C'est dans l'orchestration de sa
géopolitique que l'Europe d'aujourd'hui se cherche son recul et
sa musique. N'est-il pas profitable de se distancier de son
ossature à l'école des Etats, des peuples, des nations, des
cités, n'est-il pas avantageux de se donner la terre entière
pour globe oculaire, n'est-il pas digne des évadés de la
zoologie de choisir leur astéroïde pour théâtre, n'est-il pas
glorieux de changer la planète en rétine de l'histoire et de la
politique?
Mais de même
qu'un astre errant se détache sur la trame d'un système solaire
en suspension dans l'infini et que le vaste univers des
astronomes du vide s'embusque dans les coulisses de cette
machinerie, sachez que l'œil de l'anthropologue de la
géopolitique vous regarde de plus loin encore. Celui-là vous
demande où installer sa caméra, celui-là observe votre
discipline au téléobjectif. La lentille de son télescope capte
les effigies des distanciateurs qui ont forgé la science des
peuples et des nations sur l'enclume de l'Histoire du monde. Car
enfin, la géopolitique nous offre le spectacle des collisions
entre les empires, des empoignades entre les Etats, des bombes
et des canons, mais elle nous fait également monter sur les
planches d'un théâtre où de grands acteurs nous présentent le
spectacle de la guerre entre les encéphales, les âmes et les
dieux. Si vous ne vous placez pas au-delà de cette arène,
comment observerez-vous les metteurs en scène de toute la
représentation, comment répondrez-vous à la vocation panoptique
de la seule bête de l'univers que son encéphale appelle à se
forger des miroirs?
3 - Les désarrois de la raison classique
A quelle station
de son chemin de croix l'Europe de la mort de la pensée critique
s'est-elle arrêtée, quel est l'habitat des radiographes de la
raison des ancêtres, quel est le recul de la connaissance des
secrets psychiques de l'intelligence simiohumaine?
Voir -
Civilisation et raison, L'Europe des
dieux morts, 13 mars 2011
Nous n'avons rien appris de nos deux derniers Copernic de
l'entendement du singe parlant, Darwin et Freud. Le Vieux
Continent ne dispose pas encore d'un scannage des signifiants
simiohumains que charriait le vieux verbe comprendre des
humanistes de la Renaissance. Un demi-millénaire a passé et
notre civilisation s'imagine encore maîtriser une
intelligibilité en soi du monde; et elle s'autorise à qualifier
le compréhensible de scientifique, alors que toute
signification rationnelle demeure un îlot sur l'océan de
l'anthropomorphisme. Pour tenter de comprendre des croyances
aussi tenaces que celles dont s'inspire le verbe expliquer,
revenons un instant à la pesée généalogique du chemin que notre
encéphale poussif a parcouru en trois siècles seulement.
Lorsque les voyageurs et les explorateurs naïfs des XVIe et
XVIIe siècle eurent découvert que la diversité des mœurs, des
climats et des langues mettait en grande difficulté les
prérogatives candides et les apanages innocents de leur
entendement "naturel", ils commencèrent de se demander comment
un sens commun universel était devenu le forgeron de tout ce qui
existe. Du coup ils se sont appliqué à eux-mêmes les ressources
du jugement éclairé qu'ils portaient sur les mammifères: "Les
femelles des animaux, se dirent-ils, ont à peu près une
fécondité constante. Mais, dans l'espèce humaine, la manière de
penser, le caractère, les passions, les fantaisies, les
caprices, l'idée de conserver sa beauté, l'embarras de la
grossesse, celui d'une famille trop nombreuse, trouble la
propagation de mille manières. " (Montesquieu, De
l'esprit des lois, L. XIII, chap.II)
Mais, c'était
encore un moyen détourné, pour les encyclopédistes, de s'assurer
de la supériorité intrinsèque de l'encéphale rigoureusement
logicien que la Grèce leur avait légué. Du coup, la classe
dirigeante du XIXe siècle allait demeurer platonicienne à son
tour ; et c'est à ce titre qu'elle s'est convertie, tantôt en
toute hâte et massivement, tantôt avec lenteur à la fiabilité
qu'elle attribuait maintenant à la nouvelle confession de foi du
platonisme, celle dont la spécificité changeait en icônes les
nouveaux mots-pilotes - les concepts abstraits de 1789.
