Entretien - Syrie / Libye
« Une intervention
en Syrie pourrait déclencher un
embrasement généralisé de la région »
Pierre Piccinin
La Nouvelle République, 14 décembre 2011
propos recueillis par Chérif ABDEDAÏM
Après ses
séjours en Syrie et en Libye, Pierre
Piccinin, historien et politologue,
analyse les événements dans cet
entretien accordé à La Nouvelle
République : le rôle ambigu d'Al-Jazeera
et l'incompétence de la presse
occidentale, la réalité de la répression
et les risques d'une intervention en
Syrie, la vague islamiste, le jeu du
Qatar et de la France, la stratégie des
États-Unis et d'Israël...
D’après la plupart des médias
Occidentaux et certaines chaînes arabes
(Al-Jazeera, Al-Arabia, etc.), le peuple
syrien est victime d’une sanglante
répression de la part du pouvoir en
place. Paradoxalement, les médias
indépendants annoncent une tout autre
réalité. L’opinion, ne sait plus à
quelle source se fier. Qu’en est-il
réellement de la situation, après le
séjour que vous avez effectué en Syrie ?
Soyons d’emblée bien d’accord sur ce
dont nous parlons : le régime baathiste,
en Syrie, est une dictature qui n’a pas
hésité, à plusieurs moments de son
histoire, à réprimer l’opposition sans
faire de détails. Arrestations,
tortures, enlèvements et disparitions…
Cela étant, je n’ai pas constaté de «
sanglante répression » durant mon séjour
en Syrie ; et je précise tout de suite
que je ne suis pas entré en Syrie à
l’invitation du gouvernement : j’ai pu
circuler dans tout le pays, sans aucun
contrôle, seul, et sans devoir justifier
d’un itinéraire.
Certes, les forces de l’ordre dispersent
les manifestants en ouvrant le feu.
L’armée est aussi intervenue dans
certaines régions, à la frontière turque
notamment, autour de Jisr-al-Shogur,
mais pour mâter des soulèvements
violents, nullement des manifestations «
pacifiques ». A Homs, j’ai vu des
manifestants armés, qui tiraient sur les
policiers. Ainsi, l’image simpliste que
les médias diffusent de la crise
syrienne –un peuple manifestant
pacifiquement contre une féroce
dictature- est complètement fallacieuse.
Il y a donc des morts, c’est un fait, y
compris lors de manifestations
pacifiques. Mais le pays n’est pas à feu
et à sang. Et pour cause : les
manifestations de l’opposition
rassemblent très peu de personnes.
Généralement, il s’agit de quelques
centaines de personnes au plus. Cela
s’explique parce que la police
intervient très rapidement pour les
disperser, mais aussi parce que la
population est très divisée par rapport
à ces événements et, au final, ce sont
surtout les mouvements islamistes qui
continuent d’alimenter la contestation.
Les manifestations ont lieu dans les
banlieues, le plus souvent, dans des
quartiers socialement plus défavorisés,
où les islamistes sont très présents et
mobilisent les gens à la sortie de la
mosquée.
C’est l’organisation des Frères
musulmans qui domine la contestation.
Certains analystes l’avaient crue
complètement anéantie par le pouvoir (et
continuent de le prétendre) ; mais elle
existe encore bel et bien, secrète, et
se révèle aujourd’hui. Ce sont
d’ailleurs les Frères musulmans qui, le
plus souvent, parlent au nom du Conseil
national syrien, qui rassemble une
partie des différents courants de
l’opposition et voudrait se faire
reconnaître comme le nouveau
gouvernement syrien, à l’instar du
Conseil national de Transition, en
Libye.
Mais, à Damas et dans les principales
grandes villes, comme à Alep par
exemple, la situation a toujours été
tout à fait calme, exception faite de
certains quartiers de Homs, et de Hama,
le fief des islamistes, des Frères
musulmans.
En juillet, je m’étais rendu à Hama, un
vendredi, jour de la grande prière.
J’avais suivi une manifestation qui
avait rassemblé entre trois et dix mille
personnes. C’est la seule fois où j’ai
vu une manifestation de grande ampleur
contre le régime. Les manifestations qui
rassemblent des centaines de milliers de
personnes, ce sont plutôt celles qui ont
lieu en soutien de Bashar al-Assad. Bien
sûr, la police ne tire pas sur ces
manifestants-là... En outre, le
gouvernement facilite leur organisation.
