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L'accord
irano-turco-brésilien:
un tournant dans les relations internationales ?
Mohamed Tahar Bensaada
Photo: P.A.S.
Lundi 24 mai 2010 Même si la manœuvre américaine
visant à imposer une nouvelle vague de sanctions contre l’Iran
risque de passer avec l’aval des autres membres permanents du
Conseil de sécurité, la déclaration commune
irano-turco-brésilienne au sujet de la proposition d’échanger
l’uranium enrichi iranien en territoire turc constitue un
tournant non négligeable dans les relations internationales.
En effet, pour la première fois depuis la fin de
la guerre froide, deux nations émergentes du sud se distinguent
de manière spectaculaire sur la scène internationale en prenant
franchement leur distance à l’égard des grandes puissances sur
un dossier particulièrement épineux ayant pour théâtre la région
explosive du Moyen Orient.
Pour bien mesurer l’importance de ce tournant
diplomatique, il ne faut pas seulement considérer le résultat à
court terme. Les enjeux stratégiques et diplomatiques à moyen
terme sont autrement plus significatifs surtout si on les
rapporte aux tendances profondes qui travaillent l’ensemble de
la région et contribuent ainsi à restructurer son espace
géopolitique de manière contradictoire et instable.
Un tournant diplomatique
En politique internationale, les faits et les
intérêts importent plus que les sentiments et les
arrière-pensées des acteurs diplomatiques. Le fait que la
Turquie et le Brésil se soient avancés sur un terrain glissant
en se portant garants d’une possible solution diplomatique
négociée à un problème aussi épineux constitue en soi un
évènement diplomatique d’une grande portée. D’une part, il
permet à l’Iran d’enregistrer une victoire diplomatique même si
celle-ci risque malheureusement d’être annihilée par
l’intransigeance américaine.
En effet, en mobilisant à ses côtés deux grandes
nations du sud qui passent pour être amies des USA (la Turquie
est membre de l’OTAN et entretient des relations privilégiées
avec Israël, le Brésil est quant à lui engagé dans un vaste
programme d’intégration industrielle et militaire avec son grand
voisin du nord), l’Iran a su montrer qu’il n’était pas si isolé
sur la scène internationale et que son intransigeance apparente
sur ce dossier ne fait que refléter l’aspiration légitime et
commune à toutes les nations du sud à un développement de
capacités technologiques et nucléaires à des fins civiles.
D’autre part, cet évènement permet de voir sous
un angle nouveau la politique suivie par les nouvelles
puissances régionales émergentes au sud. Ce n’est pas parce
qu’elles ne reproduisent pas le schéma dissident du Venezuela de
Chavez que ces puissances ont abdiqué leur rôle international et
abandonné leurs intérêts stratégiques.
Contrairement à une lecture superficielle, la
scène internationale est d’une telle complexité qu’elle permet
désormais une certaine marge de manœuvre à des acteurs moyens
qui ne sont pas obligés d’adopter une ligne de rupture radicale
à l’égard de la superpuissance américaine pour affirmer leurs
intérêts propres. Mieux, c’est parce qu’elles entretiennent une
relation de coopération privilégiée avec les USA et avec les
Etats dissidents comme l’Iran que ces puissances moyennes ont
plus de chance de réussir une médiation diplomatique qui serve
leurs intérêts commerciaux et stratégiques et consolide leur
nouveau statut international.
L’accord tripartite irano-turco-brésilien ne
doit pas être lu de manière unilatérale. Certes, la Turquie et
le Brésil ont envoyé à l’Iran une bouée de sauvetage inespérée.
Mais ces deux puissances moyennes émergentes ne l’ont pas fait
pour les beaux yeux de l’Iran. Elles ont aussi énormément à
gagner sur les plans stratégique et commercial dans une région
vitale pour le système mondial. Ce n’est pas un hasard si
l’intervention diplomatique inattendue de la Turquie et du
Brésil a d’abord importuné les puissances en perte de vitesse
sur ce dossier comme la France et l’Allemagne.
Les paradoxes de
l’accord
En effet, l’accord irano-turco-brésilien cache
plus d’un paradoxe. A court terme, les Américains ne pouvaient
que sauter par-dessus cet accord tout en déclarant qu’il
constitue un « pas positif ». Le contraire aurait été trop
simple. Les Etats-Unis ne pouvaient abdiquer aussi facilement
leur rôle dans cette crise sans se discréditer et sans alarmer
leur allié intime israélien qui a réagi de la manière la plus
hostile à l’accord en question. Mais si on considère les choses
à plus long terme, les choses seraient plus nuancées. L’accord
irano-turco-brésilien, s’il sert objectivement les intérêts
stratégiques de ces trois nations, ne constitue pas pour autant
un défi majeur aux intérêts stratégiques américains à long
terme.
Les Américains sont bien conscients que le monde
unipolaire auquel ont rêvé certains de leurs compatriotes au
lendemain de la chute du mur de Berlin s’est brisé à l’épreuve
des réalités géopolitiques. S’il y avait un quelconque doute à
ce sujet, le bourbier dans lequel se trouvent les Américains au
Moyen-Orient a fini par le dissiper.
Non seulement les Américains ne refusent pas
l’intervention et la coopération des autres acteurs
internationaux à leurs côtés en Irak et en Afghanistan mais ils
en sont des demandeurs explicites. Mais il ne s’agit ni d’un
retour au monde bipolaire de la guerre froide ni d’un équilibre
multipolaire tel qu’on l’aurait souhaité pour la paix et la
prospérité du monde. Il s’agit d’une période transitoire marquée
par un désordre calculé et contenu dans lequel les Etats-Unis
cherchent à jouer les premiers rôles au détriment des autres
concurrents et rivaux mais sans les exclure totalement du grand
jeu.
