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Blog René Naba
Les
tribulations de la presse libanaise;
de référence journalistique au contorsionnement mercantile
René Naba
Paris, 6 décembre 2008
La contribution des Libanais à la civilisation est connue et
reconnue. A défaut de pouvoir revendiquer le monopole exclusif
de l’invention de l’alphabet et du gouvernail, les Phéniciens
ont assuré la propagation universelle de ces deux vecteurs
fondamentaux de la communication. Dans leur forme moderne
d’expression, - le commerce et l’information- leurs descendants
libanais se sont confirmés dans le rôle d’intermédiation
culturelle. L’héritage est donc prestigieux et les Libanais s’en
réclament non sans fierté, même si de graves abus ont quelque
peu terni la revendication.
I. Le journalisme libanais, côté face.
Admettre le rôle pionnier et innovateur des Libanais dans le
développement de la presse arabe et dans la diffusion d’une
pensée pluraliste au niveau transcontinental, s’acquitter en
quelque sorte de cette dette d’honneur, autorise en contrepoint
une lecture critique du bilan. L’exercice pour difficile qu’il
soit est néanmoins nécessaire. Il participe même d’un acte de
salubrité publique. N’en déplaise aux nationalistes
chatouilleux, force est d’admettre que si le Vatican peut, à
juste titre, revendiquer un rôle moteur dans l’impulsion de
l’impression en langue arabe avec la publication des Evangiles
en arabe, en 1590, et du Kitab al Najat (Le livre de la
guérison) d’Avicenne-Ibn Sina,en 1593, le mérite de
l’installation d’une imprimerie à caractères arabes en terre
d’Orient, revient aux Moines du Mont-Liban, en 1610, avec l’aide
des Missionnaires européens.
Il en est de même de la presse comme de l’imprimerie, voire même
de l’édition: le rôle d’avant-garde joué par l’intelligentsia
libanaise dans le développement culturel et intellectuel arabe
est de notoriété publique.
A toutes les étapes de l’histoire de la presse, dans tous les
domaines de l’impression et de l’édition, qu’il s’agisse de la
mise en activité de la première imprimerie arabe en terre
d’Orient, du lancement des grands journaux contemporains ou
encore de la mise en place d’une presse périphérique
transfrontalière, la contribution des Libanais ne souffre aucune
contestation. Nassif al-Yazigi et son disciple Khalil el-Khoury
(Hadiqat al Akhbar –le jardin des nouvelles/1857), ainsi que
Boutros al-Boustani (Loubnane-Liban/1860) et Ahmad Farès Chidiaq,
passent pour avoir été les véritables fondateurs de la presse
libanaise, relayé en Amérique, nouvelle terre d’immigration
libanaise, par Ibrahim et Najib Arbili (Kawkab Amrika- Astre de
l’Amérique /1888) et par Naoum Moukarzel (Al-Huda 1898). De 1888
à 1929, soit en quarante ans, pas moins de 268 titres de
journaux en langue arabe rédigés par des Libanais étaient
recensés dans les deux Amériques, dont 79 aux Etats-Unis et 95
au Brésil, ainsi que 133 titres en Europe.
Fait significatif de ce bouillonnement culturel est la fondation
par les frères Taqla --Sélim et Béchara Taqla--, le 5 Août 1876,
du plus prestigieux journal égyptien «Al-Ahram» (les Pyramides),
qui demeure encore de nos jours l’un des pus grands titres de
gloire du savoir faire journalistique libanais (1).
