Chers amis,
voici la dernière partie de mon
récit de séjour en Syrie, que
j’ai différée depuis plusieurs
semaines.
Il y a deux mois
exactement, j’avais quitté Damas
ville sûre, tranquille et
agréable ; elle a depuis été la
proie de deux attentats, les
agresseurs passant à une autre
étape du terrorisme contre le
peuple et le régime syriens. Et
puis, ces jours-ci, dans la
ville de Homs, le massacre d’une
manifestation « pro-régime »
faisant 26 blessés et 8 morts :
7 Syriens anonymes et un
journaliste français : mort
immédiatement exploitée ici
comme unique par certains
confrères de la victime qui,
sans trop de scrupules
déontologiques, écrasent
l’ «instant du regard » en se
précipitant dans un « moment de
conclure »[1]
qui semble avoir été écrit avant
même leur départ sur le terrain[2].
Les dernières notes
manuscrites que je vais
exploiter ici ne répondent ni à
une logique politique ni à une
chronologie du récit : ce sont
tout simplement, le plus
souvent, celles que j’ai eu le
plus de mal à déchiffrer pour
différentes raisons,
matérielles ; elles sont ici
complétées par de menus
souvenirs (factures, cartes de
visite, fiche de police etc.)
qui évoquent ce qu’on n’a pas
écrit mais qui laisse des
traces.
Pour rappeler, une
dernière fois, qu’il ne s’agit
ici ni d’un reportage, ni d’une
analyse politique mais du récit
d’une voyageuse, à des amis : le
temps et le mode de ce récit ne
sont pas ceux des « journalistes
free lance », « grands -ou
petits- reporters », « envoyés
spéciaux » en mission commandée
par leurs rédactions, ou autres
services plus ou moins secrets[3].
Deux mois
et plus : un temps pour
comprendre ce qu’on a vu,
entendu, écrit.
Lundi 14
novembre, nous avons
rendez-vous à l’hôtel Sheraton
de Damas avec Michel Samaha,
journaliste libanais, ancien
ministre de l’information, puis
Imad Moustapha, ex-ambassadeur
de Syrie à Washington.
.De l’hôtel
on aperçoit le Mont Qassioum qui
domine Damas : de loin, il a
l’air d’être couvert jusqu’à
mi-hauteur de rangées de
constructions assez sommaires :
quelqu’un me dit que ce sont des
sortes de cabanes construites de
façon illégale, mais qu’une loi
en Syrie interdit l’expulsion
une fois que des gens sont
installés quelque part, et que
l’Etat doit même viabiliser les
habitations.
Entre ces
deux entrevues nous avons
assisté (par retransmission en
direct à la télévision d’Etat) à
la conférence de presse du
ministre des affaires étrangères
Walid al-Mouallem, après la
décision de la Ligue Arabe de
suspendre la Syrie de sa qualité
de membre (bien que la
Syrie soit un des 7 membres
fondateurs -avec la Libye- de
cette même Ligue arabe : ça se
passe comme ça avec les
démocraties arabes, du Golfe).
Je ne
rapporterai pas ici ces
interventions, questions de la
presse et réponses du ministre :
en direct et en public, pas
comme dans nos démocraties où,
maintenant, les journalistes ne
sont généralement que deux,
choisis par leur
« interlocuteur », dans un salon
où tout est calculé au
centimètre près, et posent les
questions qu’ils ont données
avant la conférence, quand ça
n’est pas, plus simplement
encore, leur « interlocuteur »
qui les leur a suggérées avant
la séance. Dans les conférences
de presse du ministère des
affaires étrangères de la
« dictature » syrienne de Bachar
al-Assad, les journalistes
-arabes- sont nombreux, les
questions tout aussi nombreuses,
et, ce jour-là, la seule
journaliste qui n’a pas posé une
question en arabe mais en
anglais est l’envoyée spéciale
de Al-Jazeera, télévision
appartenant maintenant à l’émir
du Qatar. Tout au long de cette
conférence de presse, il m’a
semblé percevoir que le ton du
ministre est ferme et assuré
mais aussi, à l’occasion,
débonnaire voire humoristique si
j’en juge aux réactions parfois
hilares des participants ; une
fois de plus, je regrette de ne
pas parler arabe. Les
arabophones pourront retrouver
cette conférence sur l’agence de
presse officielle ou sur le site
du gouvernement. Je précise au
passage, au sujet des
media syriens, que toutes
les séances de travail du groupe
dit du « Dialogue national »
(tous les groupes et partis
opposants engagés dans des
discussions avec le régime, pour
la nouvelle Constitution et pour
les réformes) sont transmises
intégralement et en direct à la
télévision (d’Etat) ; je
précise, au passage encore, que
la Syrie a une constitution,
contrairement à Israël et à
toutes les monarchies du Golfe
(pour ne rester que dans les
« démocraties » de la région).