4 - Les sorciers du sens
Et pourtant, aucun siècle n'a davantage bousculé les aises de la
raison occidentale que le XVIIIe. L'œuvre sans doute la plus
surplombante de Voltaire est une moquerie en règle de
l'optimisme de Leibniz, le philosophe du "meilleur des mondes
possibles". Même Rousseau a mis à mal "l'ordre naturel" à
s'imaginer que l'inégalité entre les humains serait guérissable.
Et que dire de Hume, qui observe le "lien de causalité" comme
une sécrétion de l'imagination, que dire de Kant, qui observe
les catégories innées qui président au fonctionnement
"explicatif" de l'encéphale humain, que dire de Marx, qui
substitue à la planification divine du partage des rôles entre
les industriels et les travailleurs une guerre à mort entre les
exploitants et les exploités? Les riches cachent le trophée de
la plus-value dans le coffre du profit - c'est d'un spectacle
animal que Candide et le Capital se
rendent spectateurs.
Et pourtant, la
classe chargée de piloter la boîte osseuse de l'Europe a
continué de se persuader qu'elle fortifierait les conquêtes
conceptuelles de notre espèce si elle renonçait à approfondir
davantage les secrets psychiques et cérébraux de tous les autres
peuples et de toutes les autres nations de la terre; car,
pensait-elle, si le monde entier avait pris un si grand retard
sur les catéchètes des idéalités révolutionnaires qui pilotaient
désormais la raison universelle, jamais ces malheureux
retardataires de l'histoire n'allaient s'initier à nos
enchaînements rigoureux de causes et de conséquences, jamais,
ils ne rattraperaient nos savants euclidiens et archimédiens.
Mais, à s'endormir sur les lauriers d'une démocratie idéalisée
par ses amulettes mentales, un continent pourtant héritier du
siècle prospectif des Lumières a négligé de s'instruire des
ressorts psychobiologiques qui commandent la génitrice
inlassable du sens du monde qu'on appelle la magie. La notion
d'intelligibilité projetée sur la matière ressortissait
décidément à une psychanalyse anthropologique des sorciers de la
théorie scientifique classique; et il fallait débusquer ces
sorciers-là sous Hume, Kant, Locke, Hobbes et Voltaire.
5 - Ce fichu verbe "comprendre"
La scission progressive entre les apanages
dont se targuent les connaissances dites rationnelles et dont
une intelligentsia d'avant-garde se vantait depuis Périclès d'un
côté et, de l'autre, les prérogatives dont se réclamait une
politique de plus en plus réduite à un ajustage fragile de
l'action publique aux mœurs et aux coutumes des époques et des
lieux, cette scission, dis-je, remonte à l'apparition, un
demi-millénaire avant l'ère chrétienne, d'une pensée et d'une
science armées d'une super logique, qu'on appelle la
dialectique. Seules les intelligences philosophiques, disait
Platon, possèdent la faculté rarissime de tisser la nasse de la
raison et de tout embrasser à l'école des enchaînements
souverains de la dialectique, seules ces têtes-là méritent de
régner sur la trame du monde et de diriger la cité idéale. Mais
précisément, c'est à l'autopsie du cerveau des magiciens que
conduisait la dialectique de Platon.
Quel était
l'enjeu anthropologique, politique et historique véritable de la
guerre entre les guerriers du savoir, sinon un enjeu de
sorciers? D'un côté, voici l'encéphale infirme de la Grèce des
devins, de l'autre, voici la boîte osseuse de la Grèce des
aigles de la dialectique. Pourquoi un certain Socrate a-t-il
payé de sa vie le prix de la première guerre des encéphales?
