Moyen-Orient
Libye - Les démons et les ombres du
«Printemps arabe»
Pierre Piccinin
© photo Pierre PICCININ
(août 2011)
Le Soir.be, 22
août 2011
On est bien loin, en
Libye, sur le terrain, de l’image
virtuelle et simplifiée, véhiculée par
la plupart des médias européens, d’une
rébellion populaire renversant la
dictature féroce du gouvernement de
Mouammar Kadhafi.
La société libyenne,
en effet, se structure en un ensemble de
tribus, dont les intérêts divergent ;
organisées en fonction de liens de
parenté solides, elles sont elles-mêmes
segmentées en plusieurs clans, plus ou
moins rivaux, dont les alliances se
recomposent en permanence, en fonction
des circonstances et d’intérêts sur le
très court terme.
Ainsi, s’il est vrai
que, au début des événements, le 17
février 2011 et durant les jours qui ont
suivi, on a pu voir l’émergence d’une
société civile s’exprimant lors de
manifestations hostiles au colonel
Kadhafi, ces mouvements sont néanmoins
restés très limités et ont rapidement
servi de prétexte aux soulèvements de
chefs de clans, auxquels ils ont cédé la
place, et lesquels ont plongé la Libye
dans le chaos. De même, croyant leur
heure arrivée, plusieurs mastodontes du
régime se sont dressés contre leur
ancien maître et ont pris le contrôle
d’une partie de la rébellion.
Qui sont ces rebelles
que l’Occident, la France en tête, a
pris le parti de financer, d’armer,
d’appuyer par un soutien logistique et
militaire inconditionnel, bien au-delà
du mandat onusien qui appelait à la
protection des populations civiles, mais
en aucun cas au renversement du chef de
cet État pétrolier ?
Qui sont les leaders
de cette insurrection qui s’est opposée
au gouvernement de Mouammar Kadhafi et
l’accuse d’avoir massacré sa propre
population ? Quels sont leurs objectifs
et quelle en est la légitimité ?
Comment faut-il
qualifier ce conflit qui, prétendu
soulèvement de « civils désarmés » à
l’origine, s’est rapidement révélé sous
les traits d’une guerre franche ?
Guerre tribale ?
Guerre des clans ? Guerre des chefs ?
Guerre de succession au trône ? Guerre
civile ? Ou bien guerre du gaz et du
pétrole ?
Pour tenter
d’appréhender les réalités du désastre
qui ravage la Libye aujourd’hui, nous
nous sommes rendus au cœur de la
rébellion, dans son fief de Benghazi.
Nous avons suivi les rebelles dans leurs
déplacements ; nous avons interrogé
leurs chefs ; nous avons accompagné
leurs milices dans les combats qui les
opposaient aux troupes restées loyales
au gouvernement.
Éléments de réponse…
par Pierre PICCININ, en
Libye (août 2011)
Loin de constituer
une force politiquement organisée avec
l’objectif d’instaurer une démocratie
laïque en Libye et plus loin encore de
former un ensemble uni sous la conduite
du Conseil national de Transition (CNT),
qui se présente comme le nouveau
gouvernement légitime, la rébellion a
été menée par une tripotée de chefs de
guerre, qui se disputent régulièrement
le contrôle de telle ou telle parcelle
de territoire, avec en toile de fond la
répartition des champs pétrolifères,
mais aussi de l’eau, et n’obéissent que
ponctuellement aux injonctions du CNT,
qui, en définitive, autoproclamé, ne
représente que lui-même.
Plus justement, il ne
faudrait donc pas parler de « la »
rébellion, mais « des » rébellions. Et
cette configuration de la scène
libyenne, à laquelle Européens et
États-uniens ne s’attendaient pas, a
provoqué l’embarras de l’OTAN : si, par
le déploiement de moyens considérables,
l’alliance atlantique a réussi,
péniblement, à faire progresser les
rebelles vers la capitale, dans
l’objectif avoué de destituer Mouammar
Kadhafi, c’est le contrôle du pays qui
pose désormais problème…
Ces chefs de guerre,
désorganisés, indisciplinés, ont ainsi
profité du désordre ambiant pour
accroître leur influence, sans toujours
beaucoup se soucier du front que le CNT
a tenté de maintenir face à l’armée
fidèle à Tripoli, la capitale, siège du
gouvernement du colonel Kadhafi : sans
aucune vision nationale, leur but n’est
pas de conquérir des régions
traditionnellement sous le contrôle
d’autres tribus et, dès lors, ils se
sont montrés peu enclins à aller se
battre contre les troupes
gouvernementales. Ces bandes armées
opèrent donc quelques sorties, qui se
négocient entre eux et le CNT au coup
par coup, au gré de l’humeur de leurs
chefs. Les gars, souvent ivres, d’alcool
ou de hachich, vident quelques caisses
de cartouches et rentrent ensuite à leur
bivouac pour y faire la fête. Tout le
monde danse, tire en l’air des rafales
entières ; la moitié des munitions se
perd ainsi… Les projectiles retombent…
et font des victimes.