C’est sur la réforme de cette
constitution que les Syriens
vont être appelés à se prononcer
en mars, par référendum : nos
media le découvrent (ou font
semblant de le découvrir) ces
jours-ci.
Les notes
que j’ai pu prendre pendant l’entrevue
avec Michel Samaha sont très
incomplètes ; il s’agit donc
plus d’une série chronologique
de réflexions que de la logique
rigoureuse de son intervention.
[Lundi
14 novembre 2011, Hôtel
Sheraton : Michel Samaha ; à
gauche,
une porte-parole du
gouvernement. Photos M-A
Patrizio].
N’ayant pas
pu le joindre avant cette
transcription, j’espère que
d’autres membres du groupe, y
compris nos collègues
journalistes professionnels qui
ont tout enregistré, donneront
une version plus complète de
cette entrevue.
« Pour commencer je pense qu’il n’y a dans le monda arabe actuel ni
révolution ni printemps. Il y a
un éveil dû à nombre de
situations conjoncturelles
locales mais aussi à une
conjoncture encore plus
changeante dans le reste du
monde.
Eveil de l’extrémisme musulman : non pas du religieux, mais de
l’extrémisme religieux. Ce
qui se passe en Syrie, je ne
peux le mettre en aucune façon
sur la cartographie ni d’un
réveil ni de quoi que ce soit.
Mais plutôt dans une ligne de mire de l’antagonisme entre le projet
nationaliste (syrien) résistant
à l’ingérence étrangère :
ingérence dans l’indépendance
des pays du Proche-Orient, de
l’Amérique Latine et d’autres
pays. Antagonisme avec,
essentiellement, la destruction
de toute résistance au projet
occidental (…) et à Israël. (…)
Il faut voir la Syrie non
pas en tant que Syrie mais dans
la géographie régionale.
Le retrait américain de l’Irak va avoir des implications sur Israël et
sur l’indépendance des pays de
la région. Le fait que les
américains quittent la région de
cette façon est aussi une bonne
nouvelle dans les stratégies de
la région.
On
peut aboutir actuellement à un
genre de guerre mondiale, pour
éliminer la Syrie
(…) qui est l’Etat résistant, par une implosion : parce qu’ils ne peuvent
plus faire une guerre ni une
occupation comme en Irak. Alors
il faut le faire par une guerre
civile et que ça puisse,
ensuite, aller en Irak et au
Liban.
Et cette guerre civile doit être confessionnelle. (…)
Elle peut utiliser une chute de l’échelle des valeurs qui se vérifie à
tous les niveaux et surtout chez
les dirigeants ; on ne trouve
plus de dirigeants qui aient une
culture, quels que soient les
pays. (…)
Il faut regarder les intérêts des Etats.
Ce qui ne va pas changer c’est la position des résistances
(palestinienne, libanaise,
irakienne).
Il reste deux Etats, l’Iran et la Syrie, qui ne sont pas le produit
d’accords, où ce ne sont pas les
forces victorieuses dans la
région qui ont déterminé leur
existence, comme par exemple
pour les Etats du Golfe.
Parmi les états historiques, Turquie, Syrie, Iran, deux Etats ont adopté
la ligne dure par rapport à
Israël, pour retrouver tous les
droits qui leur ont été usurpés
par les impérialistes.
Il y a à l’heure actuelle un problème de survie d’Israël.
Et on est en train de voir les vraies positions des Etats arabes, russes,
chinois etc. par rapport au cas
syrien. Je ne vois pas que la
position russe soit volatile[4].
(…)
Les deux prochains mois dans cette partie du monde, et en Syrie, vont
marquer un tournant d’un point
de vue régional et
international, par la force que
dégagent les gouvernements
syrien et iranien et l’influence
qu’ils ont sur les populations
arabes.
Actuellement il n’y a d’occupation et de guerres par l’Occident dans le
monde que chez les musulmans, en
Asie et ici.
En même temps, après la chute des régimes qui étaient dans leur système,
[les impérialistes] sont allés
chercher un certain extrémisme
musulman pour le rallier à eux.
Un extrémisme qui génère la peur
-et ne sera pas acceptable par
l’occident- pour régénérer le
conflit civilisationnel,
intellectuel et militaire.
Dans cette situation, on ne voit
pas en Europe et en Occident de
grandes statures d’hommes
d’Etat, pas de visionnaire.
