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Charî‘a, hadith, qiyâs et ijtihâd (2/2)
Mohamed Jamil Cherifi

Jeudi 7 février 2008

Qu’est-ce que le qiyâs ?

À partir de ces données, les juristes estimèrent que ce jugement ne devait être autre chose qu’un exercice de raisonnement analogique, ou qiyâs : c’est-à-dire l’application dérivée d’une décision concernant un cas ancien à un cas nouveau. Cette forme de raisonnement, consciente et organisée, fut désignée par les juristes du terme de ra’y char’i, par opposition à la libre opinion ou ra’y tout court

Sous la forme de qiyâs ou de ra’y char’i, cet effort personnel est appelé ijtihâd (effort créateur normatif). Il représentait une dynamique, une zone d’intégration et de créativité, et en même temps, relevait du domaine sacral.

Le raisonnement par analogie revêt plusieurs formes :

- le raisonnement par la cause, qiyâs al-‘illa, qui est la forme la plus rigoureuse car dépendant de la causalité effective ;

- le raisonnement par signification, qiyâs ad-dalalah, ou forme libre de raisonnement car dépendant du sens ;

- le raisonnement par ressemblance, qiyâs ach-chabah, qui est une forme très libre de raisonnement et qui est moins rigoureuse que les deux premières.

Le qiyâs est un raisonnement basé essentiellement sur le langage. Son champ d’application étant les termes, chaque terme peut être connu par son sens étymologique qui lie le signifié à son origine, soit par son sens lié à l’usage, soit enfin par son sens technique et légal qui est une contribution nouvelle, fournie par la Révélation, enrichissant et élargissant le champ sémantique. Un des premiers problèmes qui s’est posé aux jurisconsultes fut de savoir à quel sens accorder la primauté : le technique, l’usuel ou l’étymologique ?

Par suite, lorsqu’une méthodologie fut élaborée et que les formes linguistiques furent dénombrées - tels que l’impératif positif, amr, et négatif, nahy, le général, ‘amm, et le particulier, khas - les écrits furent classés en nass dont le texte est clair, ou mujmal dont le texte est obscur, ou zahir dont le sens est moins probable.

De même, il s’est posé la question de la reconnaissance des formes de qiyâs. Si les deux premières formes sont bien acceptées par toutes les écoles juridiques, il n’en est pas de même pour la troisième qui n’est pas considérée comme source de la Loi, notamment chez les zahirites.

Par contre, les chiites considèrent que leur Imam étant vivant, il reste toujours possible d’appliquer la Loi divine à des situations nouvelles. le mujtahid étant en contact subtil avec l’Imam se doit, pour chaque époque, d’appliquer la chari‘a aux conditions nouvelles de son temps. Il s’agit, bien entendu, d’une extension pour recouvrir toute situation nouvelle plutôt qu’une modification de la Loi.

L’affirmation du qiyâs découle de l’enseignement du Prophète de généraliser tous les jugements de Loi. Cette généralisation étant nécessaire car, si les textes sont définis, les cas, eux, sont indéfinis. Le qiyâs fut rapporté par une voie multilatérale tawatur. Il fut pratiqué par les Compagnons et par le reste de la Communauté. Le qiyâs, enfin, doit être pratiqué par le juriste après qu’il ait assimilé les conditions du raisonnement tout en tenant compte des textes révélés et des intérêts communs de la communauté.

La notion d’ijtihâd

L’influence de la deuxième génération après les compagnons sur le développement du "droit musulman" (1) ou plus exactement de la jurisprudence ou fiqh, est considérable car elle se situe dans une période intermédiaire entre deux époques remarquables : celle des compagnons et celle des imams ou chefs d’écoles de rites. Ayant vécu sous le règne des Omeyyades [661-750] caractérisé par les rebellions, les révolutions intérieures et les guerres atroces qui ne permettaient aucun effort intellectuel et scientifique, les successeurs ont surmonté toutes les difficultés pour asseoir les fondements essentiels du fiqh musulman (2).

Les efforts consentis en matière d’ijtihâd, ou effort créateur normatif, ont abouti à la création des écoles juridiques. Parmi les plus importantes, fondées par les jurisconsultes des premiers siècles se trouve l’École de la Tradition (hadith) créée à Médine et axant sa recherche sur les textes révélés et le hadith du Prophète. Mais, celle de Koufa, en Irak, qui s’attachait à comprendre le sens profond des textes juridiques en s’appuyant sur le ra’y char’i conforme à l’esprit du dogme.

