Opinion
Syrie - Vicissitudes et réalités du
«Printemps arabe»
Pierre Piccinin
©
photo Pierre PICCININ- juillet 2011
La Libre
Belgique, 15 juillet
2011
L'ordre règne à
nouveau dans le sud... À Deraa, le fief
de l'insurrection, seuls quelques
barrages routiers, où une poignée de
fantassins, harassés par le soleil de
l'été, agitent la main pour presser le
passage des automobiles, rappellent
qu'il s'est probablement là passé
quelque chose...
À l'entrée de la
ville, la statue du Cheikh Saleh al-Ali,
qui avait conduit la révolte arabe
contre le colonisateur français en 1918,
se dresse -ironie du sort- face aux
gigantesques portraits d'Hafez et Bashar
al-Assad, serrant dans son poing les
fleurs desséchées du Printemps arabe.
par Pierre
PICCININ, en Syrie (juillet 2011)
Le cas des révoltes qui agitent la Syrie depuis le début du mois de
février vient ajouter ses spécificités à
un « Printemps arabe » devenu déjà très
complexe et divers, et dont le bilan
s’éloigne de plus en plus de l’image
simpliste qu’en avaient forgée maints
observateurs euphoriques, celle d’une
« vague révolutionnaire démocratique
déferlant sur tout le monde
arabo-musulman », de Rabat à Téhéran.
Pendant que le Yémen et la Libye s’enfoncent dans la guerre civile,
guerre de clans et de tribus, guerre des
chefs aussi, avec, dans un cas,
l’interventionnisme des monarchies du
Golfe et, dans l’autre, l’ingérence de
l’Occident, alors que les
« révolutions » égyptienne et tunisienne
ont la gueule de bois et peinent à se
débarrasser des establishments
moubarakiste et benaliste qui contrôlent
encore tous les rouages de la société et
de l’État, tandis que le Bahreïn et, à
présent, le Maroc (plus modestement)
répriment la contestation dans la
violence, la Syrie offre une autre
variante encore de ce « Printemps
arabe », qui détrompe l’analyste et
démontre combien le monde arabe est
pluriel et multiple. Bien loin du cliché
véhiculé et appliqué partout sans
nuance, le cas syrien, pas plus qu’en
Libye ou ailleurs, ne saurait être
décrit comme la révolution et l’élan
démocratique d’un peuple opprimé
déterminé à renverser une féroce
dictature (celle de Bashar al-Assad et
du parti Baath), vision que démentent,
entre autres éléments, les gigantesques
manifestations de soutien au
gouvernement, qui bénéficient d’une
réelle adhésion de la part d’une
fraction non négligeable de la
population et ne sauraient être
expliquées simplement par les velléités
propagandistes du régime.
Certes, on ne peut pas nier l’émergence d’une société civile et
d’un mouvement revendicatif exigeant la
démocratisation des institutions: au
printemps, des manifestations, qui ont
rassemblé des centaines de milliers de
personnes à travers tout le pays, ont eu
lieu dans la plupart des grandes villes
de Syrie. Mais ce mouvement, à son
origine déjà, était limité et tout à
fait minoritaire. Ainsi, les 4 et 5
février, un appel à se rassembler pour
une immense manifestation à Damas avait
circulé sur Facebook, mais il n’avait
été que fort peu suivi et s'était soldé
par un lamentable flop. D’autres cas
similaires ont été épinglés depuis.
Ce mouvement s’est en outre rapidement essoufflé, fortement
affaibli par la répression, et est
aujourd’hui presqu'anecdotique : les
manifestations ne rassemblent plus guère
que quelques centaines, voire quelques
milliers de personnes parfois,
principalement le vendredi à la sortie
des mosquées (rarement en d’autres
occasions), et restent cantonnées à des
quartiers très en périphérie des grandes
villes, des quartiers socialement
défavorisés ; cette contestation est
devenue essentiellement sunnite et l’on
peut aisément y déceler une forte
influence islamiste. De plus, les
manifestations ne durent généralement
que quelques minutes : dès qu’elles sont
localisées, les unités spéciales de la
sécurité les dispersent par des tirs à
balles réelles. Le plus souvent, il ne
s’agit plus que de rassemblements de
quelques centaines de jeunes, qui se
réunissent dans les ruelles étroites des
quartiers périphériques, là où les
véhicules de la police civile peuvent
difficilement intervenir.