A son indépendance en 1943, alors que la presse du Golfe
était encore à ses premiers balbutiements et que
l’analphabétisme était le lot général d’une grande fraction de
l’ensemble arabe, le Liban comptait déjà 132 publications dont
17 quotidiens et 15 revues hebdomadaires pour une population de
1,5 millions d’habitants et une superficie de 10.400 km2, record
mondial absolu pour la densité démographique per capita. Une
cohorte de plumes parmi les plus réputées du monde arabe Gibrane
Tuéni (Al-Ahrar - les Libéraux/1924), Youssef Moukarzel
(Ad-Dabbour- Le Bourdon/1923), Alexandre Riachi (Al Sahafi al
Taeh, le journaliste errant/1922), Kamel Mroueh (Al-Hayat, la
vie/1946), Said Freyha (As-Sayyad-Le chasseur), Abdallah
Machnouk (Beyrouth al Massa), Mounah Al-Solh, Talal Salmane (As-Safir-
l’Ambassadeur) ainsi que la triptyque prestigieuse, le duo
francophone Georges Naccache et Michel Chiha (L’Orient-le Jour)
et leur équivalent arabophone Ghassane Tuéni (An-Nahar) ont fait
office de référence à toute une génération de journalistes.
Dans les années 1960, au lendemain de la traumatisante
défaite de la 3 me guerre israélo-arabe de juin 1967, alors que
la presse arabe nationalisée sombrait dans le conformisme
bureaucratique d’une couverture de l’actualité institutionnelle,
les journaux de Beyrouth donnaient l’impulsion éditoriale à
l’ensemble de la zone compensant ainsi par une fonction
tribunicienne assumée au niveau de l’opinion internationale, la
défaite historique du nationalisme arabe. Toutes les chapelles
du nationalisme, du marxisme et du fondamentalisme religieux y
avaient pignon sur rue et disposaient de journaux forts
documentés sur les pays de la zone, à la plus grande
satisfaction et au plus grand bénéfice de quelque cents cinq
correspondants étrangers accrédités dans la capitale libanaise.
Abritant avant guerre, près de trois mille imprimeries et une
centaine maison d’édition, Beyrouth a édité une littérature
politique supérieure en quantité, et souvent en qualité, à la
totalité des pays arabes, et, se jouant de la censure, courante
dans ces pays, en a assuré la diffusion. Premier diffuseur de la
presse au niveau arabe, le Liban assurait à cette époque la
circulation de 1.358 titres, toutes périodicités confondues
(quotidien, hebdomadaire, mensuel, trimestriel, annuel) sur un
total de 2.741 titres circulant dans le monde arabe, soit dix
fois plus que l’Egypte, le plus grand pays arabe et dont la
population s’élève à 60 millions d’habitants. Dans la tourmente
de la guerre civile (1975-1990), la presse libanaise s’est
maintenue, manifestant au cours des quatorze ans de conflit une
formidable capacité d’adaptation, reflet d’un farouche instinct
de survie. A Londres et à Paris qui ont abrité jusqu’à une
trentaine de publications libanaises, les patrons de presse
avaient aménagé des zones offshore pour l’édition et la
commercialisation de la presse libanaise à vocation panarabe,
déblayant ainsi le terrain au lancement des vecteurs
trans-arabes modernes, puis ultérieurement aux chaînes
satellitaires.
II. le journalisme libanais, côté pile: le revers de
la médaille ou les travers de la presse libanaise.
L’apport est donc indéniable, mais l’acquis est-il viable ?
Foin de fanfaronnade: Au delà de ses nombreuses qualités, un
handicap a constamment pesé sur la presse libanaise. La
flexibilité tant vantée des Libanais s’est muée en versatilité,
au point de déboucher sur un mouvement perpétuel de
contorsionnement au gré des variations de leurs commanditaires.
L’exiguïté du marché national, la recherche de débouchés ont
pu avoir valeur de légitimes excuses, mais la versatilité
poussée au point caricatural a eu pour conséquence d’altérer
l’image de la presse libanaise. Un trait d’humour résume mieux
que tout ce mercantilisme journalistique: Lors d’une audience au
syndicat de la presse libanaise, Charles Hélou (1964-1969), qui
a présidé aux destinées du Liban durant la difficile période
consécutive à la débâcle arabe, a accueilli ses hôtes en ces
termes, d’une ironie amère: Soyez les bienvenus au Liban, votre
seconde patrie», comme pour stigmatiser leur double allégeance
et à leur patrie d’origine et à celle de leurs nombreux
commanditaires. Dans la période qui a suivi l’Indépendance du
Liban (1943-1953) les bailleurs de fonds des journaux de
Beyrouth étaient en effet principalement, mais non
exclusivement, des richissimes hommes d’affaires libanais, le
banquier Henry Pharaon, l’entrepreneur Emile Boustany et
l’industriel Boutros Khoury.
