|
Opinion
Égypte - Vers un
scénario « à la tunisienne » ?
Pierre Piccinin
Mardi 1er février 2011
Soutenu depuis 1981 par les États-Unis, le gouvernement
d'Hosni Moubarak assure la stabilité en Égypte, la paix avec
Israël, qu'avait réalisée son prédécesseur, Anouar Al-Sadate, et
la pérennité des intérêts occidentaux dans la région. C'est là
une des cartes maîtresses du jeu états-unien au Proche-Orient.
Et ce d’autant plus que le risque islamiste est bien
réel dans ce pays, où les Frères musulmans, mouvement
fondamentaliste dont l’Egypte est le berceau historique, gagnent
du terrain depuis quelques années ; Moubarak lui-même a été
contraint de leur faire de nombreuses concessions, dont les
conséquences sont de plus en plus visibles dans le domaine
sociétal, comme, par exemple, le port du foulard, qui se
généralise.
N’oublions pas non plus l’importance géostratégique du
canal de Suez : la majeure partie des échanges de marchandises,
à l’échelle planétaire, s’effectuent toujours par voie maritime
et les canaux de Panama et de Suez demeurent des axes
commerciaux essentiels. Le canal de Suez, plus particulièrement,
est utilisé par les pétroliers qui, du Golfe, gagnent l’Europe
et les États-Unis.
L’ensemble de ces facteurs font de l’Égypte un point
focal qui ne préoccupe pas seulement Washington, mais également
l’Arabie saoudite et les monarchies du Golfe (qui craignent que
cette vague de révoltes ne pousse leurs populations à réclamer
elles aussi des réformes radicales), Israël (qui, avec la montée
en puissance du Hezbollah au Liban depuis la guerre de 2006,
s’inquiète de se retrouver plus isolée dans la région) et même
l’Union européenne.
Aussi, si certains discours se montrent critiques
envers le président Moubarak (timidement critiques, cela dit,
tels ceux du président états-unien Barak Obama et de sa
secrétaire d’État aux affaires étrangères, Hillary Clinton), le
régime égyptien est cependant largement soutenu et appuyé par
ces différents gouvernements qui ont tout intérêt à maintenir le
statu quo.
Malgré une centaine de morts déjà répertoriés, aucun
de ces gouvernements n’a donc clairement appelé le président
Moubarak à lâcher le pouvoir, pas davantage que ce n’avait été
le cas concernant le président tunisien Ben Ali, dont
l’importance était moindre… Ironie de la politique
internationale, seul le gouvernement iranien a pris position
sans ambiguïté, exigeant d’Hosni Moubarak qu’il cède devant la
volonté populaire et respecte les principes démocratiques.
Toutefois, si la pression populaire devait
s’intensifier, pourrait-on voir se dérouler en Égypte un
« scénario à la tunisienne » ? C’est-à-dire tout changer, pour
que tout reste pareil…
En effet, indépendamment de l’euphorie qui s’est
emparée de nombreux observateurs, il ne faut pas se méprendre
sur la « révolution » tunisienne, qui, dans les faits, est en
train de s’achever par une subtile manipulation : si le
président Ben Ali a accepté de se retirer, sous la pression de
son propre gouvernement, de l’armée et de Washington,
l’establishment benaliste est quant à lui bel et bien resté aux
commandes du pays.
Le départ de Ben Ali, sans mettre fin à l’ancien
régime, a servi de fusible : la majorité des manifestants,
croyant avoir renversé le régime, ont quitté le pavé, tandis que
le nouveau président, Fouad Mebazaa, le premier ministre,
Mohamed Ghannouchi, et leur gouvernement reprenaient les rênes
du pays, appuyés par le général Amar et l’armée qui, tout en
faisant mine de fraterniser avec les manifestants, les a
efficacement encadrés, rétablissant partout l’ordre et la
sécurité.
Certes, la classe moyenne éduquée, très développée en
Tunisie (nettement moins en Égypte), n’a pas été dupée par ce
tour de passe-passe et, à elle seule, a su maintenir une
pression suffisante pour contraindre le premier-ministre à un
remaniement du gouvernement : c’est chose faite et, cette fois,
la plupart des Tunisiens semblent avoir avalé la couleuvre ; et
le quotidien a repris son cours. C’est que, parmi les douze
nouveaux ministres (neuf ministres ont cependant été
reconduits…), aucun n’est connu de l’homme de la rue et tous
semblent « propres », étrangers à la dictature.
Mais, si l’on investigue un tant soit peu, presque tous
peuvent être identifiés : anciens diplomates ou fonctionnaires
de l’appareil bénaliste, troisièmes ou quatrièmes couteaux de
l’ancien régime, ce sont eux qui ont maintenant la charge
d’assurer la « transition »… Le même scénario, décevant,
pourrait donc bien se répéter ailleurs : le président Moubarak
n'a-t-il pas déjà engagé la manoeuvre en proposant
un remaniement gouvernemental?
En Égypte comme en Tunisie, en effet, aucune opposition
crédible et organisée ne peut concrètement fédérer la population
et transformer la révolte en révolution, en s’emparant des
centres vitaux, en arrêtant les membres de l’appareil
dictatorial et en imposant un gouvernement provisoire, et pas
même Mohamed El Baradei, figure emblématique en Occident, mais
quasiment inconnu des masses populaires égyptiennes.
Cela dit, en Égypte, on n’en est pas encore là : c’est
le président Moubarak lui-même qui conserve le contrôle du
pouvoir et rien n’indique qu’il soit acculé à devoir le lâcher;
il semble ainsi qu’il soit à l’origine des pillages, qui ont
refroidi une partie des manifestants, lesquels sont rentrés chez
eux pour protéger les leurs, et qu’il amplifie le chaos,
notamment en organisant la pénurie d’eau et de pain, situation
qui a déjà dressé une partie de la population contre les
« fauteurs de troubles ». De plus, l’armée, jusqu’à présent, lui
reste fidèle et, comme en Tunisie, tente de gagner la confiance
du peuple.
Il semble donc peu probable, dans ces conditions, que
les manifestants parviennent à déboulonner le raïs égyptien, et
en tout cas pas tant que la troupe lui obéira.
Pierre PICCININ,
Professeur d’histoire et de sciences politiques (Ecole
européenne de Bruxelles I)
Le dossier
Egypte
Dernières mises à
jour
|