Bien entendu, dans la perception stratégique
américaine, la scène internationale n’est pas uniforme. Il y a
les puissances amies comme la Grande-Bretagne, la France et
l’Allemagne avec lesquelles il peut y avoir une concurrence et
une rivalité d’intérêts et donc parfois des divergences
économiques et/ou diplomatiques et il y a des puissances comme
la Russie et la Chine avec lesquelles on est bien obligé de
gérer des intérêts et des dossiers internationaux d’intérêt
commun tout en continuant à craindre leur développement
technologique et militaire. Et il y a enfin les puissances
moyennes émergentes (Inde, Turquie, Brésil) qui réclament une
plus grande place dans le concert des nations. Dans ce jeu serré
pour la puissance, paradoxalement, ce n’est pas l’Amérique qui
risque de s’offusquer des réclamations des nouvelles puissances
émergentes tant elle reste loin par rapport à leur niveau de
développement.
En revanche, en jouant sur cette compétition
internationale, l’Amérique peut arriver à neutraliser les
ambitions des uns et des autres sur la scène internationale. De
ce point de vue, l’accord irano-turco-brésilien peut être lu de
deux façons à Washington. Certes, cet accord permet à l’Iran de
s’en sortir à bon compte. C’est ce qui dérange la diplomatie
américaine. Pour cette dernière, il n’est pas question de
récompenser l’intransigeance iranienne. Mais une autre lecture
est possible. Cet accord a permis de sortir du jeu la Russie et
la France punies par Téhéran pour s’être trop compromises avec
Washington dans le système de sanctions imposées à l’Iran. En
outre, cet accord permet à deux puissances émergentes « amies »
d’entrer (pour le Brésil) ou de consolider sa position (pour la
Turquie) dans la région vitale du Moyen Orient.
Les enjeux cachés
Mais comment expliquer dans ces conditions
l’intransigeance de la position américaine et notamment
l’empressement avec lequel Hilary Clinton a commencé les
manœuvres diplomatiques en vue d’arracher l’accord de Moscou et
Pékin en vue d’imposer une nouvelle vague de sanctions contre
l’Iran au risque de froisser leurs alliés turc et brésilien ?
Les Américains ont pris prétexte d’une déclaration du président
iranien qui aurait affirmé la volonté de son pays de continuer à
enrichir l’uranium pour justifier leur position. Mais ce
prétexte ne saurait cacher l’essentiel.
Dans la configuration géopolitique régionale
actuelle, ce n’est pas tant la question de l’enrichissement de
l’uranium que la question de la position de Téhéran à l’égard du
projet du « nouveau grand Moyen Orient » à l’ombre de la pax
americana qui focalise l’attention des états-majors américains
et israéliens. Sans sacrifier aux discours idéologiques des uns
et des autres en pareilles circonstances, force est de
reconnaître que dans son ambition de conquérir un statut
géopolitique régional à la hauteur de son poids historique,
démographique et économique, l’Iran prône une politique et joue
un jeu qui contrarient la volonté de domination israélienne et
américaine- même s’ils contrarient par la même occasion d’autres
intérêts et d’autres Etats- dans cette région vitale du monde.
En décidant de pousser le Conseil de sécurité
vers l’aggravation du système de sanctions visant l’Iran,
Washington risque de perdre un peu plus sa crédibilité
diplomatique. Comment justifier le refus d’un accord qui est
arrivé à arracher à l’Iran ce que les Américains lui demandaient
il y a quelques mois sans avouer en même temps leur mauvaise
foi ? Certes, en choisissant l’escalade diplomatique avec
Téhéran, Washington réussira peut-être à dépasser sa mésentente
momentanée avec son allié israélien sur le dossier iranien, ce
qui n’est pas rien dans cette conjoncture marquée par la reprise
des négociations indirectes israélo-palestiniennes. Mais rien ne
garantit qu’un tel cadeau de la part de l’administration Obama
atteindra l’objectif escompté, à savoir un fléchissement du
gouvernement israélien sur la question palestinienne.
S’il venait à être adopté et appliqué, le
nouveau système de sanctions proposé par les Américains à
l’encontre de l’Iran (stipulant notamment l’interdiction de
l’exportation de huit types d’armement « lourds » qui font
partie intégrante de tout système défensif digne de ce nom
puisque cela va du char à l’avion de combat en passant par les
pièces d’artillerie et les missiles anti-aériens) serait d’une
telle gravité qu’il ne pourrait laisser ce pays inactif.
Jusqu’ici le régime iranien a réussi à éviter un
trop grand décalage entre ses intérêts politiques étroits et les
intérêts stratégiques de l’Iran en tant que nation. Les
conséquences désastreuses du nouveau système de sanctions sur
les capacités de défense nationale du pays risquent de mettre
les élites politiques et militaires de la république islamique
devant de sérieux dilemmes. Si une crise interne n’est pas à
exclure comme le souhaiteraient les Occidentaux, il est aussi
probable que l’Iran réponde à l’escalade américaine par le
durcissement de sa politique dans la région et on sait qu’il en
a les moyens.
Mais jusqu’où peut-il aller sans tomber dans un
aventurisme dangereux pour sa propre sécurité nationale ?Pour
baliser la voie à un « processus de paix » non seulement injuste
mais surtout irréaliste et satisfaire les désirs impossibles de
leur allié « spécial » israélien, les Etats-Unis sont-ils prêts
à aggraver le cauchemar quotidien de leurs soldats engagés dans
le bourbier d’Irak et d’Afghanistan ?
Mohamed Tahar Bensaada,
Enseignant-chercheur
Publié le 24 mai
2010 avec l'aimable
autorisation d'Oumma.com
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