La vraie force de la Syrie, c’est le peuple syrien, un peuple qui s’est
formé selon une échelle de
valeurs nationales et
spirituelles.
Exemple : dans un minaret à ( ?) ce sont les moines du patriarcat grec
catholique qui font fonctionner
le disque de l’appel à la
prière.
Cela fait 8 mois qu’on essaie d’introduire la guerre confessionnelle ici,
ça n’a pas pris.
Question sur les Frères Musulmans.
Les Frères musulmans ont toujours été une petite minorité (en Syrie) (…).
Les Frères Musulmans sont une organisation secrète. Pourquoi ? Qui les
paye ? Tout mouvement qui prend
les armes doit être financé. Le
Qatar leur donne beaucoup de
facilités (…) ; la Turquie va
s’avérer une sorte d’islam
atlantique, avec un marché
atlantique, mais qui risque
d’avoir des problèmes avec, par
exemple les Frères Musulmans
égyptiens. (…)
Ici dans toutes les classes de la population, beaucoup de démons sont
réveillés par rapport aux Turcs
et au souvenir de l’empire
ottoman.
La force syrienne se trouve
dans un pays qui est uni,
multiconfessionnel et qui, en
même temps, est un Etat laïc : à
notre façon dans cette région
d’être laïc, c’est-à-dire dans
le respect total du religieux
et des religions et de leurs
pratiques et vie commune, et où
l’Islam vit avec ces valeurs-là.
(…)
En Irak : les USA ont
demandé à l’Irak que les
instructeurs étasuniens aient
l’impunité et l’Irak a dit non.
Oui les USA partent d’Irak avec
une défaite. On est en train de
vivre une grande défaite du
projet américain, comme celui en
Afghanistan, et cela nous ramène
aussi à l’histoire d’Israël, des
territoires de 48.
Reportez-vous à ce que dit Meir Dagan [ancien chef du Mossad[5]],
une voix contradictoire en
Israël, qui a dit que l’ennemi
n’est pas l’Iran, mais
l’extrémisme à l’intérieur
d’Israël.
Dans cet espace de temps (2 mois ?) ils vont essayer d’obtenir tous les
moyens, à mon sens sans la
guerre, pour essayer d’éliminer
la Syrie.
Ce projet voué à l’échec.
Nous le voyons dans cet autre exemple : le Liban.
Ils ont tout fait pour disloquer ce pays ; mais ce qui en est sorti,
c’est une résistance qui a
repoussé Israël, et une victoire
en 2006 qui a amené une grande
partie des Libanais à être
beaucoup plus citoyens, à
épouser leur propre cause et qui
a fait que pour la première fois
dans l’histoire d’Israël il y a
eu une coalition internationale
contre Israël. Et pour la
première fois ils ont été
chercher une résolution de l’ONU
(Finul) et ont dû avouer leur
besoin d’avoir la communauté
internationale avec eux face à
une organisation qui, elle, a
été acceptée par son peuple
[Hezbollah].
Le peuple syrien fait la même chose depuis 8 mois ; ce qui ne veut pas
dire qu’à l’intérieur de la
Syrie il n’y ait pas besoin de
réformes.
Ils veulent détruire un modèle de convivialité, ils veulent détruire par
le salafisme un modèle de
société où il y a du Coran en
chaque chrétien et de l’Evangile
en chaque musulman.
Les croisades ici nous les appelons les guerres des frangers [ ?
des Occidentaux] parce que
les chrétiens de la région ont
combattu avec les musulmans
contre les Croisés.
Nous, nous n’avons pas utilisé la Croix. (…)
On a besoin de retrouver une certaine autorité, religieuse,
intellectuelle, culturelle et
politique. Et Mère Agnès y
contribue en remettant des
pendules à l’heure.
En Irak les chrétiens
ont été chassés par les
extrémistes d’Al Qaeda financés
par l’Arabie saoudite qui sont
les valets des Usa, qui font
qu’aujourd’hui on a un Irak
quasiment sans chrétiens qui
sont venus en Syrie du fait de
la guerre civile, qu’ils
[les impérialistes] veulent
lancer ici aussi.
Où sont les chrétiens de Palestine ?
Ce sont les Israéliens
par leur occupation qui ne
veulent plus de chrétiens chez
eux ; ils veulent des pèlerins
qui viennent en payant et qui
repartent.
Nous chrétiens [sa
famille est chrétienne] nous
sommes des purs arabes, on était
chrétiens avant la venue du
prophète Mahomet ».