Damas -
Manifestation de soutien à Bashar al-Assad
- © photo Houssam- juillet 2011
Ce mouvement existe donc, mais il ne constitue cependant pas le
moteur des révoltes en Syrie, qui
procèdent moins d’un soulèvement
populaire à la tunisienne ou à
l’égyptienne que des enjeux régionaux ou
idéologiques liés aux différents
mouvements politiques, communautés et
confessions qui structurent la
population syrienne, enjeux auxquels se
superposent en outre les intérêts des
voisins saoudiens, israéliens et
iraniens, états-uniens aussi, à une
échelle internationale.
Sur le plan intérieur, d’abord, il faut donc bien faire la
différence entre les manifestations
pacifiques et les révoltes, parfois
armées et qui ont motivé une
intervention militaire.
Les révoltes, souvent très violentes, mais très localisées, ne sont
en effet pas généralisées à tout le pays
et n’ont concerné que deux territoires
bien délimités situés, l’un, à l’ouest
d’Alep, le long de la frontière turque,
et, l’autre, à l’extrême sud-ouest,
autour des villes de Deraa, Bosra et
Souweyda. Un troisième foyer s’est aussi
déclaré dans la ville de Hama et ses
environs, ville très religieuse et fief
des Frères musulmans syriens.
Mais chacun de ces territoires s’est insurgé pour des raisons
différentes, et différentes aussi des
motivations des manifestants réclamant
des réformes démocratiques.
Très puissants en Syrie et idéologiquement ultra-radicaux, les
Frères musulmans syriens représentent
probablement la branche la plus
intransigeante de ce mouvement au
Moyen-Orient, bien moins accommodants
que leur équivalent égyptien par
exemple.
©
photo Pierre PICCININ- juillet 2011
Profitant des troubles qui touchent la Syrie, ils ont relancé la
révolte qu’ils avaient déjà soulevée à
Hama, en 1982, contre Hafez al-Assad (le
père de l’actuel président), qui avait
réprimé l’insurrection dans le sang (on
estime le bilan de la répression de 1982
entre dix et trente mille morts ; les
Frères musulmans avaient déjà tenté
d’assassiner Hafez al-Assad en 1980).
L’armée a répondu aux grandes manifestations organisées à Hama par
des incursions dans la ville, dans le
but d’arrêter les meneurs et les
militants les plus actifs. Les habitants
ont alors fortifié les entrées et les
rues de Hama par des barricades de
fortune et, à l’heure où nous écrivons
ces mots, la ville, en quasi état de
siège, cernée par des chars d’assaut,
est aux mains de ses habitants, qui
poursuivent leurs manifestations, sur la
grande place située à l’entrée de la
ville, au bas de la longue avenue al-Alamhein, où
l’on peut voir les traces des violents
heurts qui ont opposé l’armée et les
contestataires.
Craignant une insurrection armée similaire aux événements de 1982,
le gouvernement a d’emblée fait usage de
la force pour anéantir un éventuel
soulèvement. Par la suite, les
manifestants de Hama refusant toute
forme de violence, les autorités ont,
semble-t-il, décidé d’éviter le bain de
sang, par crainte des réactions de la
communauté internationale (même si aucun
journaliste n’est autorisé à entrer dans
le pays), et choisi le pourrissement :
cantonnée tout autour de la cité et dans
les villages avoisinants, l’armée, forte
de plusieurs dizaines de blindés prêts à
intervenir le cas échéant, n’entre plus
dans Hama, où le seul portrait de Bashar
al-Assad encore en place est celui qui
orne la façade du siège du parti Baath,
dans lequel se sont retranchés les
partisans du président, lesquels ne sont
pas inquiétés, cela dit, par les
manifestants, qui veulent maintenir le
caractère non-violent de leur mouvement.
