Opinion
Liban: De la
philosophie et de son enseignement au
Liban 1/2
René Naba
Dimanche 12 mai
2013 Entre la
voix de l’Empire et la voie de l’exil
Un vecteur de l’impérialisme
culturel ?
(NDLR: Bien que spécifique au Liban, les
mêmes perversions frappent tout autant
l’enseignement de la Philosophie dans
l’espace francophone arabe, le Machreq
et le Maghreb, sans compter la région du
Golfe, où la seule philosophie en
vigueur est celle du fait du prince du
fait de Dieu)
Beyrouth -Enseigner la philo n’a pas
toujours été un cas de conscience pour
le jeune professeur de gauche que
j’étais dans la décennie 1960, pris
jusqu’à la moelle dans les grandes
causes et valeurs de la gauche. Sûr de
mon savoir universel imbu des Lumières,
je les assénais à mes élèves, de manière
philosophique bien évidemment !
Mais elle le devint au tournant de la
décennie 1970, quand les tribulations de
ma vie militante ont fait que je m’étais
retrouvé ouvrier dans l’une des plus
grandes usines du Liban … à la recherche
de La Classe Ouvrière et du Peuple… que
je ne trouvais pas.
La grève qui se déclencha lors de mon
passage ouvrier dans cette usine,
m’apprit que j’étais à la recherche d’un
simulacre Cf. Encadré/01. En lieu et
place de ce que je cherchais, je
trouvais et découvrais des confessions,
des familles, des clans, bref des
«réalités» que je n’avais pas apprises à
voir, à reconnaître ou à comprendre.
Quel rapport avec l’enseignement de la
philo ? C’est que, de fil en aiguille et
en l’occurrence, de concept en concept,
c’est toute l’encyclopédie de mon savoir
qui se trouva ébranlé : pourquoi seule
la classe ouvrière et le peuple
seraient-ils des simulacres ?
Qu’en est-il des autres: Etat, Société,
Société civile, Parti politique,
Syndicat, Démocratie, République,
Nation, Sujet, Citoyen… bref tout le
cours de philosophe politique se
trouvait mis à plat. Or, «maladie»
contagieuse, elle affecta toutes les
autres branches et disciplines du savoir
philosophique et science-humaniste: Ce
qu’on m’avait appris non seulement était
inutile, non seulement «inutilisable» en
raison de l’inadéquation qui isolait le
concept de son référent de réalité, mais
aveuglant puisqu’il donne à voir ce qui
n’existe pas et occulte ce qui existe.
Ce fut un gros souci que je trainais
toujours en moi quand, après 1985, de
retour à la vie normale, je repris mon
ancien métier de prof de philo.
Qu’enseigner à mes élèves?
Les aveugler comme je l’ai été par ces
mots vides de substance quand ils sont
appliqués à la réalité dans laquelle les
élèves vivent ? Cet enseignement
lui-même ne s’inscrit-il pas, volens
nolens, dans le sillage de la montée
mondiale de la France en puissance
coloniale ? Sinon comment expliquer cet
enseignement dans les territoires
(colonies, protectorats, mandats…) de
l’Empire ? Serait-ce par les vertus des
principes universels de la Raison que la
Métropole aurait convaincu ses vaincus
de l’adopter?
Mais leur enseigner autre chose ou
autrement, c’est les condamner à l’échec
aux examens, officiels ou pas, puisque,
quoiqu’on en dise, le discours scolaire
de la philosophie -notamment celui de la
dissertation et du commentaire des
épreuves du Bac-est un genre ordonné,
codé, voire verrouillé par un savoir
qui, pour universel qu’il se prétend,
reste localisé et daté: celui de la
Modernité occidentale qui commence à
l’orée du XVIe siècle, en Europe.
La question de savoir quelle philo
enseigner qui me triturait, n’est pas
qu’une question technique ou académique.
C’est une question anthropolitique, car
peut-on, sous prétexte d’universalité,
enseigner à des élèves un savoir qui
réfère à une réalité qu’ils/elles ne
peuvent intuitionner par le défaut de
cette réalité ?
N’est-ce pas enseigner un simulacre de
savoir qui, dans le hic et nunc de son
enseignement, ne réfère à rien d’autre
qu’à lui-même, quoique se référant,
ailleurs -en Europe par exemple-, à une
réalité précise.
Question anthro-politique, certes, mais
question philosophique aussi; car, en
matière de philo, il y a universalité et
universalité dès lors que l’on peut en
universaliser la matière ou en
universaliser la forme.
Universaliser la matière ou les thèmes
ne peuvent relever que de
«l’impérialisme culturel» puisqu’alors
on universalise un particularisme qui,
comme poursuivent Bourdieu et Wacquant,
est «lié à une tradition historique
singulière», tradition méconnue parce
que rendue méconnaissable comme
condition sine qua non de son érection
en universel.