Imad
Moustapha, ex-ambassadeur syrien
à Washington, a été rappelé
par son gouvernement « pour
consultation », après que le
gouvernement syrien ait prié
l’ambassadeur étasunien Robert
Ford de rester dans les limites
d’usage de l’exercice de ses
fonctions de diplomate. Robert
Ford avait alors
« quitté la Syrie "pour une durée indéterminée", en raison de "menaces crédibles pour sa sécurité
personnelle", selon le
département d'État » ; « Washington
"s'inquiétait pour la sécurité
personnelle de Robert Ford,
après des articles critiques de
la presse" syrienne »[6].
Inquiétude de courte durée
puisque : « L'ambassadeur
américain Robert Ford
"retourne en Syrie",
a annoncé mardi [6 décembre] le
département d'État, assurant que
sa présence dans le pays qu'il
avait quitté fin octobre était
la meilleure manière de
véhiculer
"le
message selon lequel les
États-Unis se tiennent au côté
du peuple syrien"»[7].
Imad
Moustapha
est à l’évidence un homme
prompt dans ses réactions : il
sort son portable comme on
dégainerait un pistolet, et le
range d’ailleurs tout aussi
rapidement après jeté un coup
d’œil sur l’écran. J’ai vu
ensuite sur Internet que sa
formation de base est technique.
On perçoit en effet un homme
pragmatique dans ses
interventions, fond et forme.
Voici ce que j’ai retenu de
cette entrevue (plus rapide
qu’avec M. Samaha) :
Q.
Pourquoi l’ambassadeur US a-t-il quitté la Syrie ?
-
Problèmes de sécurité allégués,
il n’y a pas eu d’expulsion de
la part du gouvernement syrien.
(…)
J’ai
été, moi, appelé sur mon
portable (au tout début des
événements en Syrie) un dimanche
matin pendant que j’étais au
musée avec mes enfants, à
Washington ; sur mon portable
personnel ( !). C’était
France 24[8]
qui me demandait si je
confirmais que j’étais
démissionnaire et que je passais
du côté de l’opposition au
régime[9].
Je leur ai dit que je les
attaquerai en justice s’ils
diffusaient ça. (…)
Il faut
donner le plus d’accès possible
aux media du monde pour qu’ils
viennent en Syrie. Il y a ici
deux chaînes privées ( ? et
ad-Dounia) qui luttent contre la
propagande d’Al-Jazeera. (…)
Quels
sont les atouts et les handicaps
de la Syrie :
a)
les atouts : liberté de
religion, statut de la femme, le
meilleur de tout le monde
arabe, éducation
entièrement gratuite : moi je
suis d’un milieu modeste, mes
parents n’ont jamais payé pour
mon éducation, y compris
université à l’étranger, tout
est gratuit depuis la
maternelle, prise en charge
sanitaire gratuite et couverture
universelle.
b)
Les mauvais éléments :
bureaucratie, corruption, pas
assez de participation à la vie
sociale et politique. En
économie, on parle de progrès
mais pas comme nous le dit la
Banque mondiale qui ne regarde
que la croissance (générale)
alors qu’il faut voir l’indice
de développement humain, et de
la croissance surtout dans les
classes les plus pauvres.(…)
[Imad
Moustapha, Hôtel Sheraton,
Damas, 14 janvier]
Nous
avons des défis importants à
relever ; si on peut travailler
sur ces défis : réformes de
l’Etat, ouverture du système
politique, combat contre la
corruption, et
(investissements ?) vers les
secteurs les plus pauvres, on
sera bien meilleurs que
n’importe quel grand
(pays) arabe.
Q.:
Votre interview au Wall Street
Journal ?
Oui j’ai
dit qu’il n’y a pas de
démocratie sans changement de la
société ».
Je ne sais
pas si un autre ambassadeur a
été nommé à Washington : Imad
Moustapha a depuis été nommé
ambassadeur … à Pékin. Grand
amateur d’art, et des
civilisations anciennes, il y
trouvera de nombreux musées à
visiter avec ses enfants. Avec
France24 ?
Pour retourner au centre
de Damas, 5 limousines nous
attendent pour un convoi à
caractère officiel, sans escorte
bien sûr, mais qui sont
supposées se suivre en cortège :
séquence inattendue (et unique
dans le séjour) et qui va se
révéler cocasse. Cette traversée
de Damas en plein trafic
quotidien, s’est avérée, pour
moi, une occasion de voir ce
qu’inspire le « régime », dans
la rue, à travers un de ses
attributs : voitures haut de
gamme et chauffeurs pour des
étrangers qu’on promène… Nous ne
somme arrivés à rester à peu
près avec les autres voitures du
cortège qu’au prix d’une
conduite musclée où je crois que
seule la conviction, pour les
chauffeurs officiels, de leurs
passe-droits ostensibles et
inaliénables, nous assurait
finalement le passage
in extremis entre les voitures : à la dernière seconde et à quelques
centimètres près. Et sous les
regards le plus souvent
goguenards des voisins.