Hama, 15
juillet 2011 - © photos Pierre
PICCININ
C’est sur cette place Alasi, le Tahrir Square syrien,
qu’aboutissent les cortèges en
provenance de tous les quartiers de
Hama. [1]
Plus au nord, dans l’orbite de Hama, dans la petite ville de Maarat-an-Nouman,
l’opposition a par contre choisi de s’en
prendre aux symboles du pouvoir : les
portraits du président al-Assad ont été
arrachés et le siège du parti Baath,
pris d’assaut, a été incendié. Les
forces de l’ordre ont cependant mâté la
révolte, faisant usage, d’après
certaines sources, d’hélicoptères de
combat pour mitrailler la foule.
La vie y a repris son cours normal et les graffitis hostiles au
régime ont été recouverts d’un badigeon
noir. L’armée a depuis lors quitté les
lieux.
Maarat-an-Nouman -
© photo
Pierre PICCININ- juillet 2011
Au sud, Deraa et le Djebel druze, dont les villes de Bosra et
Souweyda, abritent une large majorité de
Druzes (courant de l’Islam hétérodoxe).
Historiquement repoussée et concentrée
dans cette région, la communauté druze,
qui représente moins de 4% de la
population syrienne, a toujours été
écartée du gouvernement et socialement
défavorisée. L’appel à manifester contre
le pouvoir alaouite a été l’occasion
pour elle de se révolter contre
l’hégémonie de Damas. Parallèlement, une
partie de la communauté sunnite de
Deraa, région pauvre et abandonnée par
Damas, s’est jointe à la contestation.
Mais les difficultés économiques
auxquelles est confrontée cette province
seraient moins à l’origine de la
contestation sunnite que l’influence, à
Deraa également, de la mouvance
islamiste.
Au nord-ouest, la population est essentiellement composée de
Turcomans, descendants de populations
turques et parlant un dialecte turc.
Leur nombre est difficilement
estimable : au total, ils
représenteraient 20 à 25% de la
population syrienne. Soutenus par
Ankara, des éléments de cette communauté
revendiquent une autonomie régionale qui
lui assurerait une certaine indépendance
vis-à-vis du gouvernement central,
revendication tout à fait contraire à la
conception de l’État baathiste.
Si la révolte est presqu’éteinte à Deraa et dans le Djebel druze,
il n’en est pas encore tout à fait de
même dans le nord-ouest. Toutefois, on
n’en est plus aux grandes manifestations
qui avaient rempli la rue de milliers de
personnes.
Jisr-al-Suhgur -
© photo Pierre
PICCININ- juillet 2011
Le long de la frontière turque, autour de Jisr-al-Shugur, ville qui
a été le cœur de la révolte dans cette
région, la tension reste vive. La région
a en effet été le cadre d’une
contestation très violente. Á Jisr-al-Shugur,
les opposants au régime baathiste ont
attaqué des postes de police et
plusieurs bâtiments publics ont été
incendiés, dont, ici aussi, le siège du
parti Baath. L’armée a répliqué avec non
moins de violence, provoquant la panique
et l’exil de centaines de familles, qui
se sont réfugiées de l’autre côté de la
frontière, en Turquie. Le nombre des
victimes de la répression
fut probablement très élévé.
Jisr-al-Shugur vit sous la loi martiale.
C’est la seule ville du pays dans ce
cas. L’armée y est déployée, ainsi que
dans toute la région. Des chars et des
mitrailleuses fortifiées assurent chaque
carrefour et le contrôle des véhicules
est systématique.
