Opinion
Liban: De la
philosophie et de son enseignement au
Liban 2/2
René Naba
Dimanche 19 mai
2013
Un bac français exilien, un bac libanais
inepte
-
Des programmes crisogènes et
monstrueux, un bac français exilien,
un bac libanais inepte
-
Des programmes crisogènes
-
Des programmes monstrueux
Toutefois, la crise ne peut se ramener à
la seule césure entre un enseignement et
sa société. Les programmes y jouent un
rôle clef. Mais avant que d’aborder leur
contenu, une analyse de la masse des
notions que l’élève doit ingurgiter
s’impose.
La conception des programmes du
Bac-Français se déploie autour de trois
axes principaux:
* les «Notions» réparties en cinq
«Champs» (le Sujet, la Culture, la
Raison/le Réel, la Politique, la Morale)
proposent aux élèves de réfléchir sur
des questions qui relèvent, en principe,
de leur expérience ordinaire et
personnelle (Conscience, Inconscient,
Désir, Perception); publique (Etat,
Droit) ; sociétale (Société, Travail,
Justice, Langage, Religion),
intellectuelle-scolaire
(Théorie/Expérience, Démonstration).
Soit au total 28 Notions-chapitres;
** Les «Repères». A ces Champs et aux
Notions qui les précisent, le programme
du Bac-français joint une liste de
«Repères» (Absolu/Relatif ;
Abstrait/Concret ; Cause/Fin ;
Idéal/Réel). Au total, 26 couples de
concepts qui, présentant un caractère
opératoire et transversal, devraient
être mobilisés en relation avec l’examen
des Notions et des Œuvres à étudier,
*** car «Œuvres» il y a, puisqu’à côté
des Notions et Repères, le programme
joint une liste d’œuvres complètes dans
laquelle il faut choisir trois (en TL).
Comment s’en sortir quand une année
scolaire ne comprend que 32 semaines de
cours dont le tiers, soit entre dix et
onze, devraient être consacrées à
l’apprentissage des exercices que sont
la dissertation et le
commentaire/explication auxquels les
élèves n’ont pas été préparés en Seconde
ni en Première parce que les prof de
français les sacrifient d’habitude pour
ne se consacrer qu’à l’«Ecrit
d’invention» et au «Commentaire
composé», lequel n’a rien avoir avec le
Commentaire/Explication de texte
philosophique exigés aux examens du Bac.
C’est donc deux nouveaux exercices-oh
combien difficiles et pour les élèves
inédits- qu’ils doivent apprendre à
maîtriser en l’espace de ces 10/11
semaines. Il ne reste plus au malheureux
professeur et au non moins malheureux
élève que quelque vingt semaines pour
venir à bout des Champs, Notions et
autres Repères (sans parler des Œuvres,
en général sacrifiées), à raison de
quelque trois d’entre eux par semaine.
Travail de titan d’autant plus
infaisable que la philo – de par son
vocabulaire technique et son haut degré
d’abstraction qui exigent tout un
trimestre d’initiation – est totalement
hermétique à des élèves qui maîtrisent
peu ou mal le français.
Quant au programme libanais, s’il ne
comprend ni Repères ni Œuvres, il
comprend toutefois quelque 45 Champs et
Notions (TL): soit l’équivalent d’un
chapitre et demi par semaine. Quand bien
même il serait fait en arabe, comme l’y
autorisent les instructions officielles,
il n’en demeure pas moins imperméable au
sens dès lors que les concepts, ne
s’organisant pas dans la culture de la
société qui les programme, n’ayant pas
leur équivalent conceptuel en arabe, ne
sont traduits que pour les seuls besoins
du cours et sonnent creux dans la tête
des élèves.
Ceux-ci n’y ont recours que durant le
cours (et encore !), et s’étudient sans
connotation, hors repères culturels et
historiques, et partant sans relais de
sens ni sens au-delà du sens ; bref, des
«contenants de pensée» sans «contenu de
pensée». Comment faire de la philo en
«situation d’apprentissage bloquée»?
Un bac français exilien
A se référer à ses finalités,
l’enseignement de la philo devrait,
entre autres, «contribuer à former des
esprits avertis de la complexité du
réel» afin d’amener l’élève à
«comprendre le sens de son rapport au
monde pour y agir en connaissance de
cause».