Bref, le convoi nous a
largué en ville pour une
après-midi de tourisme, avec un
guide qui précise qu’il n’est
pas au parti Baas…
A nouveau
la splendeur des Omeyyades et
flâneries dans des ruelles.
Dans le
vieux quartier juif, de
nombreuses maisons sont
fermées : celles de juifs
syriens qui sont allés
s’installer en Palestine.
Quelqu’un nous dit que ces
maisons sont protégées, ici, par
une loi qui interdit d’occuper
les biens des absents, en
attendant un retour possible de
leurs propriétaires. Plus loin,
devant une petite échoppe de
pizzas, je demande au patron si
je peux photographier ce qui est
affiché en bonne place, à côté
du four : la photo de H.
Nasrallah. Le jeune pizzaiolo
sourit quand je lui propose de
rester sur la photo.
A Marseille
ce sont des kebabs qu’on vend
dans ce genre de dînette : mais
sans la photo d’Erdogan. Ni d’Obama
d’ailleurs, dans les Mc Do.
Ce doit être parce que, nous,
nous sommes en démocratie et que
nos dirigeants n’ont pas le
culte de la personnalité.
Le soir, dîner avec des
membres de la Fédération des
journalistes syriens :
« régime » donc ; pas dans le
menu : cuisine exquise comme
partout en Syrie. Je bavarde
avec Razzouk al-Ghawi (ancien
journaliste à la télévision[10]).
Je continue à donner ici les
noms de mes interlocuteurs, pour
infos et vérifications
éventuelles : nombre d’entre eux
savent que s’il arrive à la
Syrie ce qui est arrivé à la
Libye (sur quoi ils sont bien
mieux informés que nous) leur
compte est bon, pour dire les
choses brièvement.
J’ai noté
(brièvement car ou on mange ou
on écrit), de notre
conversation :
- la Syrie
n’a pas de dette,
- c’est le
seul pays arabe qui autorise
tous les ressortissants de pays
arabes à entrer sans visa,
- son
fils est allé « aider le
Hezbollah l’été 2006 (quand le
Liban a été agressé par Israël)
avec une vingtaine de copains,
tous chrétiens » (sa famille à
lui est sunnite).
Notre
interlocuteur nous parle de ses
enfants : sa fille médecin aux
Usa, et son fils professeur de
philosophie, si je me souviens
bien : il cherche dans son
portefeuille les photos de ses
enfants qu’il a envie de nous
montrer, je regrette de ne pas
en avoir des miens. On bavarde,
il parle plus de sa famille que
de la presse.
Les autres journalistes
parlent plutôt entre eux, et ont
l’air de bien s’amuser… Je me
rapproche d’une conversation
avec W. Tarpley : j’apprends que
Ali Acça était le numéro 3 du
réseau
Gladio en Turquie, que « les
services » l’ont su tout de
suite. Vous aussi ? « Quand
on voyage on apprend ça»[11].
Mère Agnès-Maryam
de la Croix, à table :
« l’information est un des
droits de l’homme
fondamentaux ».
Vendredi 18 novembre,
nous quittons le monastère pour
Beyrouth. Vers 8 heures du
matin nous sommes arrêtés au
bord de la route pour laisser
passer un convoi militaire : je
compte 20 camions, débâchés, une
vingtaine de soldats par
véhicules, arme au pied,
casqués, en treillis et gilets
pare-balles ; sur le pare-brise
de quasiment tous les camions,
le portrait de Bachar. Je
réalise aujourd’hui que j’ai
pris l’habitude de la plupart
des Syriens avec qui j’ai parlé,
qui appellent le président par
son prénom, pas par son nom. On
imagine ici, dans nos
conversations : Nicolas, Mario,
David, Angela…
Un
bataillon. Ils partent vers le
nord.
Je vais
repasser cette frontière le soir
même, pour aller prendre l’avion
à Damas samedi 19 à 8 heures du
matin. Nous devons donc (avec un
autre membre du groupe) quitter
nos collègues et accompagnateurs
qui restent un jour de plus à
Beyrouth, pour rencontrer Michel
Aoun et le patriarche Bechara,
Raï des maronites, qui est à
l’origine de ce séjour.