Plutôt que sur «le pouvoir
d’universaliser les particularismes» que
retiennent nos auteurs, l’impérialisme
culturel me semble reposer sur la
volonté d’imposer son particularisme en
universel. Comme le souligne Lyotard,
«La vérité de l’universel se fonde sur
une violence originaire faite au réel
par le discours de l’universel qu’elle
en « donne ».»
Mais l’on peut aussi, fort heureusement,
en universaliser la forme, si par
philosophie on entend non seulement des
thèmes, mais également «un mode
d’approche spécifique des problèmes,
irréductible à tout autre … qui cherche
à réfléchir, en dehors des présupposés
non questionnés, qui constituent le
matériau irréfléchi de la pensée».
Dès lors le particulier peut se
conjuguer à l’universel si la Métropole
renonçait à enfermer l’universel dans
son particulier à elle, l’enfermant dans
un discours qui se prend et se donne
pour absolu et horizon indépassable !
Enseigner la philo dans les territoires
de l’ex-Empire, consisterait ainsi à
apprendre le modus operandi de la
démarche philosophique, l’un des traits
de la Modernité occidentale: apprendre
la mise à distance critique… de tout
discours, vérité, croyance ou autorité;
à condition de laisser aux indigènes le
soin et la responsabilité de la mise à
distance de leur propre discours,
vérité, croyance pis autorité, et le
soin de les critiquer… et non de le
faire à leur place.
C’est donc cette volonté d’Empire que
devra battre en brèche la Métropole et
les territoires pour réformer
l’enseignement de la philo dans le sens
des peules qui ne partagent par la
«tradition historique singulière» de
l’Europe et de la France.
Inclure dans le programme d’enseignement
de la philo du Bac Français, les
thématiques indigènes n’est pas
seulement signe de modestie
anthropologique, mais de pédagogie
philosophique car alors, et seulement,
le programme permet à l’élève de se
constituer un «territoire indigène de
parole» où l’intuition rejoignant la
réalité qu’elle conceptualise, il pourra
en parler en connaissance de cause;
C’est alors qu’il apprendra à débattre
c’est-à-dire à écouter d’autres opinions
que les siennes, à se confronter avec, à
lever les présupposés … et chemin
faisant il fait de la philo?
Enseigner la philo au Liban
L’enseignement de la philo au Liban va à
vau l’eau sans qu’on puisse jeter la
pierre à quelqu’un tellement les causes
s’enchevêtrent, mêlant indifféremment
celles qui relèvent de l’extrascolaire,
en l’occurrence de la «société»
libanaise, à celles qui relèvent du
scolaire, en l’occurrence les conditions
de son enseignement: programme, examens,
didactique, etc., excédant de loin le
malheureux prof de philo qui n’en peut
mais.
A – Une crise ab origine
La première question qu’il serait
légitime de se poser serait celle de sa
raison d’être: Pourquoi enseigner la
philo au Liban? Formulée en termes
d’enseignement, la question interroge
les finalités éducatives, pédagogiques
que lui assigne la société qui le
programme.
On connaît la réponse occidentale -pour
l’essentiel: «favoriser l’accès de
chaque élève à l’exercice réfléchi du
jugement … contribuer à former des
esprits autonomes, avertis de la
complexité du réel, et capables de
mettre en œuvre une conscience critique
du monde contemporain … exercer la
liberté critique d’un jugement rationnel
… comprendre le sens de son rapport au
monde, à autrui, à soi-même, pour agir
en connaissance de cause et de valeur,
et assumer dignement son humaine
condition … former un sujet autonome, un
citoyen libre … éduquer à la tolérance
et disposer au respect de l’Autre»;
Et l’on comprend son pourquoi:
l’enseignement de la philo s’inscrit
pleinement dans le projet
anthropologique de questionnement sur ce
qui fait l’Homme moderne, vivant dans un
milieu où la vérité et le sens de la
vie, délestés de toute transcendance,
sont à portée de la raison pour les
construire ou les mettre en question.
La réponse que lui donne le Liban ne
fait que reprendre, par mimétisme
colonial , celle de l’Occident quand,
fort de sa montée en puissance mondiale,
il imposa ses valeurs, son savoir, son
enseignement et le reste à tous les
peuples de la Terre.
Or, si l’on peut comprendre la réponse
occidentale, en parfaite cohérence avec
le projet anthro-politique et sociétal
qui le porte, on ne comprend pas du tout
la réponse libanaise qui programme un
enseignement en totale contradiction
avec la société qui l’impose, dès lors
que nos sociétés, holistes,
patriarcales,
confessionnelles/religieuses et
autoritaires, non seulement s’inscrivent
en faux contre la finalité d’un tel
enseignement, mais brutalisent toute
personne qui aurait eu la naïveté de la
prendre au sérieux et de s’y conformer
sur la place publique ou privée (dans sa
famille par exemple).
