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Ha'aretz
Les
menaces de la vision future
Meron Benvenisti
Haaretz, 17 décembre
2006
www.haaretz.co.il/hasite/spages/801925.html
Version
anglaise : Threats
of the future vision
www.haaretz.com/hasen/spages/801780.html
Il
n’est pas certain que les dirigeants de la communauté arabe réussiront
à susciter un débat public sérieux avec la publication des
documents sur la « Vision
future » qu’ils ont présentés et dans lesquels des
revendications sont formulées dans le sens d’une plus grande égalité
dans la répartition de l’espace public en Israël. Il y a
beaucoup de chances que le débat se retrouve cantonné dans les
limites de cercles d’intellectuels et d’enquêteurs des
services des prisons, et que le défi qui vient d’être posé
aura droit à la réponse la plus efficace : l’indifférence
méprisante. Après tout, il est difficile d’imaginer que la
communauté juive permette à la minorité arabe de lui lancer, de
manière cinglante, une image de la réalité binationale qui prévaut
de fait en Israël. Elle repoussera plutôt cette insolente
revendication de création d’arrangements légaux, politiques et
culturels devant organiser cette réalité binationale.
Soixante
ans durant, la discussion sur le « problème
des Arabes d’Israël » a suivi le cycle habituel :
privation et discrimination suivies de leur correction – manque
de salles de classe, alourdissement des infrastructures, représentation
dans la gestion publique – et pas nécessairement à cause de
l’aspiration juive à ignorer la profondeur du fossé ethnique.
Les Arabes eux-mêmes – à l’exception d’intellectuels
radicaux – ne se réjouissaient pas d’introduire des demandes
allant dans le sens de l’égalité collective et de
l’autonomie communautaire, craignant que cela ne serve de prétexte
aux autorités pour adopter des mesures de représailles à
l’encontre des institutions arabes, comme cela s’est
effectivement produit dans le passé.
Le
fait de se focaliser sur la discrimination, à laquelle il est
possible de remédier à l’aide de budgets de développement et
par une activité condescendante de bonnes âmes, a permis à la
majorité juive de refouler la tension binationale à l’aide de
l’oxymore de l’ « Etat
juif et démocratique » doublé d’interminables
discussions académiques sur l’équilibre et les proportions de
ces valeurs contradictoires.
Le
défi de la « Vision
future » n’est pas nouveau par son contenu mais par
l’identité de ceux qui le mettent en avant : non plus des
intellectuels marginaux mais l’establishment palestino-israélien
lui-même – le Comité Supérieur de Surveillance et le Comité
des chefs des autorités arabes locales. Il semble bien que le
processus de cristallisation du collectif palestino-israélien est
arrivé au point de maturité. Ses dirigeants ont réussi à établir
une position de consensus réclamant une égalité des droits
collectifs, et cela engage un processus inévitable, cumulatif, de
contestation de l’hégémonie juive absolue sur l’espace
publique tout entier. Dès lors que le génie est sorti de la
bouteille, on ne peut l’y remettre et la formation d’une démocratie
régulée – qui crée une nouvelle balance de droits collectifs
– n’est qu’une question de temps.
L’expérience
de sociétés divisées par des conflits ethniques nous apprend
qu’en dépit de la différence des forces entre la majorité et
la minorité, une minorité déterminée, et menant son combat par
des moyens démocratiques, parvient à forcer la majorité à des
concessions sur des questions jugées d’emblée comme des
questions de principe. Même dans le cas d’Israël, il apparaîtra,
au terme d’un processus épuisant et douloureux, qu’ignorer et
opprimer n’aident en rien, et alors on découvrira que
l’espace public est suffisamment large pour permettre l’octroi
de droits collectifs à la minorité, droits qui ne touchent pour
ainsi dire pas aux droits de la majorité, à son identité, à
son image.
Le
malheur veut que la majorité juive est élevée dans l’idée
qu’il n’existe qu’un seul collectif légitime dans la
patrie, que cette majorité est dès lors incapable de concevoir
une patrie commune, et que reconnaître l’existence d’une
minorité nationale voisine lui est trop lourd à supporter. La
mise à l’écart ethnique institutionnalisée de la minorité
arabe est le résultat d’une politique fourvoyée ; ce ne
sont pas les Arabes mais les Juifs qui ont produit cette mise à
l’écart. Leur dépossession et leur discrimination se fondent
sur des critères ethniques flagrants et la constitution d’une
minorité arabe aliénée en est une conséquence inévitable.
Maintenant
que les Arabes ont relevé le défi et qu’ils demandent qu’on
les reconnaissent comme minorité nationale, cette revendication
est présentée comme une déclaration de guerre, comme un appel
à la destruction de l’Etat juif, pire encore : comme une
demande d’un Etat binational. La peur du binationalisme conduit
à employer sans réflexion cette notion, à déplacer la
discussion et à l’embrouiller. Tout d’abord, on confond la réalité
binationale qui prévaut de fait dans l’Etat d’Israël, où
deux nations sont mêlées, et un programme politique binational.
Deuxièmement, on définit les revendications arabes d’une démocratie
régulée comme revenant à exiger un Etat binational comme la
Suisse ou le Canada – et alors, on « démontre »
que le binationalisme a échoué partout ailleurs. Mais pour être
juste, la comparaison doit se faire avec les dizaines de pays où
des minorités nationales se voient reconnaître des droits
collectifs, politiques et culturels, tels que définis dans les
lois de la Communauté Européenne, ou au Sud-Tyrol, en Espagne,
au Canada, en Australie et en bien d’autres endroits.
Le
mauvais génie binational a surgi pour anéantir toute approche
objective du défi de la vision arabe, mais il y a un moyen mieux
éprouvé pour repousser toute discussion sérieuse sur les droits
collectifs des Arabes d’Israël : le prétexte de l’Etat
palestinien. Une des raisons de l’appui de la gauche sioniste à
la création de cet Etat palestinien, c’est son ambition à résoudre
la contradiction entre le principe de l’égalité
communautaire-nationale et la discrimination de la minorité arabe
israélienne. Dès lors, la gauche sioniste est d’avis que les
souhaits des Arabes d’Israël « doivent s’exprimer dans l’Etat palestinien qui sera créé, et pas
en Israël ». Et en effet, il y a apparemment un lien
entre la « vision »
et la situation dans les Territoires. Quand il apparaîtra qu’un
Etat palestinien ne sera pas créé, les documents de la communauté
palestinienne en Israël deviendront le programme politique de
l’ensemble des Palestiniens, en Israël et dans les Territoires.
Ce ne sera pas la première fois que les « Arabes
de 1967 » apprendront de leurs frères, les « Arabes de 1948 ».
(Traduction
de l'hébreu : Michel Ghys)
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