Dans la nuit du 18, nous
quittons la maison où nous avons
dîné et où les autres vont être
hébergés, sur une hauteur de
Beyrouth : institution pour des
enfants « cas sociaux »
dirait-on ici. Le repas et
l’accueil ont été chaleureux ;
Agnès-Maryam se met en quête
d’un taxi, parmi son réseau. Un
jeune homme arrive finalement, à
minuit passé, l’air tout à fait
maussade. Comme il est
« recommandé », nous partons
quand même en confiance. Avant
de partir il nous demande, trois
fois, si on a des visas pour
entrer en Syrie. Non, on n’en a
pas mais l’avant-veille nous
étions allés au ministère de
l’information, où nous devions
rencontrer le ministre qui,
finalement, n’est pas venu… Mais
où nous avons vu une jeune chef
de cabinet, qui nous a dit
qu’elle faisait sur le champ
faxer les éléments de nos
passeports dans les postes de
frontière concernés. Nous
rassurons notre taxi : les visas
nous attendent à la frontière.
Il est perplexe ; les heures qui
suivent vont nous montrer qu’il
avait raison.
Nous partons dans une
nuit glaciale et pluvieuse :
dans une dernière tentative de
ne pas partir, le chauffeur nous
dit qu’il neige sur les hauteurs
entourant la Bekaa et qu’on
risque de ne pas pouvoir passer.
L’argument ne me semble pas
assez fort. Je monte devant pour
« ouvrir l’œil » comme m’avait
recommandé un ami, ici, qui en a
vu (beaucoup) d’autres. Il n’y a
que 90 Kms de Beyrouth à Damas,
mais le trajet va durer
plusieurs heures.
En route, pour briser la
glace en quelque sorte, je
demande à notre chauffeur, à
présent taciturne, où est la
neige : « Y en a pas ». Nous
arrivons assez rapidement à la
frontière, déserte évidemment à
cette heure là. Déserte signifie
bien, ici, qu’il n’y a pas de
barrage renforcé, pas de
présence militaire, personne
dehors.
Ce passage -non
clandestin- de la frontière va
s’avérer un nouvel exemple,
banal,
de la bureaucratie du
« régime » et de sa police.
Le vaste hall du poste de
Masnaa est entièrement
vide quand nous y entrons,
confiants dans les organisateurs
de notre voyage. Deux jeunes
policiers arrivent assez
rapidement derrière les
guichets : formalités, papiers,
et… visa ? Aucun visa ne nous
attend. Le taxi, très taciturne
maintenant, nous sert quand même
d’interprète. Extraits :
-
le policier (à nous) : vous ne
pouvez pas entrer (sans visa) ;
-
le taxi (à nous) : on rentre à
Beyrouth ;
-
nous (au policier puis au
taxi) : on ne sort d’ici que
pour aller à Damas, si vous
partez on ne vous paye pas.
Nous
restons.
Questions,
logiques, de la part des
policiers : pourquoi vous
revenez, sans visa, en Syrie
alors que vous en êtes sortis ce
matin ? Que faites-vous en Syrie
et au Liban ? Voyage de presse.
Vous êtes journalistes ?
Non (conformément à la fiche de
police que je viens de remplir)…
L’épisode
va durer un peu moins de trois
heures en passant assez
rapidement du hall inconfortable
au bureau chauffé du chef de
poste ; vautré dans un fauteuil
entre l’écran de son ordinateur
et une série à la télé (aussi
nulle que les notres : on a le
temps d’en voir une bonne
partie). Il n’est pas en
uniforme, et semble surtout
agacé par l’embarras qui se
présente à 2h du matin. A
nouveau les questions, logiques,
mais en impasse dans notre cas :
bien que n’étant pas
journalistes, nous faisons
partie d’un voyage de presse, et
nous rentrons en Syrie avec
l’autorisation du ministère de
l’information qui n’a cependant
pas envoyé les visas annoncés ;
nous rentrons en pleine nuit, en
ayant largué le reste du groupe,
pour prendre un avion à Damas
alors que ça aurait été simple
en effet –pour tout le monde et
surtout pour eux- d’en prendre
un à Beyrouth dans quelques
heures. Mais plus cher.
Dizaines d’allées et
venues des employés subalternes
qui téléphonent, faxent,
e-mailent en vain, et sans
précipitation d’ailleurs, à la
recherche des fameux visas. Il
fait bon dans le bureau du chef
de poste et le taxi continue
malgré tout à traduire nos
questions. Et les réponses
laconiques du policier ; pour
passer le temps, je prends
quelques notes de la journée :
« qu’est-ce que vous écrivez,
madame ? » Rien, on va
tranquillement regarder la télé.