La donne changera avec l’irruption des querelles du Monde
arabe propulsée au paroxysme de la guerre froide
soviéto-américaine sur la scène libanaise où l’on relèvera, au
plus fort de la rivalité égypto-saoudienne, pas moins d’une
dizaine de journaux sous perfusion égyptienne et autant sous
fusion saoudienne. Le proconsul égyptien, le Général Abdel Hamid
Ghaleb et son attaché de presse Anour Jammal faisaient même
office de Rédacteur en chef occulte de sept quotidiens
(Al-Moharrer, Al-Liwa, As-Siyassa, Al-Kifah, Al-Hourriya,
Al-Anouar et Al-Hawdess), tandis que son équivalent saoudien le
Général Ali Chaer régnait en maître sur cinq quotidiens
(Al-Hayat, Az-Zamane, Ad-Dyar, Al Joumhouriya et Ar Rouad).
Seul An-Nahar avait réussi à l’époque à faire jeu égal se
livrant à un difficile exercice d’équilibrisme entre
Républicains et Monarchistes du Monde arabe. La correspondance
pronassérienne du Caire du journaliste Fouad Matar et
l’éditorial panarabiste de Michel Abou-Jaoudeh étaient
contrebalancés par les chroniques pro monarchiquement
occidentales de Ghassane Tuéni, Ahmad Choumane et Ounsi Al-Hajj,
celui là même qui sera prestement lesté de ses responsabilités,
quarante ans plus tard, par le dauphin Gébrane Tuéni à sa prise
de fonction en 2004 (2).
Le foisonnement intellectuel était à la mesure de la
virulence de la bataille idéologique. Si l’agglomération
Antélias-Jal el Dib, dans la banlieue chrétienne de Beyrouth, où
résidaient Khaled Bagdache, secrétaire général du parti
communiste syrien, Massa’ad Hajjal et Assa’ad Hardane, deux
responsables du Parti Populaire Syrien, le communiste Rafiq
Khoury et même Kamal Nasser, porte-parole de l’organisation de
Libération de la Palestine de Libération de la Palestine,
constituait un bastion de l’ordre contestataire arabe, un rôle
dévolu par la suite à Beyrouth-Ouest, la revue «As-Shi’ir» ( la
poésie) servait de point de ralliement au modernisme
pro-occidental. Mais au-delà des joutes oratoires, dans le feu
de la bataille, la commandite s’est insidieusement glissée dans
les mœurs journalistiques, gagnant inexorablement Droit de Cité.
La sentence, inévitable, s’abattra alors ans toute sa
brutalité: de référence en matière journalistique, le
journaliste libanais dans ses pratiques dévoyées est devenu
synonyme d’une parfaite illustration du scribe thuriféraire.
Cela a été vrai avant et pendant la guerre du Liban. Cela a été
particulièrement vrai durant la première guerre du Golfe, en
1990. Cela sera encore plus vrai lors de l’invasion américaine
de l’Irak en 2003 et la bataille de déstabilisation médiatique
menée depuis le Liban contre la Syrie et ses retombées
mortifères sur des opérateurs libanais. Le spectaculaire
retournement politique d’une dizaine de publications
pro-irakiennes à la veille de la guerre du Golfe, en 1990, le
rocambolesque revirement du propriétaire d’Al-Watan al-Arabi (La
Nation Arabe), un obligé notoire de l’Irak qui s’est réfugié au
Caire à la première détonation pour mettre à l’abri ses
nouvelles convictions sonnantes et trébuchantes acquises auprès
des pétromonarchies du Golfe, auront eu un effet dévastateur sur
la réputation des journalistes libanais. Ce cas n’a pas été
unique.
