Entretien
Le « Printemps
arabe » est un mythe
Pierre Piccinin
Pierre Piccinin et les rebelles libyens
(Syrte - octobre-novembre 2011)
Reformatorisch Dagblad, 10 décembre 2011
propos recueillis par Mark WALLET
« Le ‘Printemps arabe’ est un mythe »,
affirme Pierre Piccinin, qui a visité
plusieurs des pays arabes en révolution.
Il n’y a pas constaté de
démocratisation, mais bien
l'islamisation, soutenue par un État du
Golfe, le Qatar.
Pierre Piccinin n’est pas de ces
chercheurs qui restent derrière leur
bureau pour enquêter sur les événements
qui secouent le Monde arabe. Depuis un
an, il s’est déplacé plusieurs fois en
Tunisie, en Libye, en Egypte et en
Syrie, pour se rendre compte de ce qui
se passait réellement sur le terrain. Il
n’est pas revenu très optimiste de ses
voyages : « des groupes islamistes sont
en train de prendre le pouvoir »,
explique-t-il. « En Égypte, plusieurs
des restaurants que je connaissais ne
servent plus de vin, alors que, six mois
auparavant, on en trouvait sans problème
».
Le conférencier bruxellois, historien et
politologue, réfute cette expression par
laquelle on voudrait résumer les
différentes révolutions arabes : « le
‘Printemps arabe’ suggère que, dans tous
les pays arabes, une même révolution
aurait lieu ; mais ce n'est pas le cas.
En Égypte, je pense qu’on peut
difficilement parler de ‘révolution’ :
Moubarak est parti et le gouvernement a
été plusieurs fois remanié, mais, dans
les faits, c’est toujours la même clique
qui détient le pouvoir. En Syrie et en
Libye, les choses sont tout à fait
différentes encore. »
En Égypte, les Frères musulmans
et les salafistes ont obtenu des
résultats importants aux élections.
Qu'on le veuille ou non, cela apparaît
comme un changement révolutionnaire.
Les Frères musulmans ont passé un accord
avec l'armée. Sous le régime de Moubarak
l’armée a toujours eu un rôle éminent et
les choses n’ont pas beaucoup changé.
L'armée, en Égypte, reste très
respectée.
J'ai rencontré les Frères musulmans au
Caire. Ils ne cachent pas leur objectif,
qui est l'islamisation de l'Égypte :
interdiction de l'alcool, port du
foulard, etc. Cela mis à part, il ne
faut pas s’attendre à de grands
changements, dans le domaine social
notamment. Ils défendent d’ailleurs une
politique économique libérale. Sur le
plan international, ils respecteront les
traités ratifiés par l’Égypte, et avec
Israël également.
Selon de nombreux analystes, les
Frères musulmans ne sont pas des
extrémistes. Ils font partie des
formations dites « modérées ».
Les Frères musulmans bénéficient de
l’aura de longues années de résistance
contre un régime corrompu et sont perçus
comme honnêtes et intègres. Il est vrai
aussi qu’une partie des Frères musulmans
défend une attitude plus modérée. Mais
les faits sont sans appel : les
changements que j’ai pu constater en
Égypte en quelques mois de temps sont
importants. Par exemple, on voit de plus
en plus de femmes voilées dans les rues.
C’est visible et il est bien évident que
la fraternité a commencé d’influencer et
d’islamiser la société.
Ce n'est probablement pas le but
que de nombreux manifestants avaient à
l'esprit.
En effet, les revendications étaient
essentiellement économiques et sociales.
Mais, le problème, c'est que les
manifestants n'avaient pas de programme
de réformes. La révolte, en Égypte,
s’est résumée à un grand mouvement de
colère et l’attention a été focalisée
sur le départ de Moubarak. Mais qu’en
a-t-il été ensuite ?
Il y a eu une illusion de changement,
mais le modèle politique et économique
reste intact.
En fait, la révolution, en Égypte, a
tout simplement échoué.
Êtes-vous optimiste en ce qui
concerne la Tunisie, le berceau de ces
révolutions ?
On peut dire que les élections se sont
déroulées de manière correcte. Mais je
crois qu’il y aura peu de changement
dans le domaine économique. Je constate
que l’islamisme est également en crue en
Tunisie. Et, dans le sud du pays,
Ennahda, le parti islamiste, entretien
des rapports étroits avec les Salafistes.
Avez-vous été surpris par le
résultat des élections en Tunisie?
Oui, j'ai été très surpris. Je ne
m'attendais pas à une percée si forte d’Ennahda.
Je savais bien sûr qu’ils feraient un
bon score, mais j’envisageais 25 ou 30%
; or, ils ont obtenu presqu’une majorité
absolue.
Ennahda a joué un drôle de jeu durant la
campagne électorale. Avant même le début
officiel de la campagne, les candidats
islamistes ont distribué d’importantes
quantités de denrées aux familles
pauvres, dans les villages.
La question est de savoir où Ennahda a
soudainement pu trouver tous les fonds
nécessaires pour financer ces cadeaux.