Mais il ne s’agit pas de propagande pour
autant, pas seulement. J’y ai rencontré
des gens qui manifestaient très
sincèrement, avec passion ; ce n’étaient
pas uniquement des « figurants ».
Or, concernant cette manifestation à
laquelle je me suis trouvé à Hama, les
médias européens ont annoncé une
participation de 500.000 personnes !
Ayant été le témoin direct de la
réalité, j’ai été stupéfait par
l’ampleur de cette désinformation,
vraiment abasourdi. Et j’ai pu constater
de nombreux autres cas similaires.
Dès lors, mon analyse est très éloignée
de celles de politologues qui se basent
sur les aberrations que diffusent les
médias (analyse pour laquelle j’ai été
très attaqué et, pour ainsi dire, ai
fait l’objet d’une véritable chasse aux
sorcières ; certains, un peu par
jalousie de mon expérience, un peu pour
donner des gages aussi, n’ont pas même
hésité à me qualifier d’agent de la
propagande baathiste). Mon analyse est
donc celle-ci : le gouvernement syrien,
dans l’ensemble, garde le contrôle de la
situation et n’est pas prêt de devoir
céder quoi que ce soit à l’opposition.
Sauf si certains groupes qui participent
à cette opposition –et je pense aux
islamistes- reçoivent un soutien
financier et militaire de l’étranger, ce
qui semble de plus en plus être le cas.
Mais, alors, il faudra parler en termes
d’ingérence, de rébellion armée et
d’internationalisation de ce qui sera à
proprement parler un conflit, et non
plus de « révolte » ou de « révolution
»...
Après la Libye, nous assistons
apparemment à la même campagne de
désinformation manipulatrice concernant
la Syrie. Finalement les médias sont
devenus un instrument de propagande au
service d’une politique hégémonique, au
lieu d’informer l’opinion ; quelles
mesures de contre-propagande faudrait-il
adopter dans cette guerre médiatique ?
Je ne serais pas aussi catégorique que
vous, concernant les médias, à propos de
la Syrie en tout cas.
Certes, il est bien évident que la
plupart des grands médias ont une ligne
éditoriale déterminée par les intérêts
de ceux qui les possèdent, leurs
principaux actionnaires, des groupes
financiers ou industriels qui sont
impliqués dans les événements et ont
utilisé leurs médias pour influencer
l’opinion (comme ce fut le cas lors de
la guerre du Golfe –qui restera en la
matière un véritable cas d’école- ou
lors du récent conflit en Libye). Alors
que les médias indépendants, quant à
eux, sont pour la plupart le produit
d’intellectuels ou d’associations qui
veulent apporter une information la plus
juste possible.
Mais je pense qu’il ne faut pas
sous-estimer un autre facteur qui
explique cette « désinformation », un
facteur d’ordre structurel : le temps
des grands reporters, c’est terminé. Ce
que j’ai fait en Syrie, par exemple, ou
en Libye, cela aurait dû être fait par
des reporters, comme me l’ont dit
plusieurs amis journalistes. Or, en
Syrie, j’étais pour ainsi dire le seul à
avoir parcouru le pays à la recherche
d’informations. Et on pourrait compter
sur les doigts d’une main les
journalistes qui ont pris le risque de
faire de même (je pense à François Janne
d’Othée, ou à Gaëtan Vannay, de la Radio
suisse romande). Idem en Libye : il y
avait certes des journalistes présents à
Benghazi ; mais ils ne quittaient jamais
leur hôtel. Sur le front, j’étais le
seul. Et les images soit disant du front
que l’on pouvait voir, avec des
journalistes casqués en avant-plan,
étaient prises dans des zones déjà
sécurisées ou plus grand-chose ne se
passait (je l’ai constaté à plusieurs
reprises ; c’était pitoyable, du show :
sur le véritable front, avec leur casque
et leur gilet pare-balle, ils auraient
fait une cible toute désignée et
n’auraient pas tenu dix minutes).
Cela tient au financement de la presse.
Autrefois, on se permettait de mettre
une équipe sur une affaire, un
événement, pendant des mois, pour
retirer de l’opération quelques articles
seulement. Aujourd’hui, les rédactions
ont été dégraissées et ne disposent plus
d’assez de personnel, ni de moyens. La
tâche des journalistes est maintenant de
faire du texte, de remplir les pages.