Le fameux «avantage comparatif» dont le journaliste libanais
a longtemps bénéficié, qui en faisait le «préféré» parmi ses
confrères arabes, s’est érodé sous l’effet des revirements,
voire même des reniements, conduisant les traditionnels
commanditaires à délaisser la sous traitance pour un pilotage
direct des médias. Dans la foulée de la première guerre du
Golfe, l’Arabie saoudite, principal bailleur de fonds de la
presse panarabe depuis la mise en quarantaine tant de l’Irak que
de la Libye, a pris en main la direction des vecteurs
transfrontières, confinant les cadres libanais à l’animation des
programmes de divertissement, aux échelons intermédiaires de la
chaîne de commandement, réduisant en conséquence le rôle de
Beyrouth en tant que plaque tournante du journalisme régional.
A. L’empire médiatique de Rafic Hariri (3)
Institution de légende consubstantielle à l’histoire du
Liban, Rafic Hariri, qui dirigera le gouvernement libanais
pendant dix ans (1992-1998/2000-2003) commencera par vouloir
l’amadouer en débloquant de sa cassette personnelle la somme de
250.000 dollars à titre de contribution à l’édification du
nouvel immeuble du syndicat de la presse. A l’automne 1991,
moins d’un an avant son accession au pouvoir, il s’attirera
ainsi les bonnes grâces du président du syndicat des
journalistes, M. Melhem Karam, un homme à l’abri du besoin,
propriétaire d’un important groupe de presse comprenant une
publication francophone réputée «La Revue du Liban» et par
ailleurs inamovible patron du syndicat depuis quarante ans.
Dans une opération de relations publiques visant directement
les journalistes libanais, il n’hésitera pas, non plus, à
affréter un avion spécial pour la couverture de la première
visite de l’après-guerre du président libanais en France, M.
Elias Hraoui, à l’automne 1991, régalant à ses frais la
soixantaine de correspondants accourus pour la circonstance à
Paris. Homme de pouvoir et surtout de pleins pouvoirs, Hariri ne
souffrait la moindre contestation. La discordance l’insupportait
au plus haut point, de même que le propos dubitatif ou plus
simplement interrogatif.
De gré ou de force, par la séduction ou la contrainte,
l’argent ou la violence, Hariri s’est ainsi constitué en 15 ans
un véritable empire médiatique secondé par un aréopage de
scribes laudatifs pour sa plus grande gloire et celle de ses
projets. Bon nombre de journalistes succomberont aux séductions
matérielles par nécessité de survie dans un pays exsangue, ou
plus simplement pour la satisfaction d’une vaniteuse soif de
reconnaissance sociale que les fastes du pouvoir engendrent. Se
rendre en pèlerinage quotidien au City Café de Beyrouth au pied
de la résidence du premier ministre et s’afficher en compagnie
du porte-parole et distributeur de la manne haririenne, Nihad
Machnouk, constituait alors un rituel du meilleur chic et
constituait le summum de la consécration professionnelle et de
la considération sociale durant le passage de M. Hariri au
pouvoir.
A sa mort, Rafic Hariri se trouvait ainsi, au terme de vingt
cinq ans de vie politique, à la tête d’un dispositif multimédia
comprenant six vecteurs, dont une chaîne de télévision et une
radio et des connexions dans six publications libanaises
majeures. Signe d’oecuménisme ou d’opportunisme, le recrutement
d’une cohorte d’une centaine de journalistes hétéroclites
recouvre la gamme des sensibilités politiques libanaises et
arabes, allant des anciens militants communistes aux miliciens
des forces libanaises.