On trouve une communauté turcomane à Homs également, ville située
beaucoup plus au sud, où de violentes
altercations ont eu lieu avec les forces
de l’ordre. Mais aussi une présence
islamiste non négligeable.
Le cas de Homs est tout à fait spécifique. La fermeté du pouvoir a
découragé les velléitaires des premiers
jours et la contestation s’y traduit
désormais, comme ailleurs, par de
petites manifestations isolées,
mais également par des actions ciblées,
par lesquelles des groupes de quelques
centaines d’activistes, quelques
dizaines seulement parfois, dont
plusieurs sont armés, comme nous avons
pu le constater, s’emploient, lors de
sorties nocturnes, à entretenir un état
de tension et d’instabilité en
s’attaquant aux représentants de
l’autorité.
Il arrive régulièrement que les soldats (pour la plupart de jeunes
conscrits) ripostent dès lors, et que
l’on dénombre des morts parmi les
« manifestants ».
Il est bien difficile de déterminer dans quelle mesure et dans
quelles proportions ces bandes armées
sont constituées de militants
autonomistes, islamistes et/ou
de citoyens soucieux de démocratiser
le régime et qui auraient opté pour la
voie de la résistance armée.
Homs - ©
photo Pierre PICCININ- juillet 2011
Quoi qu’il en soit, cette guérilla urbaine est loin d’avoir le
soutien de la population, qui qualifie
les troubles qu’elle génère de
« problèmes », la conséquence en étant
la fermeture régulière des commerces,
volets de fer tirés, « pour
protester contre le gouvernement »,
selon l’opposition, par « crainte du
vandalisme », selon les personnes
rencontrées dans les souks.
Palmyre
- © photos Pierre
PICCININ- juillet 2011
C’est que la conjoncture syrienne présente un point commun avec
l’Égypte et la Tunisie : les touristes
ont complètement déserté le pays. Les
hôtels et les restaurants, les sites
archéologiques, les musées, les échoppes
des vieilles villes de Damas et Alep,
tout est vide. Les bédouins ont dressé
leur tente entre les colonnades de
Palmyre et pas une âme, pas davantage
que dans les ruines de Carthage à Tunis,
ne foule désormais les antiques pavés
d’Apamée. Mêmes si les Syriens dépendent
moins du tourisme que les Égyptiens ou
les Tunisiens, la population concernée
commence à durement ressentir la crise
et se lasse des désordres, tenant des
propos très véhéments contre les
manifestants. C’est cela aussi la
réalité en Syrie.
Deir-ez-Zor -
© photo
Pierre PICCININ- juillet 2011
En revanche, à l’est, tout est redevenu serein sur les bords de
l’Euphrate ; et, à l’exception de
quelques quartiers périphériques, les
nuits sont paisibles à Deir ez-Zor.
Trois groupes aux revendications bien distinctes, donc : le sud, le
nord-ouest et la mouvance islamiste ; et
qui ne partagent pas nécessairement les
préoccupations de l’opposition
démocratique.
D’un autre côté, le régime bénéficie du soutien de plusieurs
communautés, et notamment des Chrétiens
(10% de la population), quasiment
inconditionnellement supporters de
Bashar al-Assad, surtout dans la région
côtière, voisine de Hama, et plus
particulièrement encore dans le contexte
actuel. Les Chrétiens craignent en effet
l’essor du courant islamiste radical,
dont les intentions sont très claires :
l’instauration d’une république
islamique sans concession et
l’éradication du christianisme et des
courants musulmans considérés comme
hérétiques.
Région
côtière, près de Safita - © photos
Pierre PICCININ- juillet 2011
Pour les mêmes raisons, le régime bénéficie aussi du soutien, à
tout le moins passif, des Kurdes (bien
que ces derniers soient en partie
exclus socialement) et des communautés
juive et musulmanes chiite et alaouite,
de cette dernière dont est issue la
famille du président Bashar al-Assad et
qui représente environ 20% de la
population syrienne. [2]
La Syrie est en effet un État laïc, où Chrétiens, Juifs et
Musulmans, de manière
générale, cohabitent en franche
convivialité.
