Vendredi 12 novembre 2010
http://www.gilad.co.uk/writings/paul-larudee-a-kind-of-schizophrenia.html
« Bien qu’il existe beaucoup de
parallélismes entre le cas des Arméniens et celui des juifs, il
y a une différence considérable entre eux: les Arméniens n’ont
jamais dépossédé une population entière aux fins de créer un
Etat, et ils vivent aujourd’hui en harmonie avec le
reste des populations des pays où ils se trouvent », explique
Paul Larudee.
Il est aisé d’être du côté de la paix et de
la justice dès lors qu’une cause est populaire, que les gens que
nous défendons font l’objet d’admiration et que le sacrifice
n’est pas trop important. Mais combien d’entre nous sont-ils
prêts à étendre nos principes à une cause impopulaire,
la cause de gens méprisés, cela, au risque de
notre gagne-pain, de nos relations familiales et de notre
sécurité personnelle ?
Bien entendu, les gens sérieux ne sont pas
unanimes sur ce qui constitue la justice. Il fut un temps, dans
l’histoire des Etats-Unis, où l’esclavage était très
majoritairement accepté. Par la suite, cela devint notre
problème le plus controversé, le seul autour duquel nous nous
soyons adonnés à la guerre civile. Et pourtant, aujourd’hui, cela
n’est absolument plus un sujet de controverse; le fait qu’il y
ait eu quelqu’un pour fermer les yeux sur l’esclavage reste un
mystère, ceux qui le défendaient ouvertement étant beaucoup
moins nombreux.
Autre fait dérangeant: les Etats-Unis, le
phare de la liberté et des droits de l’homme, sont le résultat
de l’une des campagnes d’épuration ethnique les plus importantes et les plus
abouties que le monde ait connues.
Mais comment cela a-t-il été possible ? Les
peuples, les sociétés et les gouvernements qui ont commis ces
crimes étaient-ils tellement différents des nôtres que ça ? Si vous le voulez
bien, n’ayons pas l’arrogance de le penser; qu’il nous suffise
de regarder avec quelle facilité notre société peut être
terrifiée et manipulée par la ‘menace’ du communisme ou de
l’Islam, ou encore la manière dont nous pouvons être incités à croire
que des pays aussi marginalisés que le peuvent l'être la Corée du Nord,
l’Afghanistan ou l’Irak pourraient s’aviser d’attaquer le pays
le puissant du monde.
De nos jours, nous qualifions de
« terroristes » les gens qui recourent à la violence contre
l’Amérique et l’Occident. Durant l’épuration ethnique en
Amérique du Nord, nous les appelions « les sauvages ». Ce
vocabulaire vise à interdire tout questionnement sur nos
motivations lorsque nous nous en prenons à ces gens. Dans les
jours qui ont suivi les attentats de 2001 contre le World Trade
Center (le 11 septembre, à New York, ndt), combien, dans notre
société, se sont-ils posés la question du « pourquoi » et
combien étaient persuadés que nous n’avions même pas à
nous la poser ?
Notre société n’est pas la seule à faire la
supposition raciste que d’autres sociétés sont nos ennemis
héréditaires, sans aucune considération pour quelque grief
légitime qu’elles puissent bien avoir au sujet de notre
politique. Il est bien plus confortable de croire que ces gens
nous haïssent à cause de la liberté dont nous jouissons, et
c'est ce à quoi notre gouvernement et nos médias nous encouragent, le plus
souvent. Pourquoi sommes-nous tellement enclins à prendre pour
argent comptant que la religion ou l’idéologie peuvent
transformer des populations entières en automates fanatiques
prêts à s’immoler eux-mêmes pour peu que cela nous fasse du
mal ? Notre société n’aurait-elle jamais demandé à sa jeunesse
de faire elle aussi le sacrifice suprême à la seule fin de défendre le mode de vie
américain, le célèbre « American
way of life » ? Nous devons nous garder de diaboliser autrui
et de formuler des sentences ne tenant aucun compte de
l’humanité des personnes que nous nous arrogeons le droit de
juger, ni de la similarité de leurs motivations avec les nôtres.