Ils n’ont plus la possibilité de se
rendre sur le terrain, de vérifier
l’information, ni le temps de recouper
leurs sources. Ils se contentent donc de
répercuter des « informations » qui
proviennent de quelques grandes agences
de presse, elles-mêmes bien souvent
informées par des réseaux qu’elles ont
constitués, généralement dans le milieu
des ONG, dont certaines, derrière des
étiquettes apparemment honorables,
cachent en réalité des groupes d’intérêt
ayant partie prenante dans les
événements traités.
Les médias indépendants aussi souffrent
de ce manque de moyens et, dès lors, à
vouloir systématiquement prendre le
contre-pied de la version dominante,
certains pèchent parfois par excès
inverse et finissent par présenter
Kadhafi, par exemple, comme un héros
défenseur de la liberté…
Concernant la Syrie, je crois qu’on est
dans ce cadre-là ; et je ne suis pas
d’avis qu’il y ait la volonté de
l’Occident de déstabiliser le régime en
place, contrairement à celle du Qatar et
de l’Arabie saoudite, en revanche, qui
appuient l’opposition islamiste de
manière évidente, et notamment en
relayant sa propagande via leurs médias,
telle la chaîne Al-Jazeera.
En effet, l’Europe a toujours eu de bons
rapports avec Damas et importe 98% de la
production pétrolière syrienne. Les
Etats-Unis ont mené toute une politique
de rapprochement avec la Syrie, depuis
2001. Même Israël se félicite d’un
voisin qui, certes, crie très fort
contre le sionisme, mais, dans les
faits, freine le Hezbollah, maintient le
statu quo et garanti l’étanchéité de la
frontière du Golan. Je suis convaincu
qu’aucun de ces États ne désire
l’embrasement du pays, la guerre civile,
l’islamisme armé…
Je pense donc que la désinformation
ambiante résulte de ces problèmes
structurels dont j’ai fait état, et puis
aussi d’une certaine incompétence…
Je prendrai pour exemple un cas bien
concret : ce 20 novembre, à la suite
d’Al-Jazeera, toute la presse
internationale a annoncé une attaque de
roquettes contre le siège du parti Baath
à Damas ; et d’aucuns en ont
immédiatement tiré des conclusions selon
lesquelles, désormais, la capitale était
attaquée par l’opposition armée et que
le régime devait compter ses derniers
jours. Un de me contacts à Damas m’a
spontanément téléphoné, le jour-même,
pour m’informer que le bâtiment était
intact et que cette histoire était une
pure invention. Il ne m’a pas fallu plus
de deux coups de fil pour vérifier
l’information et démonter l’affaire : le
lendemain, j’ai publié un court article,
avec une photographie du siège du Baath
à Damas intact, qu’une amie sur place
m’a envoyée, avec, en avant-plan, la une
du Figaro du lendemain de la prétendue
attaque. Si j’ai pu procéder à cette
vérification, qu’est-ce qui empêchait
tout journaliste d’en faire autant ?
C’est normalement le be-a-ba du métier
de journaliste, non ?
Et il faut aussi tenir compte d’un autre
phénomène : la presse se nourrit
d’elle-même et, en même temps, cherche
le scoop vendeur, ce qui génère une
spirale vicieuse dont il devient
rapidement impossible de s’extraire ;
pire : dans des cas similaires à celui
que je viens d’évoquer, les médias ne
démentent même pas après coup, par
crainte du discrédit. Et ça passe comme
ça.
Ainsi, concernant la Syrie, les grands
médias restent sur leur ligne
éditoriale, malgré les témoignages, dont
le mien, de journalistes et chercheurs
qui se sont rendus sur place.
Pourtant, de plus en plus de preuves
sont fournies de ce que l’opposition
organise une formidable désinformation
de la presse occidentale. La source
principale –et presqu’unique en fait-
qui revient systématiquement dans les
médias, à propos de la Syrie, c’est
l’Observatoire syrien des Droits de
l’Homme (OSDH). Or, il a été établi à
maintes reprises déjà que cette
organisation dépend des Frères musulmans
et intoxique les médias : les 500.000
manifestants à Hama, c’était l’OSDH ;
les roquettes sur le siège du parti
Baath à Damas, c’était l’OSDH aussi, en
collaboration avec Al-Jazeera. Et
pourtant, ces grands médias continuent à
utiliser cette source et à répercuter
les « informations » qu’elle leur
propose.