Je me suis renseigné sur ce point en
Tunisie : systématiquement, le nom du
Qatar était mentionné. En outre,
l'Arabie saoudite pourrait aussi avoir
contribué à la campagne d’Ennahda. Et
peut-être même des fonds provenant des
États-Unis. Washington entretien
d’excellents rapports avec Ennahda.
Ennahda est aussi considéré
comme modéré.
Oui, Ennahda est souvent présenté comme
une variante du parti islamiste modéré,
l’AKP, au pouvoir en Turquie. Mais cette
comparaison n’a pas beaucoup de sens :
la Turquie n’est pas un pays arabe et la
tradition politique turque n’a rien de
commun avec celle de la Tunisie. En
outre, Ennahda n'est pas aussi modéré
qu'il y paraît, comme le démontre
notamment ses liens avec les Salafistes.
Bref, suite à cette montée de
l’islamisme, ma grande question est de
savoir où est passée la jeunesse
tunisienne bien éduquée, occidentalisée,
cette « génération Facebook » dont on a
tant parlé.
En avez-vous une idée ?
Je ne sais pas. Peut-être
participe-t-elle, elle aussi, de la
mythologie de ce « Printemps arabe ».
Parmi les Tunisiens qui ont voté pour
Ennahda, beaucoup m'ont dit qu'ils
avaient fait ce choix parce qu'ils
voulaient un gouvernement honnête. Or,
le caractère islamique de ce parti était
synonyme d’éthique et d'honnêteté. C’est
peut-être l’explication.
Voyez-vous un processus
d'islamisation en Libye?
Pourquoi le Conseil national de
Transition (CNT), avant même qu’aie eu
lieu une quelconque élection, a-t-il
immédiatement annoncé que la charia sera
la base de l'ensemble de la législation
de la nouvelle Libye ?
J'ai une réponse. En août, à Benghazi,
j'ai été témoin de la panique qui s’est
emparée du CNT. C'était le jour qui a
précédé l'attaque des rebelles sur
Tripoli. Une colonne de deux à trois
cents islamistes, sortis de nulle part,
marchait sur Tripoli. Il s’agissait de
combattants lourdement armés, financés
par le Qatar.
Ils avaient lancé leur assaut sans
aucune consultation avec le CNT et
personne ne savait exactement quel était
leur objectif. Dès lors, pour ne pas
être dépassé par les islamistes, le CNT
a ordonné l’attaque sur Tripoli, en
catastrophe, deux semaines avant la date
qu’il avait initialement prévu.
À la lumière de ces faits, je soupçonne
que cette décision précoce selon
laquelle la charia sera la base de la
législation libyenne est le résultat de
négociations auxquelles le CNT a été
contraint, avec les islamistes. À tout
le moins, c’est un signal adressé aux
groupes islamistes, dont le CNT craint
la force.
Quelles sont vos attentes pour
la Libye?
La Libye est un pays dont la structure
sociale est fortement conditionnée par
les tribus et les clans. Pourtant, le
CNT ne s’est pas engagé dans un
processus de construction d’un État
fédéral (le modèle belge aurait dû
l’inspirer !), mais il plaide en faveur
d’un Etat unitaire.
En octobre et novembre je me suis rendu
dans l’ouest de la Libye, qui a résisté
à la rébellion. Partout où je suis
passé, j'ai demandé aux miliciens que
j’ai rencontrés de quel endroit ils
étaient originaires. Systématiquement,
il s’agissait de miliciens des clans qui
s’étaient rebellés, de Benghazi
notamment. Autrement dit, l’Ouest est
sous occupation.
Cette politique prend le risque de
déboucher sur une guerre civile.
En outre, tous les clans se sont
surarmés à la faveur des troubles et
refusent, à présent, de rendre leurs
armes au gouvernement. La situation en
Libye pourrait donc rapidement
dégénérer.
*
*
*
Pierre Piccinin nous a montré des
photographies prises lors de son dernier
voyage en Libye, à la fin du mois
d’octobre. « Regardez », a-t-il dit,
pointant le doigt vers l’image d'une
ville en ruines : « ceci, c’est ce qu’il
reste de Syrte ».
Syrte - 31 octobre 2011 ©
photo Pierre PICCININ
Syrte a été sévèrement bombardée par
l’OTAN : elle était le fief de l’ancien
dirigeant libyen, Mouammar Kadhafi, qui
a résisté à Syrte jusqu'au bout.
Sur une des photos, une famille pose
devant son appartement, détruit par les
bombardements.
Syrte - 31 octobre 2011 ©
photo Pierre PICCININ
« Syrte est aujourd’hui une ville
fantôme », nous explique Pierre Piccinin.
« Il ne reste plus que quelques
centaines de personnes, pas davantage.
Selon les témoignages, les combats ont
fait entre dix et vingt mille morts
civils, qui auraient été ensevelis dans
le désert, dans des fosses communes.
Pour moi, il est évident que des crimes
de guerre ont été commis. »
*
*
*
Pourquoi l'OTAN est-elle
intervenue en Libye?