©
photo Pierre PICCININ- juillet 2011
À ce bloc, qui représente presque 40% de la population syrienne, il
faut encore ajouter une large partie de
la bourgeoisie sunnite (courant
majoritaire en Syrie), laquelle se
félicite des mesures économiques promues
par Bashar al-Assad depuis son accession
à la présidence, le 10 juillet 2000.
Tournant le dos à la dimension éminemment socialiste du baathisme
traditionnel, l’actuel président a
autorisé la privatisation de plusieurs
secteurs économiques et financiers, des
banques notamment. Il a aussi favorisé
le secteur du tourisme et celui des
nouvelles technologies, rattrapant
rapidement le lourd retard que la Syrie
accusait dans ce domaine, comme, par
exemple, celui de la téléphonie mobile
et de l’internet. Des facilités
douanières furent négociées avec la
Turquie et divers partenaires, de telle
sorte que, en quelques années seulement,
un essor économique palpable a
transfiguré les grandes villes, à
commencer par la capitale.
La bourgeoisie, qui profite à présent du succès de cette politique,
n’a certainement pas l’intention de
ruiner ces acquis en laissant renverser
le régime auquel elle les doit.
©
photo Pierre PICCININ- juillet 2011
Bashar al-Assad a enfin le soutien de l’armée, dont la majorité des
cadres sont des Alaouites, et de
l’importante population de Palestiniens
réfugiés (presqu’un demi-million, sur
une population totale d’environ vingt
millions), qui jouissent des mêmes
droits que les citoyens syriens et
possèdent leur propre milice,
« l’Armée de Libération de la
Palestine», reconnue par le gouvernement
syrien.
Selon les témoignages recueillis parmi les manifestants (et
notamment auprès d’un coordinateur des
manifestations de quartiers à Damas,
lequel ne cache pas ses liens avec
l’organisation des Frères musulmans), le
régime pourrait compter également sur
l’appui concret de l’Iran et du
Hezbollah, qui auraient dépêché dans le
pays des renforts aux forces de l’ordre
syriennes.
Concernant la situation intérieure, force est donc de conclure,
d’une part, que le régime, pour peu
démocratique qu’il soit, fonde sa
légitimité sur un consensus nécessaire
et dont la majorité des Syriens est bien
consciente et, d’autre part, que, s’il
existe une aspiration de la classe
moyenne à la démocratie, les troubles
les plus importants sont le fait de
protagonistes dont les objectifs
divergent et n’ont que peu à voir avec
la démocratisation du régime.
De fait, à l’exclusion des fiefs rebelles, partout ailleurs dans le
pays, règne un calme plat.
On ne rencontre quasiment aucun barrage sur les routes et l’armée
comme la police sont presqu’absentes du
paysage.
Bien sûr, à
Damas comme partout, des rixes
épisodiques ont lieu dans les faubourgs.
En outre, la traditionnelle
manifestation du vendredi succède à la
prière, à la sortie des mosquées.
L’événement n’a pas à proprement parler
d’impact sur le régime. Il est cependant
l’occasion de provocations et
d’échauffourées parfois très violentes,
qui se soldent par des tirs, voire des
morts, des arrestations en tout cas (le
stade de Damas a été reconverti en
centre de détention et entre 4.000 et
5.000 prisonniers y seraient enfermés).
Mais, cela mis à part, chacun vaque à ses occupations et, partout,
sont fièrement arborés les portraits du
président Bashar al-Assad et de son
père, Hafez, à chaque coin de rue, au
milieu de chaque rond-point, à l’entrée
de chaque ville, devant chaque édifice
public, sur les casquettes, sur les
t-shirts, sur la porte de chaque
commerce, dans chaque boutique du souk,
sur les lunettes arrières des
automobiles, parfois en compagnie de
l’effigie d’Hassan Nasrallah, le chef du
Hezbollah… Personne ne les arrache,
personne ne les mutile, personne ne s’en
départit.
