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Réduire la guerre contre Gaza à sa
dimension humanitaire, pour mieux occulter la question de la
décolonisation
Mohamed Tahar Bensaada

Mardi 13 janvier 2009 Les manifestations qui ont
lieu dans la plupart des grandes villes européennes contre
l’agression barbare israélienne visant Gaza, outre qu’elles
donnent du courage à la population et aux résistants
palestiniens, peuvent contribuer à l’établissement d’un
cessez-le-feu qui permettrait à la résistance de souffler, de
panser ses blessures et de se réorganiser dans la perspective de
batailles politiques futures.
L’horreur que nous inspirent à juste titre les
images qui nous proviennent de Gaza et les témoignages émanant
d’organisations non gouvernementales nous en disent long sur les
risques humanitaires encourus par la population de Gaza. Mais
cette tragédie humanitaire risque d’être utilisée par les médias
européens pour travestir la réalité et occulter les véritables
enjeux politiques de la guerre menée par l’armée israélienne
contre Gaza. Même quand ces médias font semblant de nous
émouvoir, ils insistent pour déplorer le nombre élevé de
victimes « civiles » et notamment des enfants. Sous-entendu, les
autres victimes, les « terroristes » du Hamas, n’ont que ce
qu’ils méritent.
Plus grave, cette propagande tente de légitimer
le discours officiel des dirigeants israéliens qui déplorent
publiquement la perte des vies humaines mais cherchent à en
imputer la responsabilité au Hamas qui aurait, selon eux, pris
la population palestinienne en otage. A l’appel des dirigeants
européens, le gouvernement israélien a accepté de cesser ses
attaques durant trois heures par jour pour permettre l’ouverture
d’un corridor humanitaire à Gaza. L’agresseur, qui a fait en
douze jours plus de 700 tués, dont plus de 250 enfants, tente de
donner l’image d’un Etat soucieux de la crise humanitaire !
Mais comme pour démentir un acteur qui bénéficie
pourtant de la complaisance démesurée des médias européens,
l’actualité est venue montrer qu’il s’agit d’un Etat voyou qui
viole le droit humanitaire international. En effet, le même
jour, l’aviation israélienne a bombardé deux écoles appartenant
aux Nations unies et le lendemain un convoi d’aide humanitaire
onusien poussant l’UNRWA à suspendre son activité à Gaza.
Paradoxalement, à la veille d’un cessez-le-feu auquel il se sait
obligé dans les jours qui viennent, à cause non seulement des
pressions internationales mais aussi de l’échec
politico-militaire d’une opération qui a commencé à diviser son
propre gouvernement, Israël redouble de barbarie à l’égard de la
population de Gaza coupable, à ses yeux, de n’avoir pas
abandonné le Hamas comme il l’espérait. C’est dire que la crise
humanitaire risque de s’aggraver.
Dans ces conditions, nous ne pouvons que saluer
et soutenir les ONG qui cherchent à aider la population
palestinienne en bravant tous les risques. Mais si cet aspect
humanitaire est à considérer, il serait politiquement dangereux
de réduire la bataille actuelle de Gaza à cette seule dimension.
A force d’insister sur cet aspect, les politiques et les médias
européens cherchent, en fait, à nous faire oublier que la
responsabilité première de ce drame humanitaire incombe à Israël
et que la crise humanitaire est le résultat direct de son
agression barbare. Mais le plus grave est que l’insistance sur
l’aspect humanitaire sert à occulter le nœud politique de la
crise qui est d’ordre politique.
Une guerre atroce lancée par un Etat
colonialiste contre un peuple colonisé, en vue de le pousser à
se désolidariser de ceux parmi les siens qui résistent à la
colonisation, devient subitement dans le discours politique et
médiatique européen un « conflit » apitoyant où la balance
démographique de 1 Israélien pour 100 Palestiniens tués rejoint
le racisme postcolonial le plus abject. Pourtant, ce qui se
passe à Gaza n’est ni un tremblement de terre ni une épidémie
mais bien le résultat d’une décision politico-militaire prise au
plus haut niveau d’un Etat qui vient de voir ses relations avec
l’UE « rehaussées » par la grâce de son ami de toujours, Nicolas
Sarkozy.