Cela étant dit, concernant la
contre-propagande, de manière générale,
face aux médias dominants, il est bien
difficile de lutter : le grand public,
qui aborde ces questions de très loin et
veut consommer une information rapide,
n’a ni le temps ni l’envie de s’engager
dans une démarche critique et de
recouper les informations, comme doit le
faire un professionnel, un journaliste
ou un historien. Pour la plupart des
gens, ces médias sont sensés être
fiables et crédibles.
Il y a peu, j’avais espéré que
l’internet allait permettre de
court-circuiter ces grands médias. En
effet, de moins en moins, les jeunes
–j’entends les 15-35 ans- achètent la
presse papier et, de plus en plus, ils
prennent leurs informations sur
l’internet (c’est plus rapide, plus
facile, plus disponible). Donc, les
médias alternatifs avaient leur chance
de percer ou, au moins, de montrer qu’il
existe une autre version des faits.
Cependant, les médias dominants ont bien
appréhendé le phénomène et ont déjà
amorcé leur reconversion : tous sont
désormais présents sur la toile. Les
médias alternatifs ont toujours leur
chance, mais ne peuvent plus capter le
lectorat moyen, qui se rend directement
sur les sites des « mainstreams ».
Dans l’un de vos articles, vous
disiez qu’Israël
a accepté de
recevoir les représentants du CNS et
d’entamer avec eux des négociations ?
D’après-vous, sur quoi pourraient-elles
porter ?
Très franchement, je n’en ai que peu
d’idée. Le fait est que des contacts
existent entre le CNS et le gouvernement
israélien. Mais il est bien difficile de
savoir quelles sont les intentions
israéliennes en la matière.
Peut-être ne s’agit-il que d’entrevues
ayant pour but de prendre la température
et de ne négliger aucun scénario. Mais
rien ne laisse penser qu’Israël aurait
décidé de prendre le risque de soutenir
l’opposition.
Au contraire, comme je le disais, Israël
s’inquiète de la déstabilisation de la
Syrie et Tel-Aviv est restée silencieuse
depuis le début de la crise : le régime
baathiste ne reconnaît pas l’État
d’Israël, appelé « la Palestine occupée
», et vocifère régulièrement contre «
l’ennemi sioniste ». Cependant,
concrètement, la Syrie ne mène aucune
action hostile à Israël.
En Syrie, vivent environ 500.000
réfugiés palestiniens. Le gouvernement
syrien leur a donné tous les avantages
dont bénéficient les citoyens syriens.
Les Palestiniens ont en outre leurs
propres milices armées, autorisées par
le gouvernement. Et, pourtant, aucune
attaque n’a lieu contre Israël depuis
les frontières syriennes : la frontière
du Golan est parfaitement sécurisée par
la police spéciale de Damas, pour éviter
tout incident avec le voisin hébreux.
Et, si la Syrie finance le Hezbollah et
le Hamas, c’est dans le but de rester un
acteur régional incontournable et de
garder des cartes dans son jeu,
nullement de chercher à détruire Israël.
Cette relation de la Syrie avec ces deux
organisations lui permet en outre
d’exercer sur elles une forte influence
et de les empêcher d’aller trop loin
dans le conflit israélo-palestinien. Et,
cela, Israël le sait bien.
Le gouvernement de Bashar al-Assad est
donc un moindre mal pour Israël qui n’a
pas intérêt à sa chute, surtout pas dans
la conjoncture actuelle de grand
bouleversement du monde arabe dans
laquelle Israël a déjà perdu bien des
plumes et se retrouve entourée de
populations hostiles : si la guerre
civile éclatait en Syrie, la frontière
deviendrait poreuse et ce serait
l’opportunité pour certains groupes
palestiniens, voire islamistes de la
tendance Al-Qaïda, de faire du
territoire syrien une base d’action
contre Israël.
À constater la rapidité
déconcertante avec laquelle la
communauté internationale, la Ligue
arabe et l’ONU ont réagi contre le
régime libyen, d’après-vous, avec
l’implication des mêmes acteurs,
pourrions-nous assister au même scénario
en Syrie ?
Si mon analyse est correcte, non, en
aucun cas.