Au delà de Radio-Orient, dont il s’emparera à la veille de
son arrivée au pouvoir en 1992, Hariri fondera une chaîne de
télévision «Al-Mostaqbal» qui signifie «l’Avenir», titre
annonciateur de son projet politique futuriste. Il rachètera la
revue du même nom «Al-Mostaqbal», longtemps éditée à Paris par
des nationalistes arabes luttant contre le colonialisme, avant
de fonder un parti politique du même nom dont il confiera la
direction à un ancien dirigeant communiste Mohamad Kichleh.
Première radio communautaire arabophone de l’Europe
continentale et de par son implantation la première radio
arabophone d’Europe, Radio-Orient, émettant depuis Paris, média
off-shore par excellence, a longtemps constitué un pavillon de
complaisance dans une zone de non-droit, un condensé de
l’histoire de la communication et des relations triangulairement
ancillaires entre Paris, les pétromonarchies du golfe et le
milliardaire libano-saoudien. Mais la bataille dans l’ordre
symbolique ne s’arrêtera pas là. Il raflera les principaux
titres de journaux qui ont bercé des générations de militants
nationalistes du dernier quart du XX me siècle: «Saout Al-Ourouba»,
la voix de l’arabisme, organe du parti Najjadé d’Adnane Hakim,
journal mythique de la jeunesse musulmane de Beyrouth dont le
mot d’ordre «le pétrole des Arabes doit revenir aux Arabes»
sonne comme un désaveu de la politique énergétique des amis de
M. Hariri, les monarques pétroliers du Golfe proaméricain. Il
s’emparera aussi du journal «Al-Hoda» et d’un quotidien
d’expression française «Le Matin».
Ces trois titres ne paraissent pas mais constituent une sorte
de réserve stratégique. Leur mise en circulation devant être
décidée en fonction des impératifs de sa politique, dans
l’hypothèse notamment où s’imposerait la nécessite d’amplifier
sa puissance de feu face à ses détracteurs ou encore pour
gratifier d’une sinécure un serviteur zélé notabilisé par le
titre envié de Directeur de journal. Au-delà de la satisfaction
d’un clientélisme de bon aloi, la détention d’une licence d’un
journal d’expression française répondait toutefois à un objectif
éminemment politique: faire peser le risque d’une concurrence
sur l’Orient-Le Jour, dans un marché exigu et le conduire à
composition.
Ce journal, à tirage modeste sans rapport avec sa notoriété,
se vit comme le grand quotidien francophone du Liban et de tout
l’Orient arabe. Il a longtemps bénéficié, à ce titre, d’une
subvention déguisée de la France sous forme de fourniture
gratuite du papier journal, en guise de soutien à la
Francophonie. «Le Matin», botte sécrète de Rafic Hariri, ainsi
que l’appât que représentait un soutien haririen à la
candidature présidentielle du Directeur du journal, Michel Eddé,
éternel postulant à la magistrature suprême, sera en fait son
principal argument pour contraindre la bourgeoisie d‘affaires
chrétienne francophone et francophile à sceller un partenariat
politique et électoral avec le milliardaire libano-saoudien et
l’introniser dans le sérail politique.
Toujours dans le symbole et sans doute par inclination pour
ses amours de jeunesse, le mouvement des nationalistes arabes de
Georges Habbache, dont il fut un sympathisant à Saida
(Sud-Liban), il contribuera à l’acquisition par un de ses
proches, M. Abdel Karim Khalil, de la revue «Al-Hadaf»,
porte-parole de l’organisation marxisante du Front Populaire
pour la Libération de la Palestine (FPLP), longtemps dirigé par
l’un des plus médiatiques dirigeants palestiniens, le poète
Ghassane Kanafani. Même le prestigieux journal «Al-Nahar»,
longtemps porte-parole de l’intelligentsia libérale arabe ne
résistera pas à l’attraction de M. Hariri. Artisan de la
révolution éditoriale qui a donné naissance au journalisme arabe
moderne dans les années 1960, le propriétaire du Nahar, Ghassane
Tuéni, ancien conseiller diplomatique du président Amine
Gemayel, sera partenaire de M. Hariri,et son beau frère, Marwane
Hamadé, l’un des plus actifs membres des gouvernements Hariri.