Argumentaire raciste
La violence et la guerre ne sont pas des
épiphénomènes dans l’histoire de cet Etat colonialiste et
expansionniste. Elles sont dans sa nature essentielle. Dans son
discours et sa pratique, le colonialisme israélien, comme tout
colonialisme, s’accompagne d’une forme exacerbée de racisme.
Qu’on en juge par ce que disent les dirigeants israéliens
eux-mêmes. Nous ne citerons pas les discours racistes primaires
du genre de celui de Golda Meir qui osait s’interroger sur l’
« existence » du peuple palestinien. Prenons plutôt le discours
le plus récent des dirigeants israéliens actuels qui prétendent
qu’ils ne font pas la guerre au peuple palestinien mais au
Hamas.
Que cache ce discours, relayé par les politiques
et les médias européens ? Israël chasse les Palestiniens de
leurs terres, les sur-exploite économiquement et les opprime
politiquement à coups de discriminations politiques et
judiciaires dans le cadre d’un système d’apartheid mais en même
temps il est prêt à faire la paix avec eux s’ils se laissent
faire sans broncher. Il promet qu’il ne leur fera pas la guerre
s’ils se tiennent tranquilles. La preuve, regardez ce qui se
passe avec la bourgeoisie compradore et la bureaucratie
corrompue de Mahmoud Abbas ! Israël ne leur fait pas la guerre
puisqu’elles acceptent le fait accompli colonial au nom du
réalisme politique ! Les militants et les sympathisants du Hamas
n’acceptent pas cette politique du fait accompli colonial ?
Israël est « malheureusement » obligé de leur déclarer la
guerre !
Quelle est la logique qui sous-tend pareil
raisonnement ? Pour le savoir, posons-nous la question simple :
Que pense au fond de lui un être humain sensé d’un autre être
humain qui se résigne indéfiniment à ce qu’on le déleste de ses
droits et de sa dignité ? De deux choses, l’une : ou bien les
dirigeants israéliens ne sont pas des êtres humains sensés et
alors on comprend pourquoi ils ne se posent pas la bonne
question ou bien ils sont des êtres humains sensés capables de
se poser la question et d’y répondre justement (par le droit à
la résistance). Dans ce cas, ils dénient la qualité d’être
humain aux Palestiniens dans la mesure où ils attendent d’eux
une réaction autre que celle qu’on est en droit d’attendre
d’êtres humains mis dans pareille situation d’oppression et
d’injustice ! On voit à quelle logique raciste et infâme se sont
rangés les politiques et les médias européens qui reprennent à
leur compte l’argumentaire israélien sans autre jugement.
Cautionner le discours politique qui voudrait
réduire la bataille de Gaza à sa seule dimension humanitaire
revient à occulter la véritable nature de cette guerre qui
constitue avant tout une guerre d’une puissance coloniale qui
s’accroche à son statut colonial au mépris de l’histoire et de
la volonté de tout un peuple. A force de diaboliser le Hamas,
les politiques et les médias qui reprennent à leur compte la
propagande israélienne, en viennent à perdre de vue qu’il existe
un peuple, le peuple palestinien qui a prouvé tout au long de
son histoire qu’il reste attaché à sa terre et à son droit
imprescriptible de fonder un Etat national viable.
Dans sa lutte, ce peuple s’est donné des
organisations sociales, politiques et culturelles appelées à
défendre ses droits légitimes en fonction de programmes, de
stratégies et de tactiques dictés par la nature de sa lutte et
la conjoncture régionale et internationale. Si jamais le Hamas
venait à disparaître ou à abdiquer comme l’a fait la direction
du Fatah, d’autres mouvements renaîtront et reprendront le
flambeau de la lutte. Israël pourrait tout au plus gagner du
temps mais comme tout système colonial, le système colonial
israélien est condamné par l’histoire.
« Paix des braves »
Certes, nous entendons, ici et là, des voix
européennes s’élever pour dire que le prise en charge de la
crise humanitaire de Gaza ne peut se faire sans un arrêt des
hostilités et que ce dernier, pour être durable, doit être suivi
de négociations sérieuses pour l’instauration de la paix dans la
région. Mais à y voir de plus près le cadre et les conditions de
ces négociations, on est vite avisé sur la nature véritable de
la « paix » proposée.