Le père fondateur de l’Etat d’Israël, David Ben Gourion, quant à
lui, n’a jamais commis cette erreur :
« Pourquoi les Arabes concluraient-ils la
paix ? Si j’avais été un dirigeant arabe, je n’aurais jamais rien
signé avec Israël. C’est normal : nous leur avons volé leur
pays. Bien sûr, « Dieu nous l’a promis » [guillemet du
traducteur, ndt], mais qu’est-ce qu’ils en ont à faire ? Notre
Dieu n’est pas le leur. Nous sommes originaires d’Israël
(sic), c’est
exact, mais c’était il y a deux mille ans : qu’est-ce que cela
peut bien représenter, à leurs yeux ? Il y a eu l’antisémitisme,
les nazis, Hitler, Auschwitz... Mais en quoi les Arabes en
étaient-ils responsables ? Tout ce qu’ils voient, c’est que nous
sommes venus ici leur voler leur pays… »
Voilà, dans ces propos, au moins, il y a un minimum
de sérieux. Il n'y a pas une once de compassion, bien sûr, mais du
sérieux, oui, au moins, il y en a…
Sommes-nous aussi sérieux que Ben Gourion ?
Si nous avions été à la place de nos ancêtres, aurions nous
reconnu la souveraineté des Amérindiens sur l’Amérique du Nord,
leur aurions-nous demandé la permission de nous installer, et
aurions-nous accepté de vivre dans des pays majoritairement
habités par eux ?
Et puis regardez les prétextes débiles qui
ont été mis en avant pour procéder à l’épuration ethnique de la
population indigène nord-américaine : ils auraient été
incapables de s’adapter, nous leur aurions fait des propositions
honnêtes qu’ils auraient refusées ; ils n’auraient pas raté une
occasion de rater l’occasion… Cela vous rappelle-t-il
rien ?
Je crains que nous ne soyons tout aussi trompés aujourd’hui que
nous avons pu l’être dans le passé, et la question palestinienne
en est une illustration parfaite, bien que ce ne soit absolument
pas, hélas, la seule.
Aujourd’hui, dans le monde, vivent plus de
onze millions de Palestiniens. Plus de huit millions d’entre eux
ne peuvent vivre chez eux, en Palestine, et les trois millions
restants sont confrontés à une pression inexorable visant à les
faire partir.
Comme avec l’esclavage et le génocide des
Amérindiens, toutefois, nous sommes nombreux à admettre des
excuses ridicules censées « justifier » cette situation. L’Onu
n'aurait-elle pas offert (« généreusement ») aux
Palestiniens la moitié de
leur propre pays, en 1947 ? Israël ne leur aurait-il pas offert
plus de 90 % des 22 % de leur pays qu’Israël n’avait pas encore
réussi à annexer officiellement ?
Et voici la meilleure : Israël n’a-t-il pas
le droit d’exister en tant qu’Etat juif ? (Si
tel était le cas, n’aurions-nous pas l’obligation de mener à bien le
nettoyage ethnique des Palestiniens et, de fait, ceux-ci
n’auraient-ils pas l’obligation de s’épurer ethniquement eux-mêmes ?)
Combien d’Américains n’ont-ils pas cru, par
le passé, que la Palestine était une terre sans peuple pour un
peuple sans terre, et qu’Israël avait fait fleurir le désert ?
Y a-t-il eu beaucoup d'Américains qui
n'aient pas gobé qu’en mai 2010 plusieurs centaines de
commandos israéliens armés jusqu’aux dents (mais, attention,
hein, non-violents?) auraient été attaqués au cours de leur
mission pacifique au beau milieu de la Méditerranée par des
volontaires humanitaires désarmés (mais inexplicablement
violents) ?
Jusqu’à quel point notre défense de la
justice sociale est-elle sérieuse ?
Il existe un
moyen permettant de le vérifier.
Le mot génocide a été inventé en 1943 par un avocat juif
polonais, Raphael Lemkin, qui devint conseiller lors des procès
de Nuremberg, à la fin de la Seconde guerre mondiale. Lemkin
utilisa pour la première fois son nouveau vocable en 1943 pour
qualifier la manière dont un peuple dont la religion et la
culture différaient de celles de la société dans laquelle ce
peuple vivait avait perdu un quart de sa population dans le
monde entier dans des massacres de masse et la manière dont le
reste avait été largement dispersé. Beaucoup des membres de ce
peuple se
réinstallèrent au Moyen-Orient, où ils demeurent jusqu’à ce
jour.