Quinze siècles de règne de la théologie chrétienne ont creusé un
fossé devenu impossible à combler entre une masse aveugle de
sorciers égarés dans les nues et une minorité de savants
rampants sur la terre. Le nouveau tribunal de l'Inquisition sera
celui d'un pan-culturalisme de plus en plus anémié et qui
divisera le monde entre une humanité à jamais indéchiffrable à
elle-même et des techniques qui enseigneront seulement que le
vrai légitime ce qui marche à tous coups et qu'il n'y a pas lieu
de se casser la tête avec le fichu verbe comprendre, puisqu'il
n'y a rien à comprendre et tout à construire à l'école des
fameuses "lumières naturelles" qui nous greffent sur les
routines muettes de la matière.
6 - Les nouveaux augures du cosmos
J'ai déjà dit que, jusqu'au XVIIIe siècle, les philosophes
eux-mêmes étaient demeurés installés dans le nid d'aigle des
déistes, c'est-à-dire réduits au rôle de vigies nichées au
sommet des rochers d'un cosmos réputé "parlant", donc
signifiant, soit par la voix d'une idole omnisciente et
omnipotente, soit par celle de la matière elle-même, qui se
rendait éloquente par la seule magie de ses redites. Mais, à ce
titre, les aèdes de l'intelligible qu'enfanterait le
prévisible s'étaient tellement convaincus, in petto,
de ce que toutes les religions seraient nécessairement
profitables qu'ils ont réduit à une caricature leur connaissance
dite "révélée" des ultimes ressorts payants de notre espèce:
nous serions une masse d'animaux non seulement stupides, mais
féroces. Du coup, voyez comme ces bêtes seraient vouées à
s'égorger sans fin entre elles si le ciel ne leur avait fait la
grâce de les enchaîner à la foi! "Un prince qui aime la
religion et qui la craint, écrivait Montesquieu, est un
lion qui cède à la main qui le flatte ou à la voix qui l'apaise:
'celui qui craint la religion et qui la hait est comme les bêtes
sauvages qui mordent la chaîne qui les empêche de se jeter sur
ceux qui passent. Celui qui n'a point du tout de religion est
cet animal terrible qui ne sent sa liberté que lorsqu'il déchire
et qu'il dévore." Bref, les religions et la raison se
donnaient la main pour nous rentabiliser sous l'écusson de la
civilisation.
7 - L'
encens de la démocratie mondiale
Le monde moderne est à la fois moins damné et moins miraculé que
ne le pensaient les encyclopédistes: selon les dires de La
Fontaine, le "roi des animaux" n'a jamais été la bête déchaînée
de Montesquieu, mais bien davantage un Hercule de sa propre
sottise. Du coup, les règles de fonctionnement de notre boîte
osseuse reposent sur la sorte de mythologie de la parole que
profèrent nos sorciers du sens. C'est dire qu'une anthropologie
critique qui ne remonterait pas résolument aux documents
cérébraux éloquents qu'on appelle des théologies, c'est-à-dire
des cosmologies mythiques, ne saurait découvrir les secrets
psychiques qui ont enfanté le vocabulaire de la politique et de
l'histoire du genre simiohumain depuis les Pharaons. Aussi
a-t-on vu paraître une planète si heureusement mondialisée par
la piété démocratique qu'elle lève partout les yeux au ciel de
ses vocables et qu'elle joint en tous lieux les mains pour les
prières fleuries qu'elle jette par brassées à ses idéalités bien
habillées - mais cet étalage de dévotions seulement verbales n'a
d'autre fin que de détourner le regard de la masse des dévots du
pourrissement d'une ville d'un million et demi d'habitants, dont
le nom symbolique, Gaza, signifie Trésor. Laisserons-nous
indéchiffrable la putréfaction d'un messianisme devenu tout
vocal ou bien courrons-nous à bride abattue vers la religion
d'une liberté sans tête? Sinon, comment mettrions-nous en
lumière la mécanique théologique qui commande l'alliance de la
sainteté des mots de la piété démocratique avec la sauvagerie de
nos actes? Elle est bifide, la parole pseudo évangélique chargée
de cacher l'atrocité du spectacle à tous les regards. A ce
titre, le XXIe siècle nous ramène au XI siècle, en ce que ses
reptations langagières illustrent la solidité des liens qui se
tissent entre la faiblesse cérébrale du singe vocalisé et sa
théologie verbifique.