En 2002, toutefois, M. Hariri cédera ses parts dans «Al-Nahar»
au prince libano-saoudien Walid Ben Talal, qui lui disputait le
leadership sunnite de Beyrouth en raison de sa filiation avec
l’ancien premier ministre et père de l’indépendance libanaise
Riad el-Solh. D’autres titres glorieux de la presse libanaise,
qui furent en leur temps des porte-paroles de la coalition
palestino-progressiste durant la guerre du Liban, ont paru par
la suite récéptif à ses entreprises de séduction et à des
subventions plus ou moins directes, notamment «Al-Charq» et «Al-Liwa».
Voulant sans doute désamorcer les oppositions, l’ancien premier
ministre a ratissé large comme en témoigne l’organigramme de son
empire médiatique. Les noms des grandes familles musulmanes y
côtoyaient ceux d’anciens membres des forces libanaises (milices
chrétiennes) telle Rima Torbey, ou d’anciens militants marxistes
tel Nassir al-Assaad et Tony Francis. Au sommet de la pyramide
figuraient toutefois les représentants de la grande bourgeoisie
musulmane notamment Assaad Mokaddem, ancien diplomate à la Ligue
arabe et Mohamad Al-Samak, vieux routier du journalisme
pro-saoudien, ancien conseiller politique de l’ancien premier
ministre Saëb Salam et membre du dialogue islamo-chrétien, ainsi
que Nihad Al-Machnouk, neveu d’un ancien dirigeant nationaliste
de Beyrouth ou encore Nadim Al-Mounla, P.D.G. de «Future T.V.».
Cette chaîne sert de point de chute pour les anciens
militants reconvertis au réalisme politique, tel Paul Chaoul, et
pour d’anciens syndicalistes, tel Issam Jurdi, sans parler du
poste de porte-parole de SOLIDERE, qui se voulait la vitrine de
l’empire immobilier de M. Hariri, qu’il confiera paradoxalement
à un journaliste au parcours cahoteux, Rached Fayed, qu’il
évincera néanmoins alors que le journal «Le Monde» pointait du
doigt, dans un tonitruant article paru en juillet 1998, «les
crétinismes forcés des visiteurs de tous bords» consignés dans
le bulletin trimestriel du groupe Solidere alors que le Liban
faisait face à «une catastrophe patrimoniale sur fond de
spéculation et d’argent blanchi».
B. De Télé Liban à la chaîne «Al-Mostaqbal»: De la
rapine en guise de mécénat.
Dans un pays frappé d’amnésie des suites de quinze ans de
guerre interfactionnelle (1975-1990), dont les archives
nationales ont été pillées, que cela soit le Musée National, la
Bibliothèque de l’Université Libanaise ou même les archives de
la Sûreté générale, les centres de documentation des organes de
presse étaient devenus le lieu privilégié de la conservation de
la mémoire.
Amputé de sa seconde moitié par quinze ans de guerre, le
Libanais a vécu la guerre dans une sorte d’amnésie partielle,
amnésique de l’autre moitié du Liban, amnésique du passé du
Liban, amputé de ce qui faisait sa conscience nationale. Promus
au rang de mémoire vivante du Liban, les journaux, notamment les
plus anciens et les mieux structurés, tels «An-Nahar» de la
famille Tuéni et le groupe «As-Sayyad» de Saîd Freyha ont édité,
au sortir de la guerre, de luxueux albums photographiques,
souvent de qualité, à tonalité nostalgique, à portée
pédagogique, à finalité mercantile, dans une opération qui peut
se résumer en cette formule: la lacrimalité mémorielle au
service du tiroir-caisse de journaux souvent à bord de
l’apoplexie financière. Le stock documentaire de Télé-Liban, le
plus important stock d’archives audiovisuel d’un des plus
anciens média du Moyen-orient, constituait à cet égard un
véritable trésor de guerre. Hariri s’emparera de ce butin,
mettant du coup la main sur un important patrimoine documentaire
(images-sons), historique et affectif de la nostalgie libanaise
d’avant guerre.