Comme je l’ai expliqué, ni les
États-Unis, ni l’Europe, ni Israël n’ont
d’intérêt dans l’effondrement du régime
baathiste et la guerre civile qui en
découlerait probablement, opposant les
Frères musulmans et les courants
islamistes radicaux aux Chrétiens, aux
Alaouites et à d’autres communautés qui
se sentiraient menacées par les projets
de république islamique en Syrie, tels
les Kurdes ou les Druzes, par exemple.
Sans compter une partie de la
bourgeoisie sunnite qui soutien
activement Bashar al-Assad et les
réformes économiques qu’il a entreprises
depuis 2000.
Pour les Etats-Unis, les événements en
Syrie sont une véritable malchance, qui
risque de ruiner toute leur politique de
réalignement forcé du pays, menée depuis
2005. Peu après l’assassinat de Rafiq
Hariri, le premier ministre libanais,
les Etats-Unis ont utilisé le Tribunal
spécial pour le Liban, avec la
complicité de leur nouvel allié
indéfectible, la France sarkozienne,
pour mettre la pression sur la Syrie,
qui fut obligée de retirer ses troupes
du Liban ; parallèlement, à travers
l’Arabie saoudite, son grand allié dans
la région, Washington a offert à Damas
des opportunités d’accords économiques
et diplomatiques. Bashar al-Assad avait
bien compris cette politique de la
carotte et du bâton et a saisi la main
tendue ; l’enquête du Tribunal spécial
fut alors réorientée vers le Hezbollah…
La Syrie acceptait ainsi le retour en
grâce, tout en demeurant alliée de
l’Iran, c’est-à-dire, en outre, pour
Washington, l’intermédiaire idéal pour
régler ses différends avec Téhéran
autrement que par un nouveau conflit
armé.
En fait, les relations entre la Syrie et
les Etats-Unis s’étaient déjà améliorées
dès après les attentats du 11 septembre
2001 : Damas et Washington s’étaient
trouvé un point commun, à savoir la
lutte contre le terrorisme islamiste. Et
des prisonniers furent transférés de
Guantanamo en Syrie, pour y être
interrogés ; une collaboration très
étroite s’est ainsi développée entre les
services secrets états-uniens et
syriens.
D’ailleurs, quelles mesures concrètes
ont-elles été prises contre Damas ?
Aucune !
Principalement, les Etats-Unis et
l’Europe ont déclaré qu’ils
n’achèteraient plus de pétrole à la
Syrie. Ce n’est pas sérieux ! D’une
part, les Etats-Unis n’ont jamais acheté
de pétrole à la Syrie… D’autre part, le
pétrole syrien continuera de se vendre
sur les marchés, ailleurs, à travers
l’Irak notamment, et l’Europe
s’approvisionnera ailleurs également. Il
s’agit donc d’un hypocrite petit jeu de
chaises musicales qui n’aura aucune
conséquence pour le régime baathiste.
Mais il fallait bien faire quelque chose
et jeter un peu de poudre aux yeux,
surtout après les moyens lourds déployés
en Libye…
Aussi, je n’hésiterais pas à dire que
l’Occident et Israël n’espèrent qu’une
chose, très cyniquement, à savoir que
Damas soit en mesure de rapidement
rétablir l’ordre et de permette ainsi le
retour au calme dans les plus brefs
délais.
Le seul acteur que vous avez évoqué et
qui semble vouloir intervenir en Syrie,
c’est la Ligue arabe. Mais elle n’a,
elle non plus, pris aucune mesure
concrète. En fait, l’action de la Ligue
arabe est surtout motivée par le Qatar,
qui a saisi l’opportunité de ce «
Printemps arabe » pour accroître partout
son influence de manière phénoménale (le
Qatar, aidé par son meilleur allié,
l’Arabie saoudite, a été présent sur
tous les terrains, en Tunisie, en
Égypte, en Libye, pour y apporter son
soutien, armes et financement, aux
islamistes radicaux, aux salafistes,
mais aussi aux partis islamistes dit «
modérés »).
Donc, la Ligue arabe fait entendre sa
voix dans le dossier syrien. Mais elle
est en contrepartie freinée par d’autres
États, comme l’Égypte, qui sauraient
mettre le holà à toute velléité
interventionniste, si les prétentions du
Qatar devaient aller jusque là.
En outre, il ne faut pas oublier que la
Syrie dispose de solides alliés :
contrairement à Tripoli, Damas pourra
compter sur le soutien de la Russie, de
la Chine et de l’Iran.
