Opinion
Les Oulémas au
chevet de la révolte des peuples arabes
Nabil Ennasri
Cheikh Youssouf Al Qardawi
Vendredi 28 janvier 2011
"Ne vous rangez pas du côté de ceux qui commettent des
injustices" Coran,
Sourate Hûd, Verset 113.
Beaucoup les croyaient murés dans le silence,
paralysés par la peur, voire lointains complices de régimes qui
prenaient un malin plaisir à les dresser les uns contre les
autres. Aujourd’hui, ils sortent de leur réserve et s’expriment
ouvertement pour soutenir le vent de révolte qui secoue les
peuples arabes. Ces prises de parole, révélatrices d’un
changement de posture salutaire, mettent en lumière le désir de
nombreux Oulémas d’accompagner et de prolonger ce moment
historique. Pour eux, comme pour les peuples, l’heure du
soulèvement contre les pouvoirs tortionnaires semble avoir
sonné.
Premier à réagir, le médiatique et très respecté
Cheikh Al Qardawi. Ce dernier a, dès le début de la révolution
du Jasmin, apporté sa caution religieuse à ce mouvement qui
allait balayer la dictature tunisienne. Sa prise de position
clémente et son appel pour demander miséricorde au jeune Mohamed
Bouazizi (lequel s’était immolé par le feu, acte interdit selon
la jurisprudence musulmane) aura fait sensation (1). Bénéficiant
d’un accès privilégié à la chaîne Al Jazeera, il n’a cessé
d’appuyer le soulèvement tunisien en l’exhortant à aller au bout
de sa révolution et en "poussant à la sortie les caciques de
l’ancien régime" (2).
Depuis le Qatar où il réside, Cheikh Al Qardawi
use de tous les moyens (de ses khotbas à son site internet en
passant par son émission hebdomadaire sur Al Jazeera) pour
exhorter les peuples à se débarrasser de ces régimes de terreur
dont l’injustice et la prédation n’a que trop duré.
Celui qui est aussi président de l’Union
mondiale des Oulémas sait en effet de quoi il parle. Emprisonné
comme des milliers d’autres en Egypte lors de l’épisode
nassérien, il avait été contraint à l’exil dès le début des
années 1960. Depuis cette date, il s’est toujours opposé aux
régimes autoritaires arabes dont la brutalité a frappé toutes
les couches de la société, particulièrement les mouvements
d’inspiration islamique dont il est l’un des mentors (3).
Aujourd’hui la révolution tunisienne lui donne
l’occasion d’appuyer les revendications populaires et de
légitimer, d’un point de vue islamique, ce soulèvement
historique. Prenant appui sur l’exhortation coranique à
l’établissement de la justice et au respect de la dignité
humaine, Al Qardawi fustige les régimes en place qu’il assimile
à Pharaon et au Taghout, deux références coraniques qui
symbolisent l’injustice et l’arbitraire (4). D’ailleurs, ses
deux dernières émissions sur la chaîne Al Jazeera portaient sur
ces deux dimensions. On imagine l’effet de ces propos dans la
tête des dizaines de millions de téléspectateurs à travers le
monde fidèles à ce programme, l’un des plus suivis de la chaîne
qatarienne.
Cheikh Al Qardawi et l’association qu’il préside
ne sont pas les seuls, au sein de la galaxie des Oulémas, à se
réjouir de cette situation. Une autre organisation qui regroupe
d’autres savants a tenu à féliciter le peuple tunisien pour son
courage. Ironie du sort, la "Rabitat ’Oulémas Ahl Al Sunna"
(Ligue des Savants Sunnites) annonçait sa naissance le vendredi
14 janvier 2011 par un premier communiqué qu’elle adressait au
peuple tunisien (5) le jour même où Ben Ali fuyait … en Arabie
Saoudite !
Dirigée par deux personnalités connues du monde
musulman, le marocain Ahmed Ar-Rissouni et l’Egyptien Safwat
Hijazi, cette nouvelle entité qui tenait sa première session à
Istanbul appelle les autres peuples du monde arabe à prendre
exemple sur le cas tunisien … L’allusion à ces prises de
position ne signifie nullement que les mouvements populaires qui
traversent la Tunisie, l’Egypte, le Yémen ou la Jordanie soient
téléguidés par les "islamistes" et leurs idéologues. Le
déterminant premier de ces soulèvements demeure l’exaspération
des peuples aux fléaux qui les frappent : corruption des
dirigeants, autoritarisme, libertés bafouées, avenir bloqué,
frustrations sociales, répression policière etc.
La nouveauté tient au fait que les ’Oulémas,
dont bon nombre d’entre eux ont souffert de la répression et de
l’acharnement des redoutables services de police (dont les
fameuses moukhabarat) de ces gouvernements, entrent de plein
pied dans cette dynamique prometteuse. Leur espoir est de
contribuer ainsi à l’avènement de régimes plus en phase avec les
principes islamiques dans des sociétés ou le marqueur
identitaire religieux reste très présent.