Presque deux heures plus
tard, il semble qu’il y ait une
relève, et entre dans le bureau
un jeune policier, en uniforme
impeccable, lui, et apparemment
de bonne humeur en prenant
connaissance de la situation. Le
va et vient des subalternes
affairés continue. A chaque fois
que je tente d’avoir quelques
renseignements, le policier
avenant me répond en m’indiquant
le fauteuil pour que je me
tienne tranquille,
no problem madam,
no problem. Et en effet
no problem : un peu avant
cinq heures du matin, un des
subalternes arrive avec deux
papiers. Le taxi : « ils ont
renvoyé les visas » ; j’ai bien
entendu :
renvoyé. Erreur de
traduction ou lapsus révélant
quelque inefficience dans les
services publics (et
policiers) ?
Entre temps le jeune
policier -je trouve qu’il a le
front de Hafez al-Assad !- avait
demandé au taxi de me montrer
une fiche où il avait écrit
quelque chose : ayant vu ma
profession, il me fait demander
si je peux analyser sa signature
; l’interrogatoire –de la police
du régime- prend donc un tour
tout à fait inattendu. Comme on
est bête dans ces moments-là :
je lui fais dire, aimablement,
que je regrette, ça n’est pas ma
spécialité, je n’y crois pas
beaucoup d’ailleurs etc.
Déception me semble-t-il de mon
interrogateur. Quelle idiote :
qu’est-ce que ça me coûtait de
lui dire : une écriture décidée,
du caractère : affabilité,
honnêteté, droiture, ce qui
était le cas d’ailleurs, dans la
situation ?
On paye 19 euros de visa
et on remonte en voiture. C’est
maintenant que les choses
peuvent se compliquer puisque on
entre, en pleine nuit, pluie,
froid et route déserte, du côté
syrien : notre hôte la veille à
Beyrouth m’avait dit ne partez
pas, c’est dangereux. T. Meyssan
et Agnès-Maryam : aucun problème
partez tranquilles ; dois-je
dire que je les ai maudits - à
tort- pendant tout le trajet ?
Je scrute la route. Au
bout de quelques kilomètres, un
homme armé d’une mitraillette
surgit et nous fait signe
d’arrêter : morte de peur, je
m’entends répéter mot à mot au
taxi ce que nous avait dit le
prêtre au départ de Baniyas,
deux jours avant : « [s’il y a
un barrage] ne vous arrêtez pas,
foncez, foncez ». Le taxi me
regarde, lassé : madame c’est la
douane...
L’épisode va se
reproduire deux autres fois :
entre temps, j’ai eu le temps de
réaliser l’erreur (grossière…)
de ma réaction : s’ils voulaient
nous tirer dessus ils ne
s’approcheraient pas de la
voiture en gardant la
kalache ballante le long du
corps. A chaque fois le pauvre
douanier s’approche du côté du
conducteur et regarde brièvement
nos papiers et l’intérieur du
véhicule –et une seule fois le
coffre- et nous fait signe
rapidement de repartir. Je pense
alors qu’eux, oui, avaient de
quoi avoir peur : de nous, et
bien plus que nous, parce que,
eux, ils risquent vraiment leur
peau face aux terroristes.
Seuls, en pleine nuit, routes
désertes.
Consciente du ridicule de
ma réaction, je tente de me
justifier en racontant l’épisode
de Baniyas, les objectifs de
notre séjour et par qui nous
étions invités. Tout change dès
que je dis « Agnès-Maryam de la
Croix » : vous étiez avec elle ?
Elle est à Beyrouth ? Je
constate à ce moment-là la
popularité et la notoriété de
«Mère Agnès ». Et nous finissons
le voyage en excellents termes
avec Ramzy, qui nous donne sa
carte en arrivant à l’aéroport,
au cas où on aurait à nouveau
besoin de lui !
L’aéroport international
de Damas, le 19 novembre 2011,
n’est sécurisé par aucune troupe
armée, aucun barrage ; on se
gare derrière un bus pour ne pas
être vus car il y a ici les
mêmes chasses gardées de taxis
que dans certaines villes
européennes, pour accéder aux
gares et aéroports. Notre taxi
libanais n’a aucun droit
d’amener des clients ici. Nous
ferons donc les derniers mètres
jusqu’à l’aéroport à pied, avec
nos bagages, et les jolis cabas
offerts à la pâtisserie S. où
nous avions acheté de superbes
fruits confits, vraiment pas
chers ; et achetés aussi, en
gros, à de très bas prix par nos
épiceries françaises les plus
fines qui les revendent sous
leur marque exactement 20 fois
plus cher.