Louable intention mais comment amener
l’élève à la réaliser quand, par
exemple, le cours sur l’«Etat», issu
tout droit de l’histoire de la Modernité
de l’Occident, entre en flagrante
contradiction avec le réel de son Etat à
lui: postcolonial, failli, patrimonial,
patriarcal, communautaire, corrompu,
arbitraire ;
Quand le cours sur la «Société», lui
aussi conçu dans les mêmes termes de la
Modernité occidentale, heurte de plein
fouet le réel de sa société à lui :
holiste, segmentaire, patriarcale,
parentélère, travaillée par la «açabiyya»
(Ibn Khaldūn) et ses avatars; et comment
l’étude de la «Liberté» va-t-elle
l’aider à «agir en connaissance de
cause» quand, sitôt le cours fini, il se
retrouve, chez lui ou en société, dans
un milieu autoritaire, soumis à la loi
patriarcale ? Et j’en passe.
Comment échapper à l’exil dès lors que
la représentation du réel – qui
constitue le prisme à travers lequel
tout un chacun y «crée» et «invente» son
rapport au monde – fait appel à un réel
halluciné par le cours de philo : se
situant dans le contexte d’une
extranéité radicale, c’est un réel
phantasmé parce que déréalisé, qui n’est
pas, ni de près ni de loin, celui de
l’élève ?
Un concept, notait Hegel dans Science de
la logique, n’a de sens ou de valeur
d’achèvement que lié au réel, et n’a
donc de sens que pour celui qui découvre
qu’il est, tout simplement, l’énoncé de
ce qu’il pressentait intuitivement ;
mais quand il s’avère qu’il n’y a aucune
possibilité de le lier au réel dont il
rend compte, à aucune intuition
pressentie, l’apprentissage au concept
condamne à l’exil du sens.
Aussi la combinaison heurtée de ce
double réseau de représentations du réel
– celui halluciné du cours vs celui du
vécu de l’élève – crée-t-elle, dans
l’esprit de cet élève, une antinomie
insurmontable sauf à s’accepter comme
autre .
Se forme alors une situation de blocage
qui empêche les élèves d’apprendre faute
de pouvoir comprendre.
Dès lors ne réussissent «scolairement»
leur année de philo -et encore!- que
ceux d’entre eux qui, culturellement,
s’identifient à cette «culture venue
d’ailleurs» pendant que chez les autres
se développe une attitude de réception
passive et résignée.
Devant ce réel qu’ils ne peuvent
maîtriser, les élèves, massivement, se
retrouvent en défaut d’un «territoire de
parole» quand bien même le cours serait
conçu –par des profs honnêtes,
consciencieux, compétents et de bonne
volonté– comme «espace de libre
discussion», car un tel espace s’il
constitue très certainement une
condition nécessaire ne constitue pas
une condition suffisante pour se
constituer en «territoire de parole».
Et l’exil de la majorité massive des
élèves, dedans la philo, se vit comme
l’allégorie d’un exil à eux imposé par
un programme auquel ils doivent se
soumettre pour réussir leurs examens
officiels.
Un bac libanais inepte
Je ne m’attarderai pas à discourir
longuement sur le programme du
Bac-libanais, il ne le mérite pas.
L’exil culturel déjà mentionné se double
ici, quand le cours se fait en arabe,
d’un exil linguistique puisqu’il a fallu
faire violence à l’arabe pour traduire
«Conscience» par «Wa‘i», «Politique» par
«Siyāsa», «Etat» par «Dawla», «Liberté»
par «Hurriyya» etc. ; et programme
d’autant plus aberrant qu’il ne fait que
reprendre celui élaboré au XIXe/s par
Victor Cousin et Durkheim, les
concepteurs libanais se contentant, il
est vrai, d’y ajouter les doctrines
élaborées après le XIXe/s.
Quant à la démarche, n’en parlons même
pas ! Se voulant exhaustif, à visée
encyclopédique, elle est tout sauf
philosophique : elle ne fait qu’égrener
en les énumérant les doctrines, sans
autre perspective ni autre problématique
que celle de leur juxtaposition dans une
insipide succession temporelle. Et vogue
la galère !
III- Quelle philo enseigner et comment
l’enseigner ??
Faut-il pour autant renoncer à
l’enseignement de la philo ? Tel n’est
pas le but de mon propos moi qui lui
dois tout ; mais tel est le risque
couru, sinon à réformer de fond en
comble et la philo à enseigner (le
programme) et le comment l’enseigner (la
démarche du «cours»). Il est bien
évident qu’il ne me revient pas de fixer
ni ses finalités ni ses objectifs
terminaux : c’est l’affaire de l’Etat ou
de ceux qu’il délègue.
