Opinion
En Syrie comme en
Libye comme chez nous...
Mohamed Bouhamidi
15 mars 2012
Pour
toute bonne mémoire, le développement du
drame syrien ne cesse de rappeler les
douleurs et les souffrances de la
société et du peuple (faut-il préciser
la différence de ces deux notions ?)
algériens entre 1992 et 1998/99. Non pas
que les actes terroristes aient cessé,
mais nous avons passé le paroxysme, des
crimes de masse, si effrayants par leur
ampleur et leur gratuité qu’ils
provoquaient l’hébétude.
Plus de 1 000 morts en une nuit à Had
Ch’Kala, des centaines à Raïs, des
dizaines à Bentalha, etc. Nos confrères
honnêtes de la presse algérienne peuvent
se souvenir de notre profonde sidération
de la mise à mort de bébés par
enfournement, par écartèlement, par
égorgement etc. La méthode ne
constituait pas le cœur de la question,
mais rajoutait à l’effarement du meurtre
lui-même. En faisant l’effort du
souvenir de ces tourments que nous
voulons naturellement refouler, nous
pouvons revivre l’importance
obsessionnelle, pour nous, de savoir et
de comprendre ce que ces terroristes
pouvaient avoir dans la tête pour
commettre de tels crimes et pouvoir
après en parler froidement.
L’incompréhension reflétait tout à la
fois le vertige de tels abîmes, et la
difficulté à imaginer les mobiles de ces
hommes de notre propre sang, notre
propre engeance.
Aucune explication ne tenait la
route. Et elles furent nombreuses.
Certains d’entre nous se souviennent des
émissions avec ce criminologue de la
police, psychanalyste et clinicien, qui
nous expliquait que l’endoctrinement
entraînait un effondrement du sur-moi.
Ou des analyses de type psycho-social
qui soulignaient que les réformes
d’orientation libérales de Chadli et de
Brahimi avaient cassé l’image rassurante
de l’Etat socialiste, qui agissait comme
le patriarche juste et protecteur dans
notre société encore largement clanique
dans ces années 1980. D’autres encore
attiraient l’attention sur l’aspect
vengeur d’une partie de ces atrocités à
la suite des opérations de destruction
préventive d’émeutes des bidonvilles
qu’avaient suggérée - selon plusieurs
sources – des experts français pour
éloigner d’Alger les risques observés
dans les émeutes du pain de Tunis, du
Caire et du Maroc. Or, si dans ces pays
les bidonvilles ceinturaient les
métropoles, le développement d’Alger par
la construction de dizaines de cités
(oui, on avait beaucoup construite
entre1965 et 1978 et, dans la foulée,
encore construit jusqu’en 1988 pour
achever les plans de Boumediene ) avait
englobé les bidonvilles dans le nouveau
tissu urbain, aggravant ainsi les
risques d’explosion populaire.
L’opération de destruction des
bidonvilles, menée toujours avant
l’aube, s’est accompagnée de
comportements humiliants, blessants,
traumatisants, avilissant les pères de
famille et ruinant pour toujours leur
fonction protectrice condition de leur
fonction d’autorité. Comment des ados
témoins de ces profondes humiliations et
de ces injustices, «déménagés» à des
centaines de kilomètres d’Alger,
pouvaient-ils résister à la tentation de
rajouter la cruauté à la vengeance pour
l’accomplir pleinement. Les émeutes
d’octobre 1988 d’une violence inouïe ont
exprimé, au-delà de tout, plus que le
désir, un besoin de vengeance, quand les
émeutiers ont demandé aux militaires de
leur laisser les «bleus», c’est-à-dire
la nouvelle police créée pour réprimer
le peuple. Le roman de Sadek Aïsset,
L’année des chiens nous offre un reflet
saisissant de cette période de béance
par laquelle Chadli, «Abdelhamid la
Science» et les réformateurs ont cassé
le consensus social de novembre au
profit d’une politique entièrement
soumise à la loi de la rentabilité.
Une autre source de compréhension a
également été délivrée, à la télévision,
en 1994, par un jeune homme de la région
de Boudouaou. Il a décidé de quitter les
GIA quand trois membres, sa «seria»
(cellule ou fraction) ont projeté
d’égorger, en plein mois de ramadhan,
trois jeunes conscrits de leur village
en permission. Il fut proprement
stupéfait de leurs justifications :
égorger ces jeunes hommes les
rapprocherait encore plus de Dieu
pendant le mois de jeûne. Il nous a dit
ce que nous sentions confusément : la
cruauté des tortures et les meurtres
rituels au couteau d’enfants, de femmes,
de soldats ne répondaient pas à des
besoins ni à des logiques de guerre mais
à la logique d’une interprétation
religieuse qui réhabilitait le sacrifice
humain, contre Le Saint Coran lui-même
et contre le message d’Ibrahim.