Jouant sur les mots et paraphrasant
Kant, on pourrait dire que
l’enseignement de la philo au Liban se
donne «une finalité sans fin».
On peut expliquer cette finalité
erratique par la raison que dans nos
contrées la philosophie ne s’y inscrit,
et seulement, que comme «fait scolaire»
et non comme un «choix » ou un «fait de
société», et ne constitue donc pas un
phénomène qui se source dans la vie
socialo-intellectuelle et s’y prolonge
comme ce fut le cas dans les sociétés
qui l’ont «inventée» (les Grecs du
–Ve/s) et comme c’est le cas dans celles
qui l’ont réinventée (la Modernité
occidentale des XVIe-XVIIe/s) où la
philosophie a réussi, à travers moult
luttes et crises, à se constituer un
espace propre dans l’espace public de la
Cité antique et de l’Etat moderne.
Aussi enseigner la philo au Liban
relève-t-il d’un acte schizophrène se
faisant sur fond d’une fracture radicale
entre «l’espace de la classe» où l’élève
s’exerce aux finalités de cet
enseignement et «l’espace du social»
(public ou privé) qui lui refuse
obstinément les possibilités d’un tel
exercice.
Néanmoins, la belle époque de la
francophonie triomphante (~de
l’Indépendance à la Guerre de 1975)
réussit à faire illusion. Normal, la
clientèle des Grandes écoles privées
francophones du Liban, hauts lieux d’un
tel enseignement, répondait parfaitement
à l’acceptabilité d’une telle éducation:
clientèle urbanisée ou en voie de
l’être, linguistiquement et
culturellement francophonisée, voyageant
souvent en Europe… elle pouvait entendre
une leçon de philo et s’y intéresser. Je
me rappelle l’époque où, frais émoulu
des universités françaises et débarquant
de mon Afrique natale, j’eus la chance
d’enseigner la philo, dans la décennie
1960, au Grand Lycée franco-libanais de
Beyrouth.
Le cours commençait, se prolongeait ou
s’illustrait par des discussions
littéraires (Camus, Sartre, Ionesco,
Beckett, Pirandello, Baudelaire,
Rimbaud, les surréalistes),
cinématographiques (Orson Wells, Godard,
Antonioni, di Lampedusa, Fellini,
Bergman, Charlie Chaplin), picturales
(Picasso, Rembrandt, Velasquez, Goya, de
Vinci) etc.
Ce qui, de nos jours, non seulement ne
se fait plus, mais ne peut plus se
faire. Le professeur de philosophie ni
les élèves d’alors n’étaient en
situation d’extériorité par rapport au
questionnement philosophique.
La crise de l’enseignement de la philo
ne devint cependant palpable que sous
les effets conjugués de deux événements
de nature différente mais qui ont
concouru à bouleverser du tout au tout
le public auquel il s’adresse.
Le premier date de la décennie 1960,
plus précisément de 1963, au moment de
la «démocratisation» (sic) de
l’enseignement libanais qui l’imposa à
une large clientèle qui ne lui était pas
prédisposée. Non pas que ce public
n’était pas «cultivé» comme disent les
méchantes langues – ou plus méchamment
encore, qu’il était «inculte» ; mais sa
culture, autochtonisée, ne le disposait
pas à recevoir un tel enseignement qui
lui demeurait inaudible parce qu’en
rupture radicale avec son univers
culturel et linguistique.
Si de l’Indépendance à la guerre ouverte
en 1975, les apparences ont pu malgré
tout être sauves, c’est que la crise ne
touchait pas encore à la clientèle des
Grandes écoles privées francophones,
colonne vertébrale de cet enseignement.
Il reviendra à la guerre de 1975 d’en
altérer profondément les paramètres
scolaires, emportant corps et biens les
réquisits culturels et linguistiques qui
leur font, depuis, cruellement défaut.
Au tournant de la décennie 1980-1990, je
présentais régulièrement aux directeurs
des Grandes écoles privées où
j’enseignais le même rapport repris
d’année en année (je me cite):
«Les élèves de Terminales vivent en
situation d’insécurité linguistique et
culturelle … Leur français, forgé dans
l’espace clos de la classe (pour les non
francophones) ou dans la classe et en
milieu familial (pour les francophones),
ne s’est pas doté de moyens propres à
véhiculer le sens au-delà de la
connivence, du fonctionnel ou du
conversationnel … Confiné dans un espace
réduit et pour un usage tout aussi
réduit, rarement sollicité pour
transmettre ou recevoir des informations
extérieures à son cercle étroit, c’est
d’un français limité dont ils disposent.