© photo Pierre PICCININ
(août 2011)
Parfois, à la
surprise générale, certains clans ont
changé de camp, généralement au
détriment de Tripoli : imitant leurs
voisins, s’ils y trouvaient intérêt, ils
se sont libérés de la tutelle du
gouvernement pour « rejoindre
l’opposition ». Et c’est en grande
partie de cette manière que « la
rébellion a progressé ».
Autrement dit, sans
l’interventionnisme armé de l’OTAN,
l’armée régulière, en grande partie
loyale au gouvernement libyen, aurait
remis de l’ordre dans le pays,
rétablissant l’autorité de Mouammar
Kadhafi qui avait réussi, durant plus de
quarante ans, à gérer les rivalités
tribales et à forger un semblant de
cohésion dans cette région instable,
mais riche en pétrole et en gaz.
Mais qui, à présent,
parviendra à remettre au pas tous ces
chefs de guerre, qui se sont surarmés à
l’occasion du pillage des casernes,
s’organisent déjà pour garder le
contrôle de leur territoire et
renforcent leurs milices ? Qui saura
restaurer l’unité de l’État libyen ? Qui
pourra représenter la Libye et en
maîtriser les ressources ?
Il faut bien
comprendre aussi et insister sur le fait
que la partie n’est pas finie : seuls
les clans du nord-est se sont soulevés
contre Mouammar Kadhafi, c’est-à-dire
dans la région de Cyrénaïque, dont les
principaux fiefs sont Benghazi et
Tobrouk. Les tribus du Fezzan (tout le
grand sud), de Tripolitaine (région de
la capitale, au nord-ouest) et de Syrte
(au centre de la façade maritime
libyenne) ont en revanche soutenu le
chef de l’État libyen et combattu pour
lui, mobilisant à cet effet leurs
réseaux tribaux extrêmement ramifiés, et
qui couvrent la plus grande partie du
pays. Ce sont aujourd’hui les grands
perdants de la « révolution ». À
l’ouest, uniquement les clans de Misrata
et Zlitan et, juste au sud de la
capitale, les Berbères du Djebel
Nefoussa ont rejoint la rébellion.
Le soulèvement des
Berbères et les rébellions de Misrata et
Zlitan ont permis l’encerclement de la
capitale. Mais la prise de Tripoli ne
signifie pas nécessairement la fin de la
guerre civile : la capitale, dans cette
antithèse de l’État-nation qu’est la
Libye, ne constitue pas un enjeu
déterminant. Et la guerre, la guérilla,
pourrait perdurer des années durant et
ruiner le pays : l’armée se confond avec
la population ; les civils s’arment ;
chaque homme, chaque adolescent membre
du clan, de la tribu, est un guerrier
potentiel ; une fois encore, la
structure de la société libyenne
invalide les prévisions atlantistes.
© photo Pierre PICCININ
(août 2011)
Concernant le CNT,
ensuite, autre acteur de la pièce, on ne
peut que souligner sa faiblesse et ses
divisions. En outre, il serait difficile
de qualifier ses leaders autoproclamés
de démocrates représentatifs des
aspirations du « peuple libyen » :
composé d’une poignée d’anciens
ministres du régime qui sont à peu près
parvenus à s’entendre sur ce que
pourrait être le partage du pouvoir dans
un hypothétique après-Kadhafi, le CNT
ressemble davantage à un repère de
brigands, le couteau entre les dents, et
de mafieux, s’adonnant à tous les
trafics, qu’au rassemblement d’une
opposition démocratique comme on a pu en
rencontrer, par exemple, en Égypte ou en
Tunisie. Et les quelques militants des
droits de l’homme qui y siègent, mis en
minorité, lui servent difficilement de
caution…
Le président du CNT,
ainsi, Mustapha Mohammed Abud al-Jalil,
était jusqu’il y a peu ministre de la
justice de Kadhafi, dénoncé en décembre
2010 par Amnesty International comme
l’un « des plus effroyables
responsables de violations des droits
humains en Afrique du nord » ;
c’est lui qui avait condamné à mort les
cinq infirmières bulgares, dans
l’affaire que l’on sait. Aux affaires
étrangères, on trouve l’ancien ministre
de l’économie, Ali Abdel-Aziz al-Essaoui.