8 - Les
idéalités auto-sanctifiantes
La religion
panculturaliste est construite afin de nous rendre aveugles au
spectacle que présente l'histoire sanglante du monde. Cette
pieuvre nous appelle à fixer un regard mort sur les affamés de
Gaza. C'est dire que si notre globe oculaire ne bénéficiait pas
d'un recul d'anthropologues sur cette masse affamée, jamais nous
n'offrirons à Zeus le spectacle d'une planète en représentation
devant ses idéalités auto-sanctifiantes. Décidément, une
civilisation agenouillée devant ses dieux morts ne s'entretient
qu'avec son propre cadavre.
Mais si notre œil cérébral s'ouvrait, nous
nous demanderions comment notre espèce est devenue
inévitablement tartuffique et quelle est la généalogie de
l'animal schizoïde qui s'appelle Tartuffe. Cette bête étrange
serait-elle une gigantesque dépouille mortelle du genre humain,
un acteur symbolique de son propre trépas, l'effigie herculéenne
d'un Adam dichotomisé à l'école de ses patenôtres et de ses
potences? Le XXIe siècle se rendra pensant à la seule condition
qu'il apprenne à se colleter avec la question anthropologique de
Pascal: qu'est-ce que "faire l'ange", autrement dit, quel est
l'animal dont la sauvagerie spécifique porte le masque
tartuffique du séraphisme politique?
Mais alors, le multiculturalisme dévot sera
l'encens qui montera des autels d'une espèce née immolatrice.
Analysons en laboratoire l'arôme d'une religion sacrificielle.
Quelles sont les composantes chimiques du parfum de tous les
Tartuffe du monde ? On attend qu'un Hegel des senteurs de la
démocratie moderne monte en chaire à l'"Université libre de
Berlin".
9 - La
balance à peser le suicide
Je me demande bien sur quelle balance la Leitkultur - la
culture conductrice - qu'évoque l'Allemagne - pèse et soupèse la
politique et l'histoire ;
Voir -
Civilisation et raison, L'Europe des
dieux morts,
13 mars 2011
car si les
encyclopédistes français ont tenté d'assainir ou de purifier
l'éthique pseudo angélique et la dogmatique aux dents longues de
la religion trucidatoire qu'on appelle le catholicisme, aucun
d'entre eux n'est parvenu, pour autant, à faire progresser d'un
pouce la connaissance anthropologique du meurtre rémunéré des
sorciers de type simiohumain. La cause en est sans doute qu'il
est bien impossible, comme il est dit plus haut, d'examiner la
véritable nature de la dichotomie cérébrale qui régit les
masques sacrés qu'arbore cet animal si l'on néglige de se visser
à l'œil une loupe capable de déjouer les pièges d'une
distinction d'appariteurs entre les religions censées "vraies",
parce que supposées à la fois vertueuses et politiquement utiles
et celles qu'on proclamera culturellement acceptables au regard
des "valeurs de la civilisation démocratique".
Comment les religions dites "fausses" seraient-elles les seules
qu'il faille qualifier de superstitieuses si aucune religion ne
saurait se proclamer intellectuellement légitimée de se placer
sous le sceptre d'une culture dite "conductrice" ! C'est
dire que les louanges seulement culturelles portent
nécessairement et exclusivement sur la faculté inégale
qu'exercent telles ou telles formes du sacré de coller aux mœurs
et usages de la civilisation européenne actuelle. Mais si la
critique de la Leitkultur ne peut porter que sur
l'incapacité, jugée répréhensible, de telle mythologie de se
plier aux règles du ciel de tel endroit ou de tel autre, nous
retrouvons la politique acéphale des Romains sous Claude ou
Tibère, qui condamnaient les "dieux étrangers" qu'ils jugeaient
culturellement inassimilables au peuple des Quirites. Où
commencera donc et où s'arrêtera la "superstition" en général
si, faute de spectrographies du fonctionnement de notre boîte
osseuse scindée entre le routinier et le fantastique, nous
recourons aux services d'une anthropologie baptisée de
scientifique, avant l'heure alors que sa méthodologie se trouve
encore réduite à ignorer la nature même de la bipolarité
cérébrale des religions et des superstitions à la fois magiques
et semi animales, donc dichotomisées d'avance entre leurs
meurtres cultuels et leurs parfums?