©
photo Pierre PICCININ- juillet 2011
Sur le plan extérieur, ensuite, il serait faux d’affirmer que les
révoltes feraient l’affaire d’Israël et
des États-Unis et seraient attisées par
ces deux puissances, voire, comme l’ont
soutenu certains analystes, que les
événements seraient le résultat d’un
« plan de déstabilisation de la Syrie »
fomenté par Washington.
Certes, la Syrie, alliée traditionnelle de l’Iran, hostile à
l’hégémonie états-unienne sur le monde
arabe, ne peut (pouvait) pas être
qualifiée d’allié privilégié de
Washington. De même, la Syrie, le seul
des États arabes qui, avec celui du
Liban, n’a jamais renoncé à la lutte
contre l’occupation israélienne de la
Palestine (officiellement et en paroles,
du moins), bénéficie aussi du soutien du
Hezbollah et de la sympathie de la
résistance palestinienne, mais également
de celle des populations de la région,
de manière générale, pour qui la Syrie
demeure le champion de la cause arabe.
Cependant, pour les États-Unis, d’une part, la Syrie, proche de
Téhéran, pourrait constituer un
intermédiaire intéressant entre
l’Amérique et l’Iran. C’est pourquoi la
Maison blanche a poussé son allié
saoudien à tendre la main à Bashar al-Assad,
en lui proposant un partenariat
économique, tandis qu’elle jouait son
nouvel allié français, qui encouragea la
création d’un tribunal onusien à la
suite de l’assassinat du premier
ministre libanais Rafiq Hariri, en 2005,
orientant d’emblée l’enquête vers les
services secrets syriens. L’objectif de
cette politique de la carotte et du
bâton n’a pas échappé à Bashar al-Assad,
qui a immédiatement saisi la main
tendue, entamant ainsi le chemin vers le
retour en grâce. La réussite de la
manœuvre ne saurait être mise en péril
par les révoltes actuelles, d’où le
non-interventionnisme états-unien, qui
laisse la répression se poursuivre, se
contentant de condamner du bout des
lèvres.
D’autre part, le gouvernement de Bashar al-Assad assure le statu
quo à l’égard d’Israël (paradoxalement
au discours officiel de Damas, mais en
réalité et en actes en tout cas) :
depuis le début des négociations sur le
Golan, en 2007, et la perspective de la
restitution de ce territoire à la Syrie
contre un accord de paix, Damas a
scrupuleusement contrôlé sa frontière et
assuré la tranquillité à son voisin
hébreux. Israël ne peut donc que se
féliciter de la stabilité politique en
Syrie et dudit statu quo, qu’un
renversement de régime risquerait plus
que probablement de remettre en
question.
La contestation s'étant éteinte dans le Djebel druze et dans le
nord-ouest, si al-Assad devait être
renversé, outre le règne de la division
et l’instabilité, c’est donc aujourd'hui
surtout l’islamisme radical effectif
qu’il faudrait craindre. « Plutôt Al-Assad que ces gens-là », doit-on se dire, dès
lors, dans certaines chancelleries.
Sans aucun doute, le « Printemps arabe », en Syrie, n’a été qu’un mirage,
interprété, à tort, à l’aune des
expériences tunisienne et égyptienne ;
les autorités sont sûres d’elles ; et le
président al-Assad a encore de beaux
jours devant lui.
La période du Ramadan, qui débutera le 1er août, constituera toutefois un
test pour la Syrie. Pendant le Ramadan,
les mosquées sont assidument fréquentées
tous les soirs, et pas uniquement le
vendredi, comme c'est le cas en temps
ordinaire. Les manifestations nocturnes
pourraient donc s'intensifier... ou tout
au contraire s'apaiser, car le mois du
Ramadan constitue aussi une période de
fête pour les familles.