Quant au commandant des opérations
militaires, également ministre de
l’intérieur, il s’agit d’Omar al-Hariri,
de retour d’exil, que lui avait valu sa
tentative de coup d’État en 1975. Il
partageait le commandement avec le
général Abdul Fatah Younis, ancien chef
de la police politique de Kadhafi,
chargé de la répression de l’opposition
au régime.
Ce dernier a
cependant été assassiné en juillet pour
des raisons encore inconnues, mais qui
semblent tenir, notamment, aux rivalités
internes au CNT : trop influent sur les
quelques troupes régulières qui ont fait
défection à Tripoli et constituent la
seule force disciplinée à disposition du
CNT, il menaçait le pouvoir de ses
partenaires.
Bref, ce sera à qui
mangera l’autre, s’ils parviennent à
s’imposer par-delà les rivalités
tribales et claniques.
Troisième composante
qui apparaît de plus en plus au grand
jour, le mouvement islamiste : on
connaissait quelques chefs de bande
salafistes et islamistes de la tendance
dure (Groupe islamique de combat libyen
et filières d’al-Qaïda), qui s’étaient
mêlés aux rebelles. Par contre, aucun
observateur n’avait vu venir les
mercenaires qui se réveillent à présent,
apparemment financés par le Qatar
(étrangement très impliqué en Libye) et
dont le nombre impressionne, au point
d’inquiéter le CNT qui n’a aucun
contrôle sur ces groupes armés, lesquels
poursuivent leurs propres objectifs ;
c’est toute une structure parallèle et
autonome inconnue qui se révèle.
Au sein du CNT,
certains, même, montrent du doigt le
président al-Jalil, l’accusant d’avoir
partie liée avec le Qatar et les
islamistes et d’avoir donné son accord à
l’assassinat du général Younis, qui
s’était déclaré catégoriquement opposé à
l’idée d’un État islamique en Libye
(c’est lui qui, en 1996, aurait
supervisé l’exécution de plus de mille
deux-cents prisonniers, parmi lesquels
de nombreux islamistes, enfermés dans la
prison d’Abou Salim à Tripoli).
L’assassinat de Younis s’apparenterait à
« un véritable coup d’État »,
comme nous l’a confié un haut
responsable du comité politique du CNT…
De plus, depuis
l’annonce de l’assaut sur Tripoli,
l’imam Ali Sallabi, leader islamiste
libyen en exil à Doha, propulsé sur le
devant de la scène par la chaîne de
télévision satellitaire qatari al-Jazeera,
exhorte les Libyens à renvoyer chez eux
les Occidentaux et les forces de l’OTAN
et à se lever tous au nom d’Allah.
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(août 2011)
Enfin, comment
réagiront les dix à vingt mille
mercenaires de Kadhafi, pour la plupart
des Tchadiens dont leur pays ne veut
plus et qui n’ont d’autre choix que de
se battre jusqu’à la mort, dont beaucoup
ont déjà rejoint la région du Fezzan ?
La question n’est
donc plus de savoir ce qu’il adviendra
du régime de Mouammar Kadhafi, mais de
savoir quel sera l’avenir d’un pays
tiraillé de toutes parts : c’est
maintenant que la guerre civile pourrait
vraiment commencer.
Soutenu par les amis
britanniques et états-uniens, le coup de
poker mal inspiré (par le philosophe
Bernard-Henri Lévy, s’il faut en croire
certaines sources…) et joué trop
rapidement par Nicolas Sarkozy se solde
par un fiasco. L’actuelle équipe
gouvernementale française avait reconnu
sans attendre le CNT comme nouveau
partenaire, espérant ainsi retirer de
succulents profits de cette alliance. Sa
politique a plongé la Libye dans la
guerre civile, sur la voie de l’État
failli, de la « somalisation »…
D’autres États sont
aussi intervenus, en fonction d’intérêts
divers, et ont rendu la situation plus
complexe encore : tandis que le Tchad et
le Nigéria ont soutenu Tripoli en lui
envoyant mercenaires et armement, de
même que l’Algérie, qui a ravitaillé le
Fezzan voisin en carburant et en eau, le
Qatar expédiait des chars d’assaut aux
rebelles...