10 - Les
suicides ascensionnels
Mais, encore une
fois, si le culturalisme européen est le masque odoriférant de
la volonté tartuffique d'une civilisation de se décérébrer,
serait-il également l'expression inconsciente des faux dévots,
qui voudraient remplacer leurs patenôtres refoulées par les
arômes de leur cécité semi volontaire, afin de sauver le meurtre
magique des origines, mais sans le dire et en le cachant
craintivement sous le tabernacle du supra nationalisme et du
fédéralisme européen? Car la timidité intellectuelle qui frappe
la semi-raison du nouvel humanisme a si bien étouffé l'ambition
scrutatrice des anthropologues de la trucidation sacrée que le
XXe siècle s'est trouvé aussi empêché d'entrer dans la postérité
iconoclaste des Darwin et des Freud que le XVIe siècle dans
celle des blasphèmes géographiques des Christophe Colomb et
astronomiques des Copernic.
Question: c'est pourquoi l'ethnologie et la sociologie
lénifiantes des XIXe et XXe siècles ont-elles capitulé devant un
panculturalisme frileux et effarouché, qui a rendu ces
disciplines strictement descriptives, donc aveugles, sourdes et
muettes, comme dirait un Al Ghazali d'aujourd'hui ? Réponse: en
raison de l'oubli, au sein d'un rationalisme superficiel, de ce
que, chez Platon déjà, une philosophie enfin digne de ce nom
était devenue tout entière une anthropologie critique, mais non
encore une pesée psychogénétique de l'encéphale d'une espèce
livrée à des tractations sacrificielles avec ses idoles, donc
mise à l'écoute de ses magiciens du verbe comprendre.
Exemple : Durkheim croira "expliquer" le suicide à l'école d'une
quantification des morts dont l'utilité sociologique se réduira
à mesurer la trame - serrée ou relâchée - des liens sociaux dans
lesquels se place le suicidaire; et il en conclura avec
intrépidité que la corrélation constatée entre le relâchement de
ces liens et le suicide serait "explicative". Mais la sociologie
construit le verbe expliquer à l' usage et convenance de
ses graphiques. Quelle platitude l'entraîne-t-elle à mettre
indistinctement les suicides à l'école d'une "cause"
généralissime et de choisir la plus évidente de toutes? Bien
sûr, le degré d'intégration du sujet à la société de son temps
est "causatif", au sens où les scolastiques qualifiaient en
résumé l'opium de "dormitif". A ce compte, Werther n'aura rien à
nous apprendre sur les ingrédients du suicide amoureux, non plus
que sur les immolations par le feu, ou sur le suicide
auto-sacrificiel, ou sur le suicide de Socrate - donc sur la
vocation oblative de la philosophie - ou sur le suicide des
martyrs, ou sur l'auto-immolation spirituelle. Car si
l'énumération des "causes" dites déclenchantes conduit à des
ingrédients observables dans les éprouvettes des théologies et
des cultures collectives, c'est qu'elles sont du ressort des
chimistes au petit pied du suicide, qui savent déjà ce qui est
"réel" et ce qui ne l'est pas, comme si les mystiques
n'embrassaient pas la seule "vie réelle" à leurs yeux!
