’opposition patentée.
Rapidement, tout ce qui grenouille de petits bourgeois intellos
occidentaux et de vieux politiciens sur le retour,
s’agglutinèrent à ce mascaret. Les « Frères musulmans », dociles
collabos du pouvoir, d’abord hésitants, entrèrent finalement
dans la danse, divers comités de ‘contestataires’ de la
vingt-cinquième heure surgirent de partout et chacun tenta
d’accaparer la direction de l’action désorganisée et
désorientée.
La
lutte pour le pain, le travail, la dignité, l’équité et
l’honnêteté devint assez rapidement, sous la férule des « petits
bourgeois démocrates pacifistes », une bataille pour renverser
Le tyran Moubarak.
L’Ambassade américaine au Caire, désemparée, et l’armée
égyptienne, prise au dépourvu, apprécièrent à sa juste valeur le
service rendu. Partant d’une « Révolution » devant débouter un
régime tout entier, les comploteurs se retrouvèrent face à une
« révolte » visant à chasser un tyran, dont l’armée n’était pas
mécontente de se débarrasser. En effet, le vieux raïs cherchait
à imposer son fils comme son successeur, un petit homme
d’affaires médiocre n’ayant jamais appartenu à l’armée, et cela
n’avait jamais fait l’objet d’un accord avec l’état-major.
Alors, plutôt que de jeter à bas toutes les institutions et la
vieille constitution et de créer une assemblée constituante pour
en rédiger une nouvelle, un gouvernement provisoire, dirigé par
un criminel du sérail fut chargé de modifier quelques articles
de la constitution toujours en vigueur. Tous les partis
d’opposition pourront présenter un candidat à l’élection à venir
et le candidat financé par les Américains et soutenu par les
médias officiels l’emportera à coup sûr. Au cas improbable où
celui-ci n’y parviendrait pas, il serait toujours temps
d’annuler l’élection et d’imposer un nouveau coup d’État de
l’armée, comme en 1952.
Dans le cas d’une « réussite » de ce plan et de la mise en place
d’élections, « les Frères musulmans seront la fraction
principale au Parlement. Les États-Unis encouragent ce cas de
figure et ils ont, d’ailleurs, qualifié les Frères musulmans de
« modérés ». C’est normal puisque les Frères musulmans acceptent
la soumission à la stratégie américaine et laissent Israël libre
de continuer à envahir la
Palestine. Les
Frères musulmans sont également en faveur du système de
« marché » actuel, qui dépend totalement de l’extérieur. En
réalité, ils sont également en faveur de la suprématie de la
classe bourgeoise « compradore » au pouvoir et ils se sont
opposés aux grèves de la classe ouvrière et à la lutte des
paysans pour préserver la propriété de leurs terres. » (9). Pour
les Américains et pour Israël, donc, il n’y a rien à craindre,
de ce côté-là.
Épilogue
Partant d’une menace de « Révolution » incontrôlée, les
apparatchiks se retrouvent maintenant confrontés à une révolte
avortée, grâce aux bons soins de quelques démocrates pacifistes
qui ont bien accompli leur travail de diversion.
Les
jeunes internautes resteront désoeuvrés (76 %) et les ouvriers
continueront à chômer ; le pain restera hors de portée, les
riches rentreront bientôt pour la curée et les capitaux du Golfe
reviendront arroser les rives du Nil et les stations balnéaires
des côtes de
la Méditerranée
et de
la Mer
Rouge.
Le 14 février dernier,
quelques jeunes cyber-militants « révolutionnaires » naïfs ont
rencontré les représentants de l’armée, qui leur a seriné
quelques billevesées : « Le conseil suprême des forces armées a
indiqué dimanche qu'il prenait en charge la direction des
affaires du pays provisoirement, pendant six mois, soit
jusqu'aux élections législatives présidentielles, tout en
maintenant, pour la gestion des affaires courantes, le
gouvernement formé par M. Moubarak le 31 janvier. Le
gouvernement d’un cacique du régime, Ahmad Chafic, qui s'est
réuni dimanche pour la première fois depuis le départ de M.
Moubarak, a promis de faire de la sécurité sa toute première
priorité ».
Vous aurez noté que la « sécurité » n’a jamais été une
revendication de la rue égyptienne, mais plutôt une demande de
la nomenklatura prise de panique.
« Nous avons rencontré l'armée (...) pour comprendre leur point
de vue et présenter le nôtre, déclarent Waël Ghonim, un jeune
informaticien devenu icône du soulèvement, et le blogueur
Amr Salama, dans une note intitulée : "Rendez-vous avec le
conseil suprême des forces armées" sur un site Internet
pro-démocratie. Selon les jeunes
militants, l'armée a également promis de "poursuivre en justice
tous ceux qui sont accusés de corruption, quel que soit leur
poste actuel ou passé". Les militaires, accusés
par des groupes de défense des droits de l'homme d'avoir
emprisonné et torturé des protestataires pendant la révolte, se
sont aussi engagés à "retrouver tous les manifestants portés
disparus ». (10) L’armée ne promet pas d’arraisonner les
coupables, mais de retrouver les victimes (mortes ou vives).
Sans conscience et sans organisation « révolutionnaire », voilà
comment une « révolution » arabe se transforme en une
« révolte » avortée. Cependant, les peuples arabes poursuivent
leur soulèvement spontané et je suis absolument certain qu’ils
ont déjà retenu les leçons de cette expérience, qui n’est certes
pas terminée.
(1)
http://www.toupie.org/Dictionnaire/Revolution.htm
et
http://www.linternaute.com/dictionnaire/fr/definition/revolution/
(2) Les
voici, les révoltés du Nil. Robert
Bibeau. 10.02.2011.
http://www.robertbibeau.ca/palestine/edito10022011.html
(3)
http://fr.wikipedia.org/wiki/Gamal_Abdel_Nasser
(4)
http://fr.wikipedia.org/wiki/Anouar_el-Sadate
et
http://fr.wikipedia.org/wiki/Mohammed_Hosni_Moubarak
(5)
Déclaration outrancière lu sur les réseaux sociaux Facebook et
Twitter.
(6)
http://www.liberation.fr/monde/01012319583-l-armee-commence-lever-les-barricades-place-tahrir
(7)
Entretien avec le sociologue Rachad Antonius.
L’humanité. 9.02.2011. KARIMA GOULMAMINE
http://www.humanite.fr/09_02_2011-entretien-avec-le-sociologue-rachad-antonius-464661
(8)
L’insurrection en Égypte. Samir
Amin. 7.02.2011.
(9)
http://www.aloufok.net/spip.php?article3317
(10) AFP. 14.02.2011. 10 :38. Pays Égypte. GlGl.
FRS10780685. / AFP-Ok98.
Robert Bibeau gère le site
Samidoun
à Montréal.
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