Il est d’ailleurs curieux que Moscou et
Pékin aient abandonné si facilement la
Libye au camp occidental. Mais peut-être
cela s’explique-t-il par le fait que la
résolution 1973 n’autorisait nullement
l’OTAN à renverser Mouammar Kadhafi, ni
à soutenir militairement la rébellion,
comme en bombardant Syrte, par exemple,
mais uniquement à protéger les civils.
D’où l’attitude de la Russie et de la
Chine, lors du vote de cette résolution
au Conseil de Sécurité de l’ONU, et
l’absence de veto (sans qu’elles aient
cela dit été jusqu’à l’approuver par un
oui, pas plus que le Brésil et l’Inde
qui, par le hasard des choses,
siégeaient également au Conseil de
Sécurité à ce moment-là et se sont
abstenus, ce qui fait de la résolution
1973 un pur produit de l’Occident).
Autrement dit, il semblerait que la
Russie et la Chine n’avaient pas bien
appréhendé les intentions françaises,
britanniques et états-uniennes à l’égard
de la Libye (pas plus que la Ligue
arabe, d’ailleurs, dont le président,
l’Égyptien Amr Moussa, a immédiatement
retiré son soutien à l’intervention
lorsqu’il en a eu compris les objectifs
réels). La Russie et la Chine ont dès
lors protesté, mais en vain : l’OTAN
étant présent sur le terrain, il était
trop tard pour s’opposer à
l’intervention.
On peut donc supposer que, après ce qui
s’est passé en Libye, les pays du BRIC
se montreront plus prudents au Conseil
de Sécurité, à commencer par la Russie,
dont la Syrie baathiste reste le seul
allié sérieux dans la région, sa
dernière carte de poids au Moyen-Orient.
C’est pourquoi la Russie a envoyé des
bâtiments de guerre dans les ports
syriens sans attendre, dès que les
premières propositions d’intervention,
de la part de la Turquie notamment, se
sont faites entendre.
Il me semble que, cette fois, le message
est bien clair.
Enfin, il ne faut pas négliger l’Iran :
une intervention en Syrie pourrait
déclencher un embrasement généralisé de
la région, l’une des plus sensibles au
monde, qui risquerait d’impliquer les
monarchies du Golfe, le Hezbollah au
Liban et Israël.
Le petit jeu auquel se livre le Qatar
(en connivence avec la France,
semble-t-il ; en tout cas, en Libye,
c’était très clair) est ainsi très
dangereux, car il est peu probable que
la crise syrienne puisse aboutir à une
transition politique calme, comme en
Tunisie ou en Egypte (où la percée
salafiste, toutefois, pose question
quant à la manière dont l’armée pourrait
réagir, avec l’appui de l’Occident, si
les Frères musulmans ne se montraient
pas raisonnables dans le choix de leur
alliance de gouvernement).
En conclusion, la Syrie constitue un
enjeu trop sensible pour que quiconque
se permette de tenter une aventure aussi
brutale que celle qu’on a connue en
Libye.
Sachant, d’une part, que
la population
syrienne est hétéroclite (Chrétiens,
Druzes, Kurdes, Chiites, Alaouites,
etc.), et, d’autre part, la montée en
puissance des Frères musulmans, que
peut-on présager de l’avenir de la
Syrie, au cas où le régime de Bachar al-Assad
viendrait à disparaître ?
Ayant été sur place, après avoir eu des
contacts dans ces différentes
communautés, je ne vois pas d’issue
pacifique, négociée, imaginable pour
mettre fin à cette crise.
Le point de vue des islamistes est très
clair en Syrie : aucune négociation
n’est envisageable avec le Baath, qui
doit quitter le pouvoir sans délais ; la
communauté sunnite est majoritaire et
l’objectif est l’État islamique. Les
Frères musulmans syriens ne sont pas
aussi accommodants que leurs homologues
égyptiens. Et il ne faut pas les
confondre avec l’AKP turque ou Ennahda
en Tunisie, partis « modérés » (quoi que
peut-être pas autant qu’ils voudraient
le faire croire, en réalité).
Les communautés alaouite et chrétienne,
qui sont celles qui se sentent les plus
menacées, n’ont quant à elles aucune
intention de renoncer à la laïcité de
l’État
et
de subir un sort similaire à
celui des Chrétiens d’Irak, dont
plusieurs milliers ont d’ailleurs trouvé
refuge en Syrie et fournissent un
éloquent exemple aux Chrétiens syriens,
ou à celui des Coptes d’Égypte, qui,
depuis la chute de Moubarak, fuient le
pays et les attaques islamistes par
dizaines de milliers.