Certains
gouvernements, qui s’étaient
gaillardement engagés aux côtés des
franco-britannico-états-uniens dans
cette opération, baptisée « Unified
Protector » par les propagandistes
atlantistes, sans trop savoir dans quoi
ils mettaient les pieds (en réalité,
seulement six des vingt-huit États
membres de l’OTAN participent
effectivement aux opérations),
pourraient bien commencer à regretter la
main de fer de Kadhafi, qui assurait
l’ordre en Libye et l’approvisionnement
régulier des centres pétroliers et
gaziers.
Les compagnies
pétrolières elles-mêmes semblent
désormais s’alarmer également, elles qui
avaient espéré augmenter leurs parts de
bénéfice en diminuant celle de l’État
libyen, que Kadhafi avait accrue pour
fiancer le développement du pays (on
oublie trop vite que l’analphabétisme, à
titre d’exemple, est passé, sous son
gouvernement, de 72% de la population en
1969 à moins de 5% aujourd’hui).
© photo Pierre PICCININ
(août 2011)
Une solution acceptable serait une
« période de transition » vers un État
fédéral où toutes les régions
prendraient plus ou moins leur sort en
main. Une autre option serait d’admettre
la partition du pays en deux États. Mais
ces hypothèse ne plaisent ni à l’OTAN,
ni aux pétroliers, car elles
multiplieraient le nombre des
intermédiaires politiques, ni non plus à
ceux des Libyens qui, situés dans la
« mauvaise partie », se verraient priver
de la manne pétrolière et des réserves
en eaux…
Quoi qu’il en soit, l’intervention,
empêtrée dans ce chaos imprévu, risque
de tourner au conflit de guérilla sur le
très long terme. À moins que l’OTAN,
comme en ex-Yougoslavie ou en
Afghanistan, ne s’érige en gendarme de
la région.
Mais quelles seraient alors les
réactions du reste du monde ? Rappelons
en effet que les États engagés en Libye
sont tous occidentaux : ni la Chine, ni
la Russie, ni le Brésil, ni l’Inde,
autant de géants qui siégeaient au
Conseil de sécurité lors du vote de la
résolution 1973, n’a donné son aval en
faveur de l’ingérence.
Car c’est peut-être là le plus
important : le conflit Libyen, la
reconnaissance du CNT par certains États
et l’implication militaire de l’OTAN
constituent un pas supplémentaire, après
la guerre d’Irak de 2003 ou l’affaire du
Kosovo, vers l’abandon des principes
westphaliens du droit international,
vers l’imposition par l’Occident au
reste du monde des nouveaux concepts
« d’ingérence humanitaire » et de
« gouvernance ». Un nouveau coup de
boutoir, significatif, à l’encontre du
droit international tel qu’il s’était
progressivement construit de puis le
XVIIème siècle.
L’Union africaine avait déjà sévèrement
dénoncé la tournure prise par les
événements, condamnant le glissement des
objectifs : au départ, il s’agissait
d’empêcher l’utilisation de l’aviation
et de protéger les civils en bombardant
les troupes en mouvement vers les zones
menacées ; ensuite, il s’est agi du
renversement du chef de l’État, en
ciblant ses résidences et celles de sa
famille.
Début juillet, L’Union africaine avait
en outre appelé ses États membres à
refuser de collaborer avec la Cours
pénale internationale, qui avait lancé
un mandat d’arrêt contre Mouammar
Kadhafi pour crime de guerre. L’Union
africaine s’est expliquée en accusant la
CPI de discrimination, lorsqu’elle
entend poursuivre les responsables de
crimes commis en Afrique, mais se tait
en ce qui concerne les criminels
occidentaux qui massacrent des civils en
Irak et en Afghanistan, notamment.
De même, la Ligue arabe a renoncé à
cautionner les bombardements, par
l’intermédiaire de son président,
l’Égyptien Amr Moussa, qui a
publiquement regretté d’avoir, à
l’origine, soutenu le projet d’une
intervention occidentale.
Reste aussi l’épineuse question du rôle
singulier joué par la France dans cette
affaire. Mais peut-être en
apprendra-t-on d’avantage à ce sujet, si
Mouammar Kadhafi est pris vivant et
bénéficie d’un vrai procès public,
devant la Cours pénale internationale,
au lieu de finir pendu après un jugement
expéditif comme Saddam Hussein ou de
trépasser dans sa cellule, comme
Slobodan Milosevic…
Lien(s) utile(s) : Le
Soir.be.
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Et
Entretien
avec Pierre Piccinin : à propos du
"Printemps arabe".
© Cet
article peut être librement reproduit,
sous condition d'en mentionner la
source.
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