Kadhafi n’a pas toujours eu
d’excellentes relations avec l’Occident.
C’est incontestable. Même si les
compagnies pétrolières occidentales ont
fait de bonnes affaires en Libye.
Mais Kadhafi s’est souvent montré un
dirigeant lunatique, instable. Il
retenait aussi une partie des revenus
pétroliers pour financer une politique
sociale dans son pays. L'Occident, à la
faveur de l'insurrection, a vu sa chance
de se débarrasser de lui et de le
remplacer par un gouvernement plus
docile.
Vous avez à nouveau mentionné le
Qatar, bailleur de fonds des islamistes
libyens. Quel est le rôle de ce pays
dans le « Printemps arabe » ?
Le Qatar joue un rôle incroyable. Il est
présent en Libye, mais s’est également
ingéré dans les affaires syriennes.
En Syrie, l’opposition prétend que
15.000 soldats ont déserté l'armée
nationale pour rejoindre « l'Armée
syrienne libre », une milice rebelle.
Or, une telle désertion en masse est
extrêmement peu plausible ; et il semble
bien que cette « Armée syrienne libre »
soit en fait en grande partie composée
d’éléments étrangers, armés par le
Qatar.
En Syrie aussi, la contestation est sous
l’influence des islamistes, Salafistes
et Frères musulmans. Depuis
l’insurrection qu’ils avaient conduite
dans les années 1980’, les Frères
musulmans étaient interdits en Syrie.
Mais les militants de l’opposition que
j’ai rencontrés m’ont déclaré qu’ils
étaient en relation avec eux. Ils l’ont
ouvertement admis, et, là-bas, ce n’est
plus un secret pour personne.
Qu'est-ce que cela implique pour
les Chrétiens de Syrie ?
Je n’ai pas rencontré de Chrétien, jeune
ou vieux, qui soutienne la contestation.
Au début du mouvement de contestation,
des Chrétiens ont participé aux
manifestations. Mais ils y ont
maintenant complètement renoncé.
Ils ne sont pas satisfaits du régime
actuel, mais ils bénéficient de
conditions de vie correctes et peuvent
pratiquer leur foi. Parmi les personnes
que j’ai rencontrées dans les
communautés chrétiennes en Syrie,
plusieurs m’ont affirmé qu’ils avaient
caché des armes, au cas où les
islamistes arriveraient au pouvoir. J'ai
entendu les mêmes choses de la part des
Druzes.
Quelle est l’ampleur du
soulèvement en Syrie ?
La Syrie est une société très complexe,
un patchwork communautaire et
confessionnel. Au moins 40% de la
population se sentent menacés par ces
mouvements de contestation dominés par
l’influence islamiste. Ces minorités, de
manière générale, aspirent à la
démocratie, mais ne veulent pas d’un
État islamique.
En outre, au sein de la communauté
sunnite également, en particulier dans
la bourgeoisie, beaucoup de citoyens
sont opposés à une république islamique.
Donc, dans l'ensemble, je crois qu’on
peut dire que le ratio est d'environ 50
à 50, entre partisans et adversaires du
régime.
En ce qui concerne l’ampleur du
soulèvement, toutefois, les médias
exagèrent considérablement le nombre des
manifestants.
En Juillet, je me suis rendu dans la
ville de Hama, un vendredi, et j’ai
assisté à une manifestation, après la
grande prière de la mi-journée. La
manifestation a empli la petite place
Assidi. J’ai estimé le nombre des
manifestants à 10.000, au grand maximum.
En soirée, à l'hôtel, j’ai regardé les
reportages de la chaîne de télévision
Euronews à propos de la Syrie. Euronews
et toute la presse européenne ont
annoncé 500.000 manifestants, ce
jour-là, à Hama. Le journal français Le
Monde, le lendemain matin, titrait même
sur 600.000 manifestants ! Hama est une
ville de 370.000 habitants...
Les images des manifestations en Syrie
que montrent les médias occidentaux
donnent toujours l’impression qu’il y a
un grand nombre de manifestants. Mais
ces images sont trompeuses : il s’agit
systématiquement de plans rapprochés et,
si l’on compte les personnes présentes,
on ne dépasse jamais les quelques
centaines. Cela montre, une fois de
plus, l'utilité du travail de terrain.
Tout cela semble très peu
optimiste.
Il faut être bien clair : les dictateurs
contestés ne sont pas des enfants de
chœur. Le régime syrien a certainement
beaucoup de crimes sur la conscience. Et
l’action des manifestants est fondée et
légitime (et il n’y a pas que des
islamistes radicaux). Cependant, les
résultats de ces contestations sont
inquiétants. L’islamisme, notamment, et
le rôle que joue le Qatar. Al-Jazeera,
basée au Qatar, a été saluée pour sa
couverture du « Printemps arabe ».
En réalité, elle a sciemment
menti à maintes reprises et constitue un
instrument de la politique du Qatar,
dont les intentions sont encore assez
floues.
(Traduit du néerlandais)
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