Une paix qui devrait cautionner et légaliser le
rapport de forces actuel, en faveur du colonisateur israélien,
assuré qu’il est de la protection de son parrain américain. Une
paix qui consiste à laisser aux Palestiniens une sorte de
bantoustan à la merci économique, politique et militaire
d’Israël. Cette paix, si elle venait à se réaliser un jour,
sera-t-elle durable ? Oui, si on continue à raisonner comme un
raciste de la pire espèce et croire que les Palestiniens sont
des sous-hommes capables d’accepter ce qu’aucun peuple digne de
ce nom ne saurait accepter.
Mais si on pense que tout peuple a droit à la
liberté, à la justice et à la dignité, alors une telle « paix »,
si jamais les Américains réussissaient à l’imposer pour un
moment, risque de ne pas durer longtemps. Le temps en question
n’est pas une abstraction physique. Ce sont des milliers de vies
humaines fauchées par la violence et la guerre. Ce sont des
milliers d’orphelins. Ce sont des souffrances indicibles. C’est
une haine mutuelle qui ira en grandissant et qui fera reculer
d’autant la perspective d’une paix véritable et durable. Et pour
être durable, la paix a besoin de justice. Justice pour le
peuple qui en est actuellement exclu, à savoir le peuple
palestinien.
Diabolisation de Hamas
Les plus malins parmi les défenseurs de la
politique israélienne reconnaissent la gravité de la crise
humanitaire ouverte par la guerre actuelle et appellent au
cessez-le-feu et à la poursuite des négociations avec l’Autorité
palestinienne en vue de déboucher sur un accord de paix mais
sans le Hamas. Le prétexte invoqué est que le Hamas serait un
mouvement « terroriste » hostile par nature à tout accord de
paix et à toute coexistence pacifique avec Israël.
Pour bien isoler le Hamas sur la scène
internationale, on n’hésite pas à mobiliser l’argumentaire bien
connu selon lequel islamisme rime avec antisémitisme et avec
terrorisme. Comme toute propagande de guerre, celle du Hamas
n’est pas exempte de dérives sémantiques dans un schéma
classique de survalorisation du Même et de dévalorisation de
l’Autre. Mais ne retenir de la ligne programmatique et politique
du Hamas que cet aspect serait non seulement réducteur mais
complètement faux.
Le discours du Hamas, et des Frères Musulmans en
général dans la région, a beaucoup évolué depuis deux décennies.
Les reclassements géopolitiques internationaux et régionaux mais
aussi des débats idéologiques intenses ont eu raison des
discours rigides du passé. De nouvelles élites politiques ont
pris la relève et elles n’ont rien à envier dans le discours et
dans la pratique aux mouvements de libération nationale même si
le référentiel idéologique a changé. Et pour cause. La crise du
mouvement de libération nationale et sociale arabe et la
faillite des composantes nationalistes, libérales et
socialistes, ont donné un nouveau souffle aux mouvements
d’inspiration religieuse.
Il ne faut pas plus pour mobiliser l’Eglise
laïque de France et de Navarre ! Dans des sociétés sécularisées
depuis au moins un siècle, le fait que des courants
« démocrates-chrétiens », « sociaux-chrétiens » et autres
participent à vie politique et à des gouvernements de coalition
n’empêche manifestement pas de dormir nos laïcs, républicains,
libéraux, sociaux-démocrates ou gauchistes mais que des courants
sociopolitiques dans des sociétés musulmanes s’avisent de
chercher dans leur patrimoine théologico-politique et éthique
des principes et des valeurs susceptibles de refonder leur
pratique politique et voilà qu’on crie à l’intégrisme et au
terrorisme !
Mais le plus grave dans cette opération de
désinformation visant le Hamas, c’est qu’un mouvement
sociopolitique d’une telle complexité et d’un telle richesse en
est réduit à ses seules dimensions religieuse et militaire dans
le but de le discréditer. Le Hamas aurait-il gagné les élections
contre le Fatah à Gaza, comme il l’a fait en janvier 2007, s’il
n’était qu’un mouvement paramilitaire et extrémiste de 10 à
15000 hommes comme on s’évertue à le présenter dans les médias
occidentaux ? En fait, il s’agit d’un mouvement sociopolitique
organisé et enraciné dans la société palestinienne grâce à de
multiples ramifications sociales, caritatives, éducatives,
médicales, estudiantines et professionnelles qui en font un
partenaire politique incontournable sauf à vouloir remplacer le
peuple palestinien par un autre peuple imaginaire !