Le milliardaire fera acquisition de 49 pour cent des actions
de télé-Liban, la télévision officielle libanaise, au prix de
cinq millions de dollars. Il disposera ainsi pendant trois ans
d’une tribune doublement officielle en tant que chef du
gouvernement et en tant qu’hommes d’affaires, actionnaire
principal de la télévision publique. Mais au-delà de cette
fâcheuse confusion de genre dans ses aspects politique et
médiatique, l’affaire s’est révélée être une juteuse opération
commerciale. Le chef du gouvernement a en effet garder sa proie
le temps de la duplication des archives la télévision publique
libanaise avant de la restituer, en généreux mécène, à l’Etat,
s’épargnant, sous couvert de bienfaisance, le règlement de
substantiels droit d’auteur. Devant la pression parlementaire,
M. Hariri a dû rétrocéder à l’état sa participation au prix de
huit millions de dollars, empochant au passage une plus value de
trois millions de dollars, avec en prime la totalité du stock
documentaire de cette chaîne que ses collaborateurs ont dupliqué
pendant les trois ans où leur patron en était le propriétaire.
Du grand art dans la dissimulation, la rapine sous forme de
mécénat: Avant son appropriation par M. Hariri, Télé Liban
disposait du monopole exclusif de la diffusion jusqu’en l’an
2.012. Après la revente de ses actions, la télévision publique
avait perdu sur les deux atouts qui faisaient sa force, le
monopole de diffusion et le monopole documentaire, dont elle est
désormais privée. La duplication à titre gracieux pour le compte
de sa nouvelle chaîne privée Future TV du précieux stock
d’archives du Moyen-Orient constitué par trente ans d’activités
télévisuelles a en outre privé Télé-Liban de substantiels
revenus au titre des droits de rediffusion.
Quoiqu’il en soit, la protubérance financière et médiatique
du milliardaire libano-saoudien, de même que le comportement
fugitif de son successeur, son fils ainé Saad, lors de la guerre
destructrice israélienne contre le Liban, en 2006, qui lui a
valu le sobriquet de “planqué” de Beyrouth, seront, toutefois,
de peu de poids face la contestation de ses adversaires, les
médias gravitant dans l’orbite du Hezbollah, dont la crédibilité
puise sa force de la fiabilité de son chef, Hassan Nasrallah,
artisan de deux glorieux faits d’armes contre Israël, le
désengagement militaire israélien du sud-Liban, en 2000, et sa
victorieuse riposte balistique dans l’hinterland strtatégique
israélien durant la guerre, de 2006, ainsi que “Orange TV”, la
nouvelle chaîne du Général Michel Aoun, le chef du courant
patriotique libanais, la plus importante formation chrétienne,
dont la sobriété de ton tranche avec l’étalage habituellement
ostentatoirement extravagant des Libanais.
Références
1- Pour une étude plus fouillée sur la presse libanaise,
notamment sur la stratégie médiatique américaine et son
articulation sur le théâtre arabe via les deux roues dentées de
la diplomatie washingtonienne «AL-Hayat» et «An-Nahar»-cf
«Aux origines de la tragédie arabe» René Naba – Editions
Bachar, Paris 2006
«Guerre des ondes, guerre des religions, la bataille
hertzienne dans le ciel méditerranéen René Naba (Harmattan 1998)
2- «Ghaddan sa nadkhoulou al madina (Demain nous prendrons la
ville d’assaut)» de Ibrahim Salameh (Société d’Europe et du
Moyen orient pour l’impression et la commercialisation Beyrouth
- 2008
3- Sur l’empire médiatique de Rafic Hariri et notamment
«Radio-Orient» cf «Rafic Hariri, un homme d’affaires, premier
ministre» par René Naba Edition l’Harmattan 2000.
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Publié le 6 décembre 2008 avec l'aimable autorisation de René Naba.
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