Aussi ne faut-il prendre ce qui suit que
comme des propositions en vue d’un débat
… hypothétique et qui probablement
n’aura jamais lieu ; mais comme souvent,
c’est lorsqu’est menacée une chose à
laquelle on tient que, pour la défendre,
on est contraint d’aller plus loin dans
la compréhension de cette chose
elle-même.
Un programme «des-exilé»
En droite ligne de mon propos, il me
semble que la tache prioritaire est de «
dés-exiler » l’enseignement de la philo,
et par « dés-exiler » je n’entends pas
substituer la philo islamique -si tant
est qu’il y en ait une – au programme
actuel, mais de remanier ce dernier afin
de le mettre à la portée des élèves: de
le concevoir de manière à y aménager – à
y «bricoler» selon le beau mot de
Lévi-Strauss- un «territoire de parole»
qu’ils pourront investir pour y débattre
et réfléchir. Or cela n’est guère
possible tant que le programme ne
convoque que de façon unilatérale la
pensée occidentale qui restera,
quoiqu’on fasse, déconnecté du monde des
élèves, dont les francophones de salon,
parce que «délié du réel» comme dit
Hegel.
Il reste à trouver ce réel qui pourrait
donner lieu à un «territoire de parole»
? Deux directions me semblent s’offrir à
nous :
-
1) le langage ordinaire du «vécu» de
l’élève ;
-
2) son histoire – culturelle,
linguistique, sociale, politique.
-
2. Protocole d’une «leçon» de philo
-
2.1. 1e séquence du cours: le
langage ordinaire de l’opinion
Partir du langage courant et donc du
«concept» dans son sens usuel : quel/s
sens donnez-vous à Wa‘i, Dawla, Hurriyya,
etc., quand vous l’utilisez au quotidien
ou dans des expressions toutes faites
(qu’il faudra recenser dans le manuel à
venir), ou quand vous l’entendez
utiliser par les médias, ou que vous le
lisez dans la presse?
Cette ouverture au cours de philo ne
présuppose aucun savoir spécialisé de la
part de l’élève à qui il suffira de
restituer le/s sens courant/s et d’y
réfléchir collectivement. La finalité de
cette démarche -qui s’inspire de la
«Philosophie analytique»- devrait
conduire l’élève à un «examen critique»
de ces mots qui servent au quotidien et
qui servent à tout le monde à (mal)
penser. Or, en confrontant, d’une part,
la parole brute et immédiate de
l’opinion, celle de tout le monde, à
d’autre part la parole élaborée et
redressée par la philosophie et l’examen
critique, le cours permet à l’élève de
prendre conscience (yū‘a) qu’une parole
non réfléchie, trop souvent utilisée
hors de propos, peut être fausse,
mensongère, ignorante, ou tout
simplement inadéquate et inappropriée.
Et pour que ce premier examen critique
de son vocabulaire quotidien, qui met à
plat l’«évidence» de vérité qu’il
charrie, constitue une des voies royales
qui lui permet de sortir des idées
reçues, il s’agira, lors de cette 1e
séquence, d’extraire le concept de sa
gangue naturelle pendant que l’élève
apprend à construire un problème, à en
formaliser les questions appropriées au
travers de l’analyse critique et
réfléchie des composantes de son sens et
de ses usages courants. Et, dans la
foulée, il apprendra à développer le
sens de l’analyse critique pour conduire
une réflexion argumentée, s’interrogeant
sur ce qui distingue le sens coutumier
d’un mot de son sens réfléchi par la
critique.
En parallèle, mais d’un parallélisme
dialectique en essuie-glace, le prof
fera le même travail sur le sens
occidental du concept, interrogeant ses
expressions d’usage («Perdre
conscience», «Prendre conscience de…»,
«Avoir conscience/Etre conscient de»
(que là encore le manuel devra recenser)
pour les comparer à leur usage en arabe,
les questions du prof visant alors à
provoquer la création brutale de vides
chez les élèves:
Là où d’habitude ils se fiaient à
l’évidence pour transfigurer une opinion
reçue en savoir, là où ils avaient
coutume de croire qu’ils possédaient des
réponses, les questions doivent
provoquer une contradiction, inciter au
surgissement d’un «étonnement», d’un
doute, d’une mise à distance pour que
sur cette base s’amorce une réflexion
collective.