Aussi, il
y a deux scénarios possibles, en
cas de chute du régime actuel : une
victoire rapide des Frères musulmans et
de leurs alliés dans la communauté
sunnite, c’est-à-dire l’instauration en
Syrie d’une république islamique, ou la
guerre civile sur le long terme.
Mais je pencherais plutôt pour le second
scénario : premièrement, l’armée
syrienne est en grande partie aux mains
des Alaouites, la communauté dont est
issue le président al-Assad ; les unités
les mieux armées et les plus
performantes sont essentiellement
alaouites. Et les Chrétiens, si je dois
en croire les témoignages que j’ai
récoltés en Syrie, sont très
majoritairement prêts à se battre à leur
côté (plusieurs de mes contacts au sein
des différentes communautés chrétiennes
m’ont assuré qu’ils s’y préparaient déjà
et disposaient de caches d’armes à cet
effet). Deuxièmement, comme en Libye, il
semble que l’opposition islamiste soit
désormais armée par le Qatar…
En cas d’aggravation de la situation, on
pourrait donc voir surgir en Syrie une
conjoncture assez proche de celle
qu’avait connu le Liban dans les années
1970’ et 1980’.
Hier, l’Occident combattait les
extrémistes musulmans takfiristes.
Aujourd’hui, ce même Occident investit
dans ces forces (comme on le constate en
Tunisie, en Egypte, en Libye et en
Syrie). Quel rôle joue aujourd’hui la
Confrérie des Frères musulmans dans les
évènements qui secouent le Moyen-Orient
? Comment se situe-t-elle par rapport à
la stratégie mise en œuvre par
Washington pour protéger ses intérêts et
ceux d’Israël dans la région ?
Si vous m’aviez posé la question il y a
six mois, j’aurais souri en vous
répondant que l’islamisme n’était pas un
danger et que la montée du radicalisme
religieux dans le monde arabe procédait
plus du fantasme occidental que d’une
réalité vérifiable.
Je vous aurais probablement expliqué
également que l’islamisme avait surtout
bon dos pour justifier le soutien de
l’Occident aux dictatures, prétendus «
remparts contre le terrorisme et le
radicalisme ».
C’était la thèse dominante et elle me
paraissait tout à fait satisfaisante.
Aujourd’hui, après avoir parcouru les
différents terrains du « Printemps arabe
» pendant plus de dix mois, je suis
affirmatif : l’islamisme radical n’est
en aucun cas un fantasme et ces
dictatures, effectivement, l’endiguaient
tant bien que mal.
La percée salafiste lors des élections
de novembre, en Égypte, est en cela des
plus éloquentes : personne ne les avait
vus venir ; or, les Salafistes sont
désormais la deuxième formation
politique en importance, après les
Frères musulmans.
En Tunisie, Ennahda, derrière ses
apparences « modérées », reçoit des
fonds du Qatar et négocie ouvertement
avec les Salafistes.
En Libye, les filières islamistes
radicales sont partout présentes. Elles
ont reçu du Qatar des moyens
extraordinaires. Lorsque je m’y
trouvais, en août, j’ai même constaté du
matériel lourd, des chars d’assaut,
financés par le Qatar. Ce fut à ce point
que, à Benghazi, j’ai été témoin de la
panique du CNT, lorsque nous avons
appris qu’une colonne de plusieurs
centaines d’islamistes armés jusqu’aux
dents montait sur Tripoli. Le CNT a
alors donné l’ordre de lancer l’attaque
sur la capitale, deux semaines avant la
date prévue et dans le plus grand
désordre, pour ne pas être pris de court
par ces combattants islamistes.
Au Yémen également, des mouvements
salafistes et des filières d’Al-Quaïda
ont fait leur apparition.
Au Maroc, les élections viennent d’être
remportées par le courant islamiste
Justice et Développement, favorable à la
monarchie, soutenu par le Qatar et Al-Jazeera
(opposé au contestataires du Mouvement
du 20 février et aux islamistes
réformateurs du parti Justice et
Spiritualité).
Bref, partout, l’islamisme radical
triomphe et s’impose. Plus encore, ces
différents mouvements entretiennent
entre eux d’intenses contacts, y compris
avec l’AKP en Turquie (à laquelle les
Frères musulmans syriens ont demandé une
intervention militaire).