Roses de Damas : l’embargo,
et sanctions, et gel des
transactions bancaires, ne vont
pas embêter que les artisans
syriens.
J’attends
l’heure de l’embarquement
allongée sur les sièges du hall,
en toute tranquillité, illusoire
pourtant puisque aucune force ne
sécurise vraiment cet aéroport ;
ou bien, justement, puisque les
forces de sécurité du « régime »
peuvent débarquer à tout moment
pour nous assassiner, n’est-ce
pas ? Afin, pour le régime, de
faire croire qu’il y a des
bandes armées de terroristes qui
massacrent le peuple -et les
membres de groupes de presse
étrangère- en Syrie et justifier
sa répression sanglante, et
faire peur aux journalistes
étrangers (qui parlent très peu
de ces massacres, et n’en
montrent pas d’image), etc. ?
C’est bien ce qu’on entend ici,
non, de tous nos
media ignorants, ou
achetés : chiens de garde
déployant sans aucun sens du
ridicule leurs théories du
complot sur ceux que leurs
maîtres ont décidé de
renverser ; mais se gaussant des
« théories du complot » quand
elles ont été démontrées par de
véritables historiens, et
véritables journalistes
d’investigation. Ceux qui
arrivent au moins à se poser la
question de base : à qui profite
le crime ?
A qui profitent les
crimes des attentats suicide
terroristes de Damas : annoncés
la veille de l’attentat sur Al-Jazeera
par un groupe « Fierté
syrienne », proche de l’ « Armée
libre syrienne », qui a cru
prudent de démentir ensuite,
mais seulement plusieurs jours
après, alors que l’annonce
émanait de leur compte Facebook ?
A qui profitent les
crimes qui sèment la terreur
dans les villes et villages où
les paysans, les artisans et
surtout les fonctionnaires, et
leurs familles, ont peur de
sortir pour aller travailler
parce qu’ils savent qu’ils sont
visés en priorité, et leurs
cadavres dépecés jetés devant
chez eux ? A qui profite le
crime si des secteurs entiers
dans certaines villes et
villages sont désertés, risquant
de mettre en péril non seulement
la survie matérielle de leurs
familles, mais peu à peu toute
l’économie d’un pays ? Au
« régime » qui a interdit
pendant des mois à ses soldats
d’être armés pour aller
disperser des manifestants ? Une
amie syrienne, ici, non
favorable au régime, a rapporté
que son frère, militaire, a dû
le faire : elle m’avait
accompagnée dans une soirée où
j’étais en principe invitée pour
parler de mon séjour ; mais ça
passe mal, tout ça, devant un
auditoire –de « gauche »-
convaincu (et content) du bien
fondé de son scepticisme
pourtant sélectif,
droit-de-l’homme désormais de
nos démocraties.
A Masnaa, le jeune
fonctionnaire de la République
Arabe Syrienne m’a rendu avec
mon passeport la « Entry/Exit
Card For Arabs & Foreigners »
que j’avais remplie en
arrivant : par inadvertance sans
doute…
J’espère que toute la
frontière syrienne est
renforcée, contre les divers
services secrets et forces
spéciales « démocratiques », et
assassins que nos media
serviles et/ou stupides veulent
faire passer pour les
« insurgés » d’une « guerre
civile interconfessionnelle »
qu’on a du mal à fomenter.
Merci de votre accueil
généreux et vigilant, à vous
tous que j’ai rencontrés, à
Masnaa, Baniyas, Homs, Damas et
Beyrouth, et frères et sœurs de
Saint Jacques l’Intercis.
Citoyens lucides et courageux,
qui défendez votre pays et la
civilisation, gardiens de la
frontière contre la barbarie qui
nous menace, tous.
marie-ange
patrizio,
Marseille,
21 janvier 2012
Post
scriptum : je vous enverrai
prochainement un complément
d’informations reçues au fil de
ce récit, notamment de lecteurs
syriens qui m’ont contactée pour
corriger ou compléter des
éléments que j’ai évoqués.
[1]
Le
temps logique et
l’assertion de certitude
anticipée,
J. Lacan, in Ecrits,
(Ed. du Seuil, Paris,
1966), p. 197.
[8]
Comment la chaîne
France 24 a-t-elle
le numéro du portable
personnel de
l’ambassadeur syrien ?
Témoignages précédents :
-
Chemins de Damas
-
Dans la vallée de l'Oronte
-
Les orangers de Baniyas
-
Le prince, les "hommes bons" et
les petites souris