Vous pensez sans doute que je suis en train
de parler ici des juifs?
Et bien non; vous faites erreur, car, en fait, Lemkin
a utilisé pour la première fois le terme de génocide en parlant
des Arméniens. Le cas des Arméniens est instructif, car des
réfugiés arméniens se sont réinstallés en grands nombres au
Liban, en Syrie, en Palestine, en Irak, en Europe, aux
Etats-Unis et dans d’autres régions du monde.
Bien qu’il existe beaucoup de similarités
entre le cas des Arméniens et celui des juifs, il y a une
différence entre eux, et cette différence est de taille : les
Arméniens, quant à eux, n’ont jamais dépossédé un peuple entier
pour créer un Etat, et ils vivent, de nos jours, en parfaite
harmonie avec les populations des pays où ils se trouvent
(d’ailleurs, c’est aussi le cas des juifs, sauf dans la région
d’où ceux-ci ont décidé d’expulser la population non-juive…)
Mais jugeons-nous les Arméniens et les
juifs (ou tout au moins les juifs israéliens) de la même
manière, ou différemment ? Voici une autre aune pour le mesurer…
En 1948, il y avait des populations
européennes importantes dans deux régions non-européennes du
monde : l’Afrique du Sud et la Palestine. Dans ces deux régions,
ces populations européennes étaient en minorité. Mais,
minoritaires, elles ne voulaient pas l’être, alors elles décidèrent de ne pas être
gouvernées par la majorité.
La solution inventée en Afrique du Sud fut
l’apartheid – lequel visait, de fait, à faire des non-Européens
des non-citoyens, excepté dans les ainsi dits « homelands »
(comprendre bantoustans) où on leur imposa de survivre, à
l’écart. Autrement dit, les Blancs sud-africains privèrent de
ses droits la majorité de la population indigène, mais ils ne
l’expulsèrent pas.
Pendant ce temps, la même année, en 1948,
Israël s’empara de 78 % du territoire palestinien et expulsa
environ 730 000 de ses habitants non-juifs, qui constituaient
85 % de la population palestinienne vivant dans les régions
conquises par les sionistes. D’un autre côté, les sionistes
accordèrent le droit de vote aux 15 % de Palestiniens qui
avaient réussi à rester en Palestine. Autrement dit, Israël a
expulsé la majorité de la population palestinienne, mais elle a donné des
droits civils à l’infime minorité des Palestiniens, ceux qui étaient restés
en Palestine :
c’est là l’image symétrique de la solution sud-africaine.
Alors, jugeons-nous, oui ou non, l’Afrique
du Sud de l’apartheid et Israël en fonction des mêmes standards,
ou les jugeons-nous en fonction de standards différents ? Ne sommes-nous pas ulcérés à l’idée
d’un Etat blanc exclusiviste en Afrique du Sud, tout en
soutenant l’idée d’un Etat exclusiviste juif en Palestine ?
Que penserions-nous de sociétés exclusivistes musulmanes ou
chrétiennes dans les Balkans ? Soutenons-nous la ségrégation en
Palestine (connue autrement sous le vocable de « « solution » à
deux Etats »), mais pas aux Etats-Unis ? Que pensons-nous de la
soi-disant menace pesant sur la majorité anglo-saxonne en
Californie (ou en Arizona, ou au Texas), en comparaison de ce
qui est qualifié, en Israël, de « bombe démographique » ?
Je vois que vous cernez mieux le problème,
maintenant. Si nous sommes antiracistes, le sommes-nous
sérieusement et jusqu’au bout ? Acceptons-nous ce principe,
l’antiracisme, dans ses ultimes conséquences ? En 1967, I.F.
Stone n’avait pas peur d’être logique avec lui-même :
« Israël est en train de créer une sorte de
schizophrénie dans la juiverie mondiale. Dans le monde extérieur
à Israël, le bien-être de la juiverie dépend du maintien de
sociétés laïques, pluralistes et non-racistes. En Israël, en
revanche, elle prône et défend une société dans laquelle les
mariages mixtes ne peuvent être légalisés, où les non-juifs ont
un statut inférieur à celui des juifs et dont l’idéal est
raciste et exclusiviste. Les juifs doivent lutter, ailleurs
qu’en Israël, pour leur sécurité et pour leur existence mêmes
contre des principes et dont il se trouve qu’ils les défendent,
en Israël ! ».