Bilan de cette 1e séquence :
-
1. l’élève apprend à mettre en
question l’évidence de son parler et
du parler quotidien de l’autre,
-
2. il s’exerce aux rudiments de la
définition explicative et
comparative,
-
3. il apprend à construire un
paragraphe conséquent pour expliquer
ou défendre son point de vue,
-
4. il apprend à passer d’un débat
d’opinions (comme ceux de la télé ou
des salons) à un débat d’idées
(prolégomènes à toute discussion
philosophique),
-
5. mais, surtout, au travers de la
comparaison des deux langues et
cultures, il s’exerce à
l’expérimentation, réfléchie et
raisonnée de la différence,
-
6. mais enfin, au travers de sa
réflexion sur son parler, il
commencera à se constituer un
«territoire de parole».
2.2. 2nde séquence du cours : une
généalogie du concept
S’il est normal qu’un chapitre de philo
débute par une définition du concept, il
est anormal que son traitement
définitionnel, remontant à son
étymologie forcément grecque ou latine,
se fasse «sous l’espèce de l’éternité»
et non sous l’espèce de sa généalogie :
qu’est-ce que l’Etat, la Justice, le
Droit, la Conscience, le Sujet, le
Désir… et non pas, hélas, quand et où ce
concept a été «inventé» par les
philosophes et pour répondre à quelle
réalité nouvelle et problématique qui, à
ce moment-là et en ce lieu, se frayait
un cheminement heurté vers sa conception
philosophique?
Ainsi en est-il de la « Conscience»: les
manuels ainsi que les cours et «leçons»
qu’il m’a été donné de lire, commencent
par son origine latine pour en attribuer
la paternité à Descartes et à son cogito
, puis, filant le contresens comme
d’autres la métaphore, ils annexent la
philosophie grecque la mettant au
service de la «Conscience» – au travers
du fameux «Connais-toi toi-même » –,
sans même se poser la question de savoir
comment les Grecs ont pu penser une
réalité qu’ils n’ont pas nommé … comme
s’il était possible de penser une
réalité innommée parce qu’impensable ?
Ainsi en est-il de «L’Etat» qui, faut-il
le rappeler, n’a pas toujours existé ni
partout. Lui aussi d’origine latine, «
inventé » au XVIe siècle par Machiavel,
le premier à en avoir usé en politique,
mais surtout par Hobbes au XVIIe siècle,
le premier à l’avoir théorisé comme «le
plus froid des monstres froids», il se
trouve, par une remontée délirante de
l’histoire, réattribué à Aristote qui,
lui, a pensé la Cité … et non l’Etat
impensé parce qu’impensable à son
époque.
Ainsi en est-il de tous les concepts
abordés dans les programmes
(Français/Libanais), comme si ces
concepts, à la manière des Idées
platoniciennes, avaient, de toute
éternité, une existence propre et
constituaient des vérités absolues et
transhistoriques, enfilées comme des
perles qu’il suffira à l’élève de
recueillir religieusement pour en
ré-ânonner les définitions lors de ses
exercices (dissertation, commentaires).
Or, dans la réalité, tout est histoire,
tout est dispute et controverse,
déconstruction et reconstruction,
reprise et refonte du sens ou, comme dit
Deleuze, tout est «cohérence et
chaos-errances» parce qu’il n’est de
philosophie ni de savoir philosophique
que porteurs de problématiques et
d’histoires dans lesquelles s’originent
nécessairement les questions qu’elle se
pose et les concepts qui tentent d’y
répondre et hors desquelles elle perd
son sens et tout sens. Et dans la nuit
noire de l’éternité «où toutes les
vaches sont grises» (Hegel), les
concepts, perdant tout lien avec la vie
perdent toute pertinence rendant toute
réflexion inutile parce que sans prise
sur le réel.
Les questions de cette 2e séquence
porteront évidemment sur la généalogie
du concept : quand, où, pourquoi, le
concept (Conscience, Etat, Liberté,
etc.) a été «inventé», par qui et au
travers de quelles controverses et
discussions a-t-il été affiné, modifié,
refondu… ?
Et dans un parallélisme en essuie-glace,
quel sens avaient les concepts (Wa‘i,
Dawla, Hurriyya, etc.) avant que la
Modernité ne les investisse de son sens
à elle, pour traduire le concept en
question au tournant des XIXe/XXe
siècles.