Les réformes ont visé à détourner
l’Etat national algérien de son contenu
populaire de justice sociale et de
développement national inscrit dans la
proclamation de novembre sous la
dénomination d’Etat démocratique et
social. Les libéraux, soutenus par des
secteurs clés du pouvoir, ont cru
pouvoir critiquer, sans effort, sous le
sobriquet de vache à traire sur le plan
de la propagande ou d’économie rentière
sur un pseudo-terrain théorique. Tous
leurs efforts visaient à asseoir l’Etat,
ses fonctions et ses missions sur les
règles «universelles» de l’économie de
marché et de la rentabilité, etc, et de
l’empêcher d’intervenir pour assurer les
investissements colossaux que ne pouvait
absolument pas assumer un patronat
algérien insuffisamment développé. Ces
libéraux et leur courant politique
«réformateur» ont appelé cette opération
transition de l’économie administrée à
l’économie de marché. Dans la réalité,
c’était la mise à mort d’une économie
«administrée» et le retour à une
«économie» de marché que nous
connaissions parfaitement sous le règne
colonial et qui, dans les conditions de
l’indépendance, ne pouvait être que de
l’économie néocoloniale.
Tout le reste, effondrement sur le
sur-moi, soif de vengeance, infiltration
d’une nouvelle interprétation
religieuse, perte des repères, tentation
de traiter l’Algérie comme le butin d’un
seul groupe social, culturel, religieux
ou politique n’ont pu aller vers la
coalescence et produire cet enfer du
terrorisme que par cette embrasure
néolibérale. La guerre d’un groupe de
barons néocapitalistes contre l’ensemble
du peuple algérien pour prendre l’Etat
en otage et l’Algérie en butin ne
pouvaient que reposer sur des forces du
passé. Et des méthodes du passé.
En Syrie comme en Libye comme chez
nous, en lisant bien, nous découvrons
que des conseillers différents ont
préparé les insurrections en donnant les
mêmes conseils. Le Docteur Nadia Khost a
souligné avec force que le régime d’El-Assad
a créé les injustices et les rancœurs en
abandonnant la politique de
développement national et celle d’un
puissant secteur d’Etat qui assurait les
prémisses d’une justice pour tous et les
possibilités concrètes d’une promotion
sociale ou d’un ascenseur social pour
tous. Ces réformes, qui ont donné l’Etat
syrien en otage aux compradores et aux
importateurs, a aggravé les problèmes
nés de l’embargo. Idem en Libye où,
laminé par l’embargo de plusieurs
années, Kadhafi - ou plutôt Seif el
Islam – appliquera les conseils de Tony
Blair et donnera en otage l’Etat libyen
aux Abdeljalil et aux Jibril. Dans le
cas de la Syrie comme de la Libye les
régimes ont été affaiblis au point de
devenir des proies «faciles». Il a fallu
quand même une sérieuse coalition
guerrière des Euro-Américains et des
monarchies du Golfe pour en venir à
bout.
La Libye n’a pas réveillé vraiment le
souvenir de nos douleurs, mais la Syrie
si ! Et l’élément déclenchant, c’est
cette histoire d’enfants trouvés morts
dans Homs. Égorger des enfants, des
femmes, violer, commettre des atrocités
accompagne toujours les guerres
religieuses, les guerres ethniques et
les guerres nationales. Elles incluent,
toutes, ce côté de négation de
l’humanité de l’autre. Dans le cas
algérien comme dans le cas de la Syrie
ou encore dans le cas de la Libye, nous
mesurons en direct la froide
détermination dans le combat.
D’expérience, nous savons que de tels
crimes ne peuvent être le fait de
conscrits. D’expérience, nous savons que
dans les régions entières de notre pays
qui furent sous la coupe et sous le
couteau, nulle personne ne pouvait
échapper à la mort si elle montrait
juste de la tiédeur. A la douleur de la
mort réelle, la presse a ajouté celle de
la propagande. Des années après, José
Garçon a-t-elle le moindre remords de sa
guerre contre notre armée et contre les
paysans obligés de s’armer pour défendre
leurs enfants du viol, de l’égorgement
et de l’enfournement ? Vous pouvez
parier que non, et c’est la même chose
pour la Syrie, tous les coups sont bons.
Sans aucune règle. Et sans loi de la
guerre. A nous de nous souvenir qu’on
nous a mené la même guerre.
Mohamed Bouhamidi
Publié sur
Le Jeune Indépendant
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