Le but du ra’y n’est pas de contredire les textes mais d’élargir ou de donner des ouvertures en matière statutaire. Dès lors, la reconnaissance du ra’y en tant que source du fiqh fut une nécessité. C’est ainsi que les "successeurs" jurisconsultes jugeaient les problèmes non spécifiés par les textes coraniques ou la sunna d’après leur point de vue personnel.

Les seules limites fixées au ra’y furent déterminées dans la religion et la morale prescrite. Le ra’y fut soit un qiyâs, soit un istihsan (intérêt général), soit un usage ou une tradition léguée par les compagnons.

Grâce au ra’y, l’istihsan ainsi que l’usage se sont avérés être des sources nouvelles pour la législation. C’est ainsi que s’est imposée aux jurisconsultes successeurs la nécessité de s’appuyer sur certains consensus (ijmâ‘) particuliers comme ceux de Médine et de la Mecque (Harameyn) ou sur l’ijmâ‘ des "sept jurisconsultes". Des problèmes d’ordre méthodologique, comme celui de la nécessité d’un texte scripturaire pour valider le consensus et de l’entente de tous les mujtahidins appartenant à une même époque, se sont posés, de même, aux jurisconsultes.

Les causes de la fermeture de la porte de l’ijtihâd

Avec la reconnaissance de la sunna comme base d’autorité pour la vie de la communauté, les savants musulmans, dès le premier siècle, se mirent à collectionner une masse de hadiths touchant à tous les aspects du dogme et de la législation. Ce qui importait à ce premier stade c’était surtout le contenu ; aussi la critique externe n’avait pas encore connu son développement méthodologique.

C’est ainsi qu’en l’espace de trois générations, on assista à une prolifération de hadiths. II devint évident qu’avec la montée des partis politiques et des schismes des récits forgés furent mis en circulation. Aussitôt une nécessité se fit sentir pour maintenir l’autorité de la sunna. Cela se fit tout d’abord, grâce à la méthode de la critique externe à l’aide de laquelle on expurgea la Tradition d’un nombre invraisemblable de fausses informations ; on n’accepta comme authentiques que les récits dont les chaînes de transmissions ou isnad remontaient sans interruption, d’autorité en autorité, jusqu’au Prophète.

Par ailleurs, certains penseurs affirmèrent qu’avec la montée massive des hadiths, l’équilibre entre ijtihâd et "consensus" fut rompu. Au début du Xe siècle (IIIe siècle de l’Hégire), un consensus d’experts avait reconnu assez de hadiths pour combler le vide de la Loi. C’est alors qu’on déclara final et définitif le contenu de la Tradition ainsi que la décision à laquelle avait abouti le consensus et la porte de l’ijtihâd fut fermée.

C’était, bien sûr, dans le but d’empêcher toute tentative de déviation et de dissolution face aux foisonnements d’idées. Ajoutons que cette fermeture eut lieu au moment fort de l’histoire de la civilisation islamique. L’immobilisation de la structure au profit d’un résultat passé et permanent fut positif à court terme, mais par la suite elle engendra la stagnation et la léthargie.

Cette fermeture de la porte de l’ijtihâd s’exprima par ce qu’on appelle le Taqlid, c’est-à-dire le conformisme ou l’acceptation sans réserve des décisions juridiques des prédécesseurs.En fait, des études récentes ont montré qu’au cours des trois siècles suivants, du moins en ce qui concerne l’école hanafite, quoique les docteurs de la Loi cherchaient à expliquer et à justifier les travaux de leurs prédécesseurs, le corpus juris a continué à se développer à travers une classification indépendante de la doctrine, une originalité de l’argumentation et une utilisation élaborée de la terminologie juridique(3).

De plus, de nouvelles questions juridiques apparaissent et les juges, qadi-s, ou les particuliers ont cherché conseil après des spécialistes du droit : les jurisconsultes ou mufti-s étaient des mujtahid-s susceptibles de donner une opinion (fatwa), mais ces opinions n’avaient pas officiellement force de loi. Cependant, les opinions juridiques des différents muftis étaient écrites en recueils de fatâwâ et utilisées comme sources de droit avec les traités des docteurs de la charî‘a.

Les sources formelles de la charî‘a sont ainsi devenues les traités de droit et les recueils de fatâwâ écrits par les docteurs de la loi et les muftis. Le volume de cette littérature a continué à augmenter avec les apports des siècles suivants sous forme de commentaires (charh) et de supercommentaires (hâchiya).