Cette volonté s’inscrit dans une logique
d’acceptation des règles démocratiques et du pluralisme,
laquelle se voit confirmée religieusement par une lecture
contextualisée des sources islamiques, en particulier en
renouvelant l’interprétation de la notion coranique de shoura. A
condition que cette démocratie soit réelle et qu’elle n’écarte
pas les mouvements "islamistes" dont quasiment tous les
représentants dans le monde musulman défendent les concepts
d’Etat de droit, de respect des libertés et de justice sociale
(et au sein desquels le rôle des femmes devient croissant). Et
ce, malgré la diabolisation dont ils sont l’objet de la part de
régimes à bout de souffle, trop heureux de s’ériger en rempart
contre cette menace, stratégie cynique que l’Occident couvre
grossièrement. Dans l’intérêt bien compris de leur
porte-monnaie.
Seulement, les Oulémas connaissent les limites
de l’acceptable. Tous mettent en garde contre l’utilisation de
la violence armée contre les régimes en place. L’exemple
algérien constitue pour eux un repoussoir. L’histoire de ces
personnalités est aussi là pour le confirmer : malgré la
répression impitoyable qu’ils ont endurée, aucune d’entre elles
n’a appelé à la violence aveugle ou au terrorisme. Aujourd’hui,
le propos se déplace dans la forme. Oui aux manifestations
populaires, à l’agitation citoyenne à la désobéissance civique
et oui à l’appel de la "Joumu’a (vendredi) de la colère" mais
aucunement un appel à l’insurrection armée (6). Ce serait, en
effet, une trop belle occasion pour les pouvoirs d’étouffer les
aspirations populaires dans un bain de sang et une répression
impitoyable que la "décennie abominable" algérienne est là pour
rappeler (7).
Enfin, pour compléter ce tableau, nous ne
pouvons passer sous silence la position des Oulémas officiels,
de ceux d’Al Azhar à ceux de l’Arabie Saoudite. Ces derniers ont
un point commun : leur soumission (pour ne pas dire plus) aux
autorités en place ce qui pousse Al Qardawi à les qualifier de
"Oulémas As Sultane" (les Oulémas du Palais). Il est en effet
consternant de voir leur silence devant autant d’arbitraire,
particulièrement ceux du royaume saoudien qui s’est empressé
d’accueillir sur son sol et – quel comble ! – à deux pas du
périmètre sacré de La Mecque et Médine, le dictateur déchu qui
s’était livré à un véritable acharnement contre tous les signes
extérieurs d’islamité (8). Rappelons que certains de ses affidés
considéraient il ya encore quelque semaines l’adhen (appel à la
prière) comme une "pollution sonore" (9). Alors, ces savants
sortiront leur argumentaire éculé qui consiste à suivre les
dirigeants sans porter atteinte à leur intégrité et en évitant
tout trouble à l’ordre public.
La constante allusion à une interprétation
tendancieuse (toujours dans le sens du pouvoir) des paroles
prophétiques semble aujourd’hui plus que dépassée tellement la
situation semble ubuesque. Ben Ali, l’ennemi de l’islam qui
faisait la chasse au hidjab et au moindre poil de barbe vient se
réfugier auprès du "Serviteur des deux Lieux saints" (surnom
donné au monarque saoudien) dans une superbe villa à Djedda
après avoir échappé à la colère de son peuple en fuyant en …
niquab10 ! Mais, à n’en pas douter, certains Oulémas saoudiens
exaspérés de cette situation scandaleuse auront leur mot à dire
mais, comme d’habitue, ils n’auront même pas l’occasion de
parler qu’ils seront déjà emprisonnés ou réduits au silence,
d’une manière ou d’une autre.
L’exemple tunisien est une source d’inspiration
pour tout le monde arabe. A l’heure d’Al Jazeera et de Facebook,
les peuples se réveillent et ont soif de justice, de liberté et
de dignité. Ils savent que le changement est désormais à leur
portée et l’exemple tunisien a fracassé cette barrière
psychologique qui les poussait à se résigner à vivre sous des
régimes de terreur. En accompagnant ces mouvement de masse, les
Oulémas renouent avec leur rôle premier, celui de se tenir
constamment à l’écoute des aspirations des opprimés.
Notes :
(1) http://qaradawi.net/site/topics/article.asp ?cu_no=2&item_no=7842&version=1&template_id=116&parent_id=114
(2) http://qaradawi.net/site/topics/index.asp ?cu_no=2&lng=0&template_id=&temp_type=
(3) A titre d’exemple, la répression du
mouvement des Frères musulmans en Syrie par le dictateur Hafez
El Assad a causé la mort de milliers de personnes (certains
avançant le chiffre de 25 000) dans la ville de Hama en 1982.
Voir Les Frères musulmans (1928-1982), Olivier Carré et Michel
Seurat, L’Harmattan, 2002.
( 4)
http://www.youtube.com/watch ?v=Fcgfthka4FI
( 5) http://alhiwar.net/ShowNews.php ?Tnd=13493
( 6) http://qaradawi.net/site/topics/article.asp ?cu_no=2&item_no=7860&version=1&template_id=119&parent_id=13
(7)http://oumma.com/Pour-une-Union-de-la-Mediterranee
(8) Voir la vidéo de l’opposant tunisien
Tawfik Mathlouthi pour qui "Ben Ali a lutté contre l’islam et
non contre l’islamisme",
http://www.oummatv.tv/Tawfik-Mathlouthi-Ben-Ali-a-lutte
(9)
http://www.youtube.com/watch ?v=srY0JnJpZdk
Publié le 28 janvier 2011 avec l'aimable autorisation d'Oumma.com
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