Deux cas de figure néanmoins se
présentent ici : les concepts
«psychologiques» de la philosophie
(comme Conscience/Wa‘i…) qui, n’ayant
pas été abordés, çà a connaissance, par
les penseurs arabislamiques ni les
hommes de la Nahda, ne donneront lieu
qu’à une recherche du sens dans les
grands dictionnaires arabes (sens qui
devront figurer dans le manuel) ; et les
autres, notamment ceux de la philosophie
politique et social (Dawla, Hurriyya,
Dīn, Mujtama‘, etc.) qui eux, par contre
ont été longuement traité par les
penseurs arabislamiques et les hommes de
la Nahda ; aussi la recherche de leur
sens se fera-telle dans trois directions
: a) les grands dictionnaires arabes ;
b) les textes des chroniqueurs,
mémorialistes et autres penseurs
arabislamiques (Tabbari, Ibn Khaldūn,
etc.) ; c) les textes des hommes de la
Nahda (définitions et textes qui devront
figurer dans le manuel).
Bilan de cette 2e séquence :
-
1. l’élève passe de l’interrogation
sur le parler courant à
l’interrogation sur la généalogie
d’un langage savant,
-
2. il passe du ciel des Idées à
celui de l’histoire,
-
3. il approfondit et développe son
apprentissage de la définition
explicative et comparée,
-
4. il approfondit et développe son
apprentissage du débat d’idées,
-
5. il apprend à construire un petit
essai comparatif et historique pour
expliquer ou défendre une
argumentation orientée,
-
6. mais, surtout, au travers de la
comparaison des deux langues et
cultures, et donc d’une
expérimentation réfléchie et
raisonnée de l’altérité, il apprend,
par ricochet, à penser sa propre
civilisation s’il est vrai
qu’«aucune civilisation ne peut se
penser elle-même si elle ne dispose
de quelques autres pour servir de
terme de comparaison»
(Lévi-Strauss),
-
7. mais enfin, au travers de sa
réflexion sur la pensée de sa
civilisation, il élargira et
consolidera son «territoire de
parole».
2.3. 3e séquence du cours :
problématiques du concept
Ce n’est qu’au terme de ce parcours,
lors de cette 3e séquence, qu’on pourra
enfin aborder, dans des conditions de
prédisposition optimale, ce qui
constitue la matière traditionnelle d’un
cours de philo.
Certes, la matière du cours sera
toujours étrangère» puisqu’il s’agit de
questions qui ont réglé l’histoire de
l’Occident, mais quoiqu’étrangère, elle
ne sera plus aliénante si l’on réussit à
sauvegarder le «territoire de parole»
déjà constitué ainsi que les acquis des
deux séquences antérieures. Et pour ce
faire, l’aborder selon le même esprit
d’une perspective problématisante qui
permettra à l’élève d’y réinvestir ses
acquis, et qui revient à développer le
cours selon la même démarche du
questionnement pour autoriser l’élève à
réinvestir les compétences acquises (ou
en voie de l’être), à savoir:
* problématiser qui fournit tout à la
fois la thèse défendue et la thèse
réfutée,
** définir dans une perspective
argumentative, car c’est un type de
discours que la définition argumentative
et que l’élève doit apprendre à
maîtriser pour la raison évidente, pour
qui a fréquenté les philosophes, que
toute œuvre philosophique, de
Socrate/Platon à Foucault ou Deleuze,
n’est qu’une longue définition
argumentée,
*** auxquelles il faut ajouter dans le
cas d’un cours scolaire la
«reformulation argumentative» -c’est
également un type de discours- qui
permettra à l’élève de reprendre thèse
et arguments des philosophes qui ont
débattu de la question. (Une remarque en
passant : tout prof de
philo/Bac-Français qui n’aura pas mis en
place, dès le premier mois de l’année
scolaire, l’apprentissage en vue de la
maîtrise de ces trois compétences aura
fait louper à ses élèves leur année de
philo).
Aussi le cours n’est-il plus conçu selon
un tableau d’exposition des théories
mais selon la démarche du
questionnement, ici adaptée au cours.
Non pas exposer d’abord la théorie
cartésienne du cogito, puis au
paragraphe suivant, la théorie kantienne
du Je transcendantal, puis celle de
Nietzsche, puis, dans un autre chapitre,
la théorie freudienne de l’Inconscient ;
mais après l’exposé de la théorie
cartésienne se poser avec les élèves les
questions que se sont posées Kant,
Nietzsche, Freud… pour nuancer,
reformuler, réfuter la théorie
cartésienne, et comprendre que, pour ce
faire, il leur a fallu changer
d’échelle.