Cependant, comme il y avait des divergences quant à l’interprétation de certains textes et qu’il n’existait pas de processus légal permettant à un texte d’en annuler un autre, les ouvrages des différentes périodes pouvaient ainsi être consultés ensemble. De fait, aucun texte ne pouvait être considéré comme l’expression complète et définitive de la charî‘a. Les sources qui procuraient une aide supplémentaire pour la compréhension et l’application pratique du droit étaient les travaux sur les divergences d’opinions (ikhtilaf), les biens de mainmorte (waqf) et les subterfuges juridiques (hiyal).

Les recueils de jugements de la période ottomane montrent que la discussion des principes de droit était inexistante et que le rôle du juge qadi se confinait à l’application pratique de la charî‘a telle qu’elle était exposée dans les traités de fiqh. Certaines dérogations étaient appliquées lorsque, pour des considérations d’ordre politique, le pouvoir discrétionnaire du Calife était exercé.

Telles étaient les sources de la charî‘a jusqu’au début du XIXe siècle lorsque débuta l’ère de grande réforme législative entreprise par l’Empire ottoman. Depuis cette date, plusieurs pays islamiques ont considérablement diminué le domaine d’application de la charî‘a et, même dans les domaines où elle continue à être appliquée, des restrictions en limitent son utilisation.

Une réforme de la charî‘a ?

De nos jours, avec la "résurgence de l’Islam" et le souhait d’un retour à la charî‘a, des penseurs modernistes ont tenté de revivifier l’Islam en l’interprétant à la lumière des conditions modernes. Leurs revendications se sont faites au nom d’un ijtihâd mais qui a été bien plus loin que la conception classique qui prévalait lors de l’élaboration du droit islamique.

Cette nouvelle conception de l’ijtihâd allait permettre aux modernistes de faire une relecture du Coran en visant une réforme religieuse et sociale. Cette attitude contient un ferment de sécularisation au sens où l’attention et l’énergie des croyants se concentrent de moins en moins sur l’au-delà et se tournent, au contraire, vers ce monde-ci pour en améliorer la situation politique, économique et sociale.

L’islam officiel et traditionnel, représenté par les Ulémas, avait commencé à relever le défi des premiers mouvements de réforme. Il fut bientôt interpellé par un autre défi, beaucoup plus radical : celui de l’Occident moderne. Les canaux par lesquels s’est fait sentir l’influence occidentale sont innombrables : la structure politique, l’appareil judiciaire et administratif, l’organisation militaire, le système économique, les mass-média, l’éducation moderne, le cinéma, la pensée moderne, etc.

Il faut admettre que, si sur le plan doctrinal le réformisme n’est pas allé très loin dans sa tâche de reformuler l’islam, en revanche, sur le plan pratique, par l’adoption de systèmes et de mesures importés et impropres au cadre traditionnel, les pays musulmans ont connu une transformation assez marquée.

Cette "modernisation" s’est accompagnée d’un processus de sécularisation relative qui réside dans une séparation entre le religieux et le temporel. Du coup, pour les penseurs musulmans, l’ijtihad va porter sur la forme et sur la possibilité d’une adaptation de la charî‘a au monde moderne. Il ne va plus se situer à l’intérieur des normes du dogme. Cette tentative de réformisme constitue pour certains une tentative de sauvegarde.

Les "réformistes", influencés par une certaine culture occidentale, ont essayé de concilier islam et monde moderne. Leur tentative de réforme doit être comprise avant tout comme une évolution positive du cadre ancien. Malheureusement, cette évolution est aujourd’hui stopée non seulement par certains pays islamiques ou prétendus tels, mais aussi par l’instrumentalisation de l’islam aux fins politiques des super-puissances ou infra-puissances quelles qu’elles soient, avec le prétexte d’un retour officiel et global à un "fondamentalisme" islamique injustifié qui valorise de "la lettre" là où l’esprit est mort.

Notes :

1- La dénomination de la charî‘a par le terme de "droit musulman" est impropre ; car il s’agit en fait d’une théorie des devoirs de l’homme tant dans sa vie religieuse que dans sa vie morale et politique ; c’est-à-dire d’une véritable "déontologie".

2- Le fiqh, littéralement compréhension, intelligence... est plutôt l’application de cette déontologie, sa traduction adéquate serait jurisprudence.

3 - Chafiq Chehata, in Études de droit musulman (1971, Paris), a montré le développement de la pensée juridique pendant les siècles qui ont suivi la soi-disant "fermeture des portes de l’ijtihâd".

Mohamed Jamil CHERIFI
Ancien professeur à l’Institut musulman (Mosquée de Paris) diplômé de langue arabe et civilisation islamique à l’INALCO et à Paris III

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Publié le 13 février 2008 avec l'aimable autorisation d'Oumma.com



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