C’est le nœud du problème. En effet, si
Israël connaît une transformation à la sud-africaine et cesse
d’être un Etat juif, de la manière dont l’Afrique du Sud n’est
plus un Etat blanc, la quasi-totalité des principaux problèmes
opposant les Palestiniens et les Israéliens seront réglés. Ce ne
sera pas le nirvâna, et le pays connaîtrait certainement bien
des problèmes auxquels l’Afrique du Sud est aujourd’hui
confrontée. Mais Israël aurait franchi un pas décisif vers la
justice sociale, et tant les Palestiniens que les Israéliens
(quelque soit le nom qu’ils se choisissent pour eux-mêmes,
d’ailleurs) connaîtraient alors la paix – exactement de la même
manière que l’Afrique du Sud est en paix. La paix est, au
moins, une des rares choses que l’Afrique du Sud ait réussi
indubitablement à conquérir. Vous pouvez vous demander de quelle
manière, dans la pratique, Israël pourrait accueillir tous les
Palestiniens susceptibles de vouloir retourner chez eux. Comme
l’a montré le Dr. Salman Abu Sitta, plus de 90 % des
cinq-cents villages et villes détruits lors de la création de
l’Etat d’Israël sont encore inoccupés aujourd’hui. Les
reconstruire ne pose aucun problème pratique insurmontable, la
volonté de les relever et les moyens pour ce faire étant
bien réels.
Bien entendu, il est évident que les
Israéliens juifs n’accepteront jamais une telle solution de leur
plein gré. Toutefois, les Africaaners, eux non plus,
n'ont jamais accepté de bon cœur la dissolution de l’apartheid. Le
dernier sondage d’opinion effectué avant la dissolution de
l’apartheid avait montré que celui-ci était encore soutenu par
90 % des membres de la communauté blanche. Si l’Afrique du Sud a
abandonné le régime de l’apartheid, ça n’est pas parce que les
Blancs le demandaient, mais bien parce que les dirigeants du
pays avaient fini par comprendre qu’il était futile d’essayer de
faire fonctionner un tel système en défiant sa condamnation et
sa mise à l’écart, par le monde entier, se manifestant sous la
forme d’un boycott, de désinvestissements et de sanctions (BDS).
Pourquoi devrions-nous attendre qu’Israël soit persuadé du fait
que la morale lui impose d’abandonner l’idée d’être un Etat juif ?
Existe-t-il une solution qui soit juste et pacifique qui ne
passerait pas par la dissolution de l’Etat juif ? Bien entendu,
cela dépend des principes qui sont les vôtres. Toutefois,
s’il-vous-plaît, ne nous complaisons pas dans l’illusion que
nous appliquerions avec cohérence ces mêmes principes de justice
sociale qui nient la légitimité de l’exclusivisme ethnique et
racial partout ailleurs (qu’en Israël)…
Même d’un point de vue pratique, il y a des
problèmes qui sont inhérents à l’idée même d’un « Etat juif ».
Un tel Etat aurait en permanence à trouver des moyens lui
permettant de conserver une population à la majorité juive
écrasante. Si cette population juive continue à se réduire, les juifs étant
de plus en plus nombreux à émigrer vers d’autres pays, Israël
sera contraint à trouver des moyens lui permettant de réduire la
population non-juive. Et peu importe la manière dont cela serait
réalisé, cela ne pourra pas être joli à voir.
La justice ne saurait être bâtie sur les
fondations de l’injustice. Et il n’y a pas de justice dans un
Etat où certaines personnes sont accueillies à bras ouvertes
tandis que d’autres ne le sont pas, un Etat qui est construit
sur l’expulsion de personnes de leurs foyers. Ce fait
fondamental doit être changé si l’on veut réaliser la justice en
Palestine.
C’est la raison pour laquelle nous devons
défier l’Etat d’Israël et sa politique, visant à l’expulsion, à
la marginalisation et à la disparition du peuple palestinien.
Nous ne devons surtout pas donner à Israël
un passe-droit sur les principes que nous appliquons partout
ailleurs dans le monde.
Paul Larudee est un des fondateurs des deux
mouvements Free Gaza ! et Free Palestine !, il est l’un des
organisateurs de l’International Solidarity Movement (ISM).