Il devrait être évident que pour
conduire une telle façon de faire de la
philo, la première des règles est de
casser la « leçon » ou le cours
magistral pour revenir à … Aristote et
faire de la philo un «acte commun du
maître et de l’élève», chaque
connaissance devant apparaître aussi
bien à l’élève qu’au prof, comme une
réponse construite à une contradiction,
c’est-à-dire à une question posée à un
moment donné ou à un problème soulevé
selon une perspective déterminée. Bref
faire un cours de philo qui réconcilie
Kant -qui appelait à «ne pas apprendre
la philosophie mais apprendre à penser
philosophiquement: d’où la démarche
questionnante -avec Hegel qui, lui, par
contre appelait à «apprendre à
philosopher en apprenant la philosophie:
d’où l’exposé des doctrines sur fond des
questions.
La vocation d’un prof de philo, en
terminale, devrait se concevoir comme
«l’initiateur» de ses élèves à la
philosophie : celui qui, non pas
installe l’élève et l’établit dans le
champ philosophique, ce qui serait
ambitieux, certes, mais impossible ;
mais celui qui lui permet d’accéder à la
connaissance philosophique dans le but
d’en faire une matière de réflexion, et
non seulement une matière de
mémorisation à débiter au moment des
examens.
Roger Naba’a, philosophe et
universitaire libanais
-
Pour aller plus loin à propos de
Roger Naba’a sur ce blog
-
http://www.renenaba.com/israel-et-la-fin-de-la-purete-des-armes/
-
http://www.renenaba.com/la-revolution-arabe-par-dela-ses-lignes-narratives/
Sa production pour le compte de la Revue
«Peules du Monde» du Philosophe Paul
Vieille:
http://www.peuplesmonde.com/spip.php?rubrique39
Références
-
1- Programme des TL
-
2- Ce qui est le cas de certaines
communautés/sociétés libanaises qui
ont fait de la culture occidentale
un « marqueur d’identité ».
-
3- Pour mesurer la nature de cette
violence faite à l’arabe – violence
qui remonte aux « missionnaires » et
à la Nahda (XIXe siècle) – il suffit
de se référer aux sens premiers des
vocables arabes qui ont servi à
traduire les concepts philosophiques
: cf. le site de Lisān al-‘Arab
http://www.baheth.info/all.jsp?term=%D8%AF%D9%88%D9%84%D8%A9
(en accès libre), et plus
spécifiquement pour le vocabulaire
politique et social, le site de
l’Encyclopédie de l’Islam :
http://www.brill.com/publications/encyclopedie-de-lislam
(en abonnement), ou le livre de
Bernard LEWIS, Le Langage politique
de l’Islam, (Gallimard, Bibliothèque
des Sciences humanes, 1998).
-
4- La question est controversée. De
grands penseurs comme Henri Corbin,
ou de grands spécialistes comme
Christian Jambet, Alain de Liberia…
soutiennent mordicus qu’il y en a
une. Je n’en suis pas convaincu,
mais comme cette question ne
ressortit pas à mon propos je
m’abstiens de la soulever.
Néanmoins, et quand bien même ces
penseurs et spécialistes auraient
raison, il reste que cette «
philosophie islamique » n’a pas
réussi à s’inscrire dans
l’intertextualité de la pensée
arabislamique: ce fut comme un coup
d’épée dans l’eau, ou comme d’écrire
sur le sable quand se lève
l’aquilon.
-
5- Pour prendre la mesure du
contresens d’attribuer la paternité
de la « Conscience » à Descartes et
au cogito, lire « Identité et
différence. L’invention de la
conscience », par laquelle Etienne
BALIBAR introduit sa traduction
(1998/Seuil) de l’Essai
philosophique concernant
l’entendement humain de Locke, qui,
lui, est le véritable « inventeur »
de la « Conscience », et « invention
» » qu’il développe au chapitre
XXVII du Livre II de son Essai.
-
6- Si je ne m’abuse, le précepte du
Temple de Delphes repris par Socrate
figure dans trois dialogues de
Platon, bien que formulé selon des
énoncés chaque fois différents :
L’Apologie de Socrate, Le Charmide
et Le Timée. Dans les deux premiers,
Platon se contente de définir le
précepte de Delphes comme une maxime
de sagesse, mais c’est dans Le
Timée, qui est un dialogue
cosmogonique et non psychologique,
que Timée, précisément, lui donne
son sens plein : « connaitre la
place de l’homme dans l’univers ».
Et c’est bien parce qu’Œdipe n’a pas
connu sa place – celle d’un homme –
et qu’il s’est pris pour ce qu’il
n’est pas – un dieu – que cette
démesure (hybris) devait engendrer
la tragédie.
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