Tout dépendra donc de la capacité de l'opposition à mobiliser les fidèles
et, dans cette perspective, les milieux
islamistes joueront certainement un rôle
très actif, qui mettra en évidence la
réalité de leur potentiel et permettra
dès lors de juger de leur capacité ou de
leur incapacité à ébranler suffisamment
le régime pour le faire chuter.
Comme nous l'a confié un prêtre catholique syriaque, « si, au premier
jour du Ramadan, tous les Sunnites
montent sur les toits et commencent à
crier 'Allah akbar', c'en sera fini du
régime; et tous les Chrétiens seront
écrasés; nous serons tous morts ».
© photo Pierre
PICCININ- juillet 2011
* Il nous
apparaît important de préciser que j’ai
pu circuler à travers tout le pays sans
aucune entrave et me rendre partout
librement, y compris à Homs et Deraa,
mais aussi à Hama, ville en état de
siège, les principaux centres de la
contestation. J’ai traversé plusieurs
barrages routiers et contrôles, où j’ai
dû présenter mon passeport belge, mais,
à aucun moment, il ne m’a été demandé de
faire demi-tour. J’ai donc pu observer
toutes les places qu’il me semblait
utile de visiter. J'étais seul dans mon
véhicule. Jamais les autorités ne m'ont
approché ni n'ont exigé que je sois
accompagné. Je n'ai jamais dû rendre
compte de mon itinéraire, ni le
soumettre à aucune approbation, ni en
informer préalablement les autorités.
[1] Contrairement aux informations diffusées par la plupart des
médias sur base de la
dépêche de
l'AFP, la manifestation de
Hama, le 15 juillet, n'a pas réuni
500.000 personnes (la ville de Hama
comprend 370.000 habitants).
En fonction d'une estimation, bien évidemment toujours difficile,
nous pouvons considérer une
participation de 15.000 à 30.000
personnes au plus, de quelques milliers
de personnes (moins de 10.000), au
moins.
Le million de manifestants en Syrie annoncé le 15 juillet par
l'AFP, journée présentée comme celle
ayant connu la mobilisation la plus
forte depuis le début des événements,
est un non-sens complet : on peut
envisager le nombre des manifestants, au
total, à un peu plus d'une centaine de
milliers et guère davantage. Le nombre
de victimes avancé est lui aussi sujet à
caution, même si la répression est
effective.
Presqu'aucun observateur étranger n'étant plus présent en Syrie, la
source quasiment unique des médias est
"l'Observatoire syrien des droits de
l'homme"(OSDH), dont les bureaux ne se
trouvent pas en Syrie, mais à Londres.
Sous cette étiquette, on trouve une
organisation politique dissidente dont
le président, Rami Abdel Ramane, est un
proche des Frères musulmans.
Selon cette même source, il y aurait eu 450.000 manifestants à Deir
ez-Zor (exemple :
Syrie : plus
d'un million de manifestants contre le
régime,
L'Humanité,
15 juillet 2011); or, cette
ville comprend 240.000 habitants.
Les mêmes non-sens ont été reproduits par la presse le vendredi 22
juillet, toujours en fonction de la même
source (exemple :
Syrie : 1,2
million de manifestants à Hama et Deir
Ezzor,
Le Monde,
22 juillet 2011; nb: la vidéo
proposée par Le Monde parle
pourtant d'elle-même).
A propos du nombre des manifestants, lire :
Syrie. Un
million de manifestants. Vraiment?,
Investig'Action,
17 juillet 2011 (traduit en
persan par
Strategic
Review).
[2] Les pourcentages présentés sont le résultat d'estimations : la
Syrie est un État laïc; la religion
et l'appartenance communautaire (ni non
plus l'origine ethnique) ne figurent pas
sur la carte d'identité des citoyens et
ne font pas l'objet de recensement.
Lien(s) utile(s) :
La Libre
Belgique.
© Cet
article peut être librement reproduit,
sous condition d'en mentionner la
source.
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