Il est encore bien difficile de démêler
l’écheveau de ces négociations, mais il
est clair qu’une véritable «
internationale islamiste » est en train
de se mettre en place.
Mais cette situation est la conséquence
du « Printemps arabe », et non sa cause
: les islamistes n’ont pas été à
l’origine des coups de colère, des
révoltes qui ont ébranlé plusieurs pays
arabes ; qu’il s’agisse des Salafistes
ou des mouvements plus « softs », ils
ont profité des événements, alors que,
dans certains cas, comme en Égypte, ils
étaient même plutôt absents au début du
soulèvement. Il ne faut donc pas leur
attribuer des intentions ou un rôle qui
n’ont pas été les leurs.
Cela dit, a priori, en ce qui concerne
les Frères musulmans en particulier,
comme Ennahda, rien ne laisse croire
qu’ils rejoindront les Salafistes dans
leur projet de créer le grand califat
universel…
En effet, leur objectif est plus modeste
et concerne essentiellement
l’islamisation de la société (l’islam
comme religion d’État, le port du voile
obligatoire, l’interdiction de l’alcool,
le respect des cinq moments de la
prière, etc.). Et ce dans des degrés
différents d’un pays à l’autre : comme
je l’ai dit, les Frères musulmans
égyptiens ne sont pas aussi
intransigeants que les Frères musulmans
syriens…
D’un autre côté, les Frères musulmans,
comme Ennahda, comme l’AKP, ne sont pas
socialistes. Ils n’envisagent nullement
des réformes économiques et sociales en
profondeur, qui menaceraient l’économie
de marché, le libéralisme et les
intérêts occidentaux. Ni non plus de
remettre en question les traités
internationaux et la paix avec Israël.
C’est pourquoi je crois ne pas prendre
trop de risques en pronostiquant, en
Égypte, par exemple, un accord entre les
Frères musulmans et le Bloc égyptien,
c’est-à-dire l’ancien establishment
moubarakiste, avec la bénédiction de
l’armée et de Washington, dont les
relations étroites n’ont pas été
interrompues depuis la chute de la
dictature, pas plus qu’en Tunisie
d’ailleurs, où Ennahda entretient
également de bon rapports avec la
diplomatie états-unienne.
Autrement dit, si ces partis « modérés »
savent maintenir à leur place les
mouvements salafistes, ils pourront
tranquillement islamiser la société à
coups de décrets, sans gêner les
intérêts occidentaux : la chute de Ben
Ali et celle de Moubarak avaient
certainement effrayé Washington, mais la
Maison blanche s’est très rapidement
rassérénée lorsqu’il a été clair qu’il y
avait une alternative acceptable.
Je serai cela dit un peu plus
circonspect en ce qui concerne la Libye
et la Syrie, où les mouvances islamistes
qui y sont actives semblent moins «
modérées », peu lisibles encore, en tout
cas…
Certains reconnaissent dans
les
manifestations qui envahissent le monde
arabe en général et la Syrie en
particulier les prodromes d’un
quelconque printemps ; d’autres pensent
que c’est un complot savamment ourdi par
Washington dans le cadre de son plan de
remodelage du Proche et Moyen-Orient. De
quel côté vous placez-vous ?
De manière générale, je ne crois pas que
le « Printemps arabe » soit le résultat
d’un vaste complot états-unien visant à
remodeler le « Grand Moyen-Orient », et
encore moins dans le cas de la Syrie,
pour les raisons que j’ai développées.
Les Etats-Unis, comme l’Europe, ont été
surpris par les événements et ont réagi
très maladroitement, au début en tout
cas.
Le cas libyen est certes impressionnant,
mais c’était une pièce unique,
improvisée et qui s’est jouée à vue,
dans la précipitation.
Ni « printemps », ni « complot », donc,
en ce qui me concerne, mais différents
cas de troubles, des cas très
dissemblables, tant par leurs causes que
par les résultats survenus.
Et, dans l’ensemble, outre le bonus
libyen, rien, à ce stade, de réellement
fâcheux pour l’hégémonie états-unienne
en Afrique du Nord et au Moyen-Orient.
Une grosse frayeur, simplement, mais
finalement sans conséquence.
Lien(s) utile(s) :
La Nouvelle République.
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