Libres aux organisations gouvernementales et non
gouvernementales appelées à gérer des questions palestiniennes
de privilégier le partenaire de leur choix au sein de la société
palestinienne en fonction de leurs convictions philosophiques et
politiques. Mais cela ne doit pas pousser à l’aveuglement ni à
la manipulation politique. Il est compréhensible de prendre
position en faveur de tel ou tel protagoniste dans la
compétition politique entre le Fatah et le Hamas. Mais cette
compétition, qui ne devrait pas dégénérer en conflit fratricide,
ne doit surtout pas se faire aux dépens de la cause nationale du
peuple palestinien.
Dans sa composante majoritaire, le Fatah reste
une organisation démocratique malgré la capitulation de sa
direction. Les militants du Fatah qui ont cœur de sauver leur
mouvement devraient se retourner contre les sbires de Dahlane et
de Abbas au lieu de s’en prendre au Hamas ! En effet, c’est dans
sa capacité concrète à mobiliser les ressources sociales,
politiques et militaires de son peuple contre l’occupation que
chaque organisation montrera son degré d’attachement à la cause
nationale et pourra ainsi mériter la confiance populaire. Il
serait politiquement faux et moralement indécent d’attendre la
disqualification du Hamas et la victoire du Fatah de
l’intervention militaire israélienne ! Au contraire, comme en
ont témoigné des correspondants de presse européens à Ramallah,
la guerre n’a fait que renforcer le crédit politique de Hamas en
Cisjordanie occupée.
Quant à la supposée inféodation du Hamas à
l’Iran que certains ressortent comme un argument de nature à le
discréditer parmi son peuple, seuls ceux qui ne connaissent rien
à la politique de la région peuvent y accorder crédit. Le Hamas
et les Frères Musulmans en général, que ce soit en Egypte ou en
Jordanie, tentent de tirer avantage de l’antagonisme existant
entre l’Iran et les Etats-Unis pour casser l’isolement régional
dans lequel les ont mis leurs régimes respectifs. Mais aussi
bien leurs références religieuses sunnites que leurs analyses
politiques tendent à les éloigner de la géopolitique iranienne.
C’est une des raisons qui explique par ailleurs la relation
complexe existant entre le Hezbollah libanais et le Hamas
palestinien. L’alliance objective et la coopération
politico-militaire qui existent entre ces deux mouvements ne
devraient pas occulter les différences de positionnement
géopolitique de chacun de ces deux protagonistes de la scène
régionale.
Les Israéliens et leurs alliés occidentaux
traitaient hier le Fatah de Yasser Arafat de « terroriste ».
Plus tard, ils ont été obligés de traiter avec lui, même si
malheureusement ils l’ont fait dans une conjoncture
internationale qui ne laissait aucune chance aux Palestiniens de
tirer de négociations biaisées un résultat honorable.
Aujourd’hui, après l’abdication du Fatah devenu fréquentable,
les mêmes accusent le Hamas de « terroriste » et jurent qu’ils
ne négocieront jamais avec lui. C’est là tout l’enjeu du plan
franco-égyptien tendant à sortir Israël du bourbier de Gaza au
moyen d’observateurs internationaux qui seront chargés d’assurer
la surveillance du passage de Rafah et donc la sécurité des
frontières sud d’Israël.
Nul doute que les gouvernements européens et
arabes qui s’acharnent à sauver l’agresseur israélien de son
impasse actuelle vont instrumentaliser la crise humanitaire de
Gaza pour justifier un cessez-le-feu conditionnel qui sera comme
une continuation de la guerre menée contre le peuple palestinien
par d’autres moyens. Le Hamas a compris le piège et a eu raison
de rejeter cette manœuvre diplomatique qui viendrait annihiler
les fruits du désengagement israélien de 2005 et constituerait
une violation flagrante de la souveraineté égyptienne et de
celle, naissante, de l’Etat palestinien en gestation. Sarkozy et
Moubarak réussiront-ils à sauver Israël d’une seconde
mésaventure politico-militaire qui viendrait s’ajouter à celle
du Liban de 2006 ? La réponse dépend de la résistance du peuple
palestinien et de la vigilance des forces démocratiques et
pacifistes qui le soutiennent à travers le monde.
Mohamed Tahar Bensaada,
enseignant-chercheur.
Publié le 14 janvier 2009
avec l'aimable autorisation d'Oumma.com
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