Il en résulte que ce français ne les
autorise pas à penser par eux-mêmes dans
cette langue, mais les contraint
d’adopter, pour les reproduire telles
quelles, les argumentations des autres,
en l’occurrence celles du prof ou du
manuel. Ce « français de classe », «
familial » ou « conversationnel » en
fait des élèves en difficulté de
conceptualisation, d’argumentation, et
d’abstraction parce qu’il s’agit
d’élèves qui ne savent pas, de par cette
langue qu’ils ne se sont pas vraiment
appropriée, prendre une distance propice
à la réflexion critique et à l’analyse …
Leur façon d’appréhender un texte ou le
cours est toujours inadéquate : ils n’en
perçoivent ni la démarche logique, ni la
problématique, ni la finalité, ni les
enjeux … En expression écrite, leur
façon d’écrire manque de rigueur,
d’enchaînement, de cohérence,
d’organisation, et on a l’impression
quand on lit leurs dissertations ou
leurs commentaires, que leurs écrits «
tournent en rond », « n’avancent pas »,
que les phrases se succèdent sans
rapport apparent ni caché… Dans le
meilleur des cas, penser, pour eux, se
réduit à « énumérer des arguments en les
juxtaposant à la queue leu leu » … ».
Dans ces conditions, comment faire de la
philo si, comme le note justement
Benveniste, «C’est ce qu’on peut dire
qui délimite et organise ce qu’on peut
penser.»
Que dire alors des actuelles et futures
générations, désormais immergées dans la
culture Internet, Facebook et autres
Twitter, et le sabir SMS ?
Encadré/01. SIMULACRE
Au sens que lui donnaient les Grecs. A
l’âge d’or athénien, un simulacre
désignait « une apparence qui ne renvoie
à aucune réalité sous-jacente, et
prétend valoir pour cette réalité
elle-même.» (Platon, Sophiste).
Concept-simulacre ou simulacre de
concept désigne donc un mot qui, bien
qu’ayant un signifié, n’a pas de
référent dans le réel qu’il est censé
nommer ou désigner: c’est une coquille
vide qui ne renvoie qu’à elle-même et à
rien d’autre.
Roger Naba’a, philosophe et
universitaire libanais
-
Pour aller plus loin à propos de
Roger Naba’a sur ce blog
-
http://www.renenaba.com/israel-et-la-fin-de-la-purete-des-armes/
-
http://www.renenaba.com/la-revolution-arabe-par-dela-ses-lignes-narratives/
Sa production pour le compte de la Revue
«Peules du Monde» du Philosophe Paul
Vieille:
http://www.peuplesmonde.com/spip.php?rubrique39
Références
-
1- En conformité avec le principe
maoïste de l’implantation populaire.
-
2- Pierre BOURDIEU et Loïc WACQUANT,
«Sur les ruses de la raison
impérialiste », Actes de la
recherche en sciences sociales, Vol.
121-122, mars 1998. En note [1] les
auteurs d’ajouter : «Il vaut mieux
dire d’emblée, pour éviter tout
malentendu (…) que rien n’est plus
universel que la prétention à
l’universel ou plus précisément à
l’universalisation d’une vision du
monde particulière .»
-
3- J.-F. LYOTARD, « Histoire
universelle et différences
culturelles », in Critique, n° 456 :
La traversée de l’Atlantique, Mai
1985, Minuit.
-
4- Idem.
-
5- En fait, concernant le Liban –
comme beaucoup d’autres pays arabes
pour nous en tenir à notre contrée –
il faudrait le pluriel, et parler
des « sociétés libanaises » plutôt
que de la « société libanaise ».
-
6- Toutes les Instructions
officielles – pas seulement
françaises mais italiennes,
portugaises, etc. – reprennent en
les adaptant, les parachevant ou les
modernisant les « instructions »
formulées par Anatole de Monzie dans
sa « Circulaire du 2 septembre 1925
».
-
7- Pour rappel, ce sont les «
missionnaires » qui l’ont importé
lors de leur « débarquement
civilisateur », et les Tanzimat qui
l’ont généralisé.
-
8- C’est un choix « d’Etat » mais
pas pour autant un « choix de
société ».
-
9- Si triomphante que Ghassan Tuéni,
Grand intellectuel devant l’Eternel
s’il en fut, se refusait le titre d’
« intellectuel » « parce que je ne
maîtrise pas assez bien le français
».
-
10- A l’époque, je n’enseignais plus
au Grand Lycée franco-libanais de
Beyrouth, mais dans d’autres Grandes
écoles privées tout aussi «
prestigieuses ». Mon intention
n’étant ni de polémiquer ni de
dénigrer, je me garderai bien de les
citer à comparaître.
-
11- Emile Benveniste, Problèmes de
linguistique générale, I, 1966,
Gallimard.
Tous droits réservés
© René Naba • 2013
Reçu pour publication
Le sommaire de René Naba
Le
dossier Liban
Les dernières mises à jour
|