Le vrai suicide, lui, est un moteur de la
vie ascensionnelle, donc réelle. C'est pourquoi les laborantins
de la condition simiohumaine n'ayant pas de balance du
qualitatif entre les mains, ne nous expliqueront jamais qu'il
soit autrement plus vivant de se donner à tuer que de se tuer de
ses propres mains. Comment une civilisation fondée sur le refus
de se regarder dans le miroir de ses suicidaires en altitude
féconderait-elle une raison "spirituelle", au sens de "respirante",
comment un humanisme privé d'accès au souffle nietzschéen, ou
christique, ou socratique, ou isaïaque du suicide des grands
donateurs connaîtrait-il une humanité des sommets et comment
comparerait-elle non les plaines, mais les pics? Mais si une
raison superficielle, étriquée et craintive nous interdit tout
accès à l'intelligence des éveilleurs, le pluriculturalisme
démocratique devient le principal instrument de notre
rapetissement.
11 - Brève histoire du suicide intellectuel chez les modernes
Sous Léon X, qui fera éditer un Tacite partiellement retrouvé
dans les décombres de la civilisation gréco-romaine, la
conversion d'une infime minorité du haut clergé à la philologie
et à la science historique de l'humanisme des déistes de
l'époque ne suffira pas à réconcilier avec les géants de la mort
une hiérarchie ecclésiale appelée à demeurer enfermée dans ses
rites et ses liturgies. Aussi, les schismes luthérien et
calviniste dont Erasme avait, disait-on "couvé les œufs"
s'en sont-ils trouvé accélérés non point sur les pistes des
suicidaires de haut vol, mais sur de médiocres chemins.
"Quand,
écrit Montesquieu, la religion chrétienne souffrit, il y a
deux siècles, ce malheureux partage qui la divisa en catholique
et en protestante, les peuples du nord embrassèrent la
protestante et ceux du midi gardèrent la catholique. C'est que
les peuples du nord ont et auront toujours un esprit
d'indépendance et de liberté que n'ont pas les peuples du midi
et qu'une religion qui n'a point de chef visible convient mieux
à l'indépendance du climat que celle qui en a un."(L'esprit
des lois, L. 24, chap.5 ) Mais qu'en est-il de l'autre
"indépendance", celle des illuminateurs de la "nuit du monde",
comme disent les mystiques?
Nous approchons
de la question hautement suicidaire de savoir comment le
panculturalisme plat que gère la Leitkultur européenne va s'y
prendre pour "penser", ne serait-ce qu'à mi pente, la politique
et l'histoire de la civilisation mondiale des vainqueurs de la
mort dont on trouve encore le souvenir dans nos dictionnaires.
Il est décisif de savoir si la rencontre de l'Occident avec
l'islam se fera dans les marécages des deux civilisations ou sur
leurs "Mont Carmel" respectifs. Car les vraies victoires sont
celles que les révolutions religieuses remportent sur des dogmes
obtus et que tout le monde avale en leur temps; et ces
révolutions sur les hauteurs débarquent également dans les
plaines de la politique et du statut des Etats.
Mais à quel niveau de profondeur le
protestantisme aurait-il pu ouvrir avec cinq siècles d'avance
les yeux de la raison occidentale sur le génie des voyageurs des
ténèbres et sur les esprits médiocres qui ont fondé la
philosophie récitative de l'Occident moyen ? Ni Luther, ni
Calvin ne furent des voyageurs abyssaux. Comment auraient-ils
fondé la philosophie occidentale sur le sacrifice du grand
suicidaire athénien? Si la Réforme avait été de taille à
abandonner le mythe stupéfactoire de la "révélation de la
vérité", qui ne se dessèchera qu'à l'heure de l'évolutionnisme
darwinien, l'héliocentrisme de Copernic aurait fourni aux deux
réformateurs un terreau cosmologique grand ouvert sur le vide.
Au lieu de cela, une Réforme embryonnairement dérélictionnelle a
seulement préparé la séparation rudimentaire et demeurée stérile
de 1905 entre deux politiques du tempoel aussi reptatives l'une
que l'autre, celle de la pastorale des Etats et celle de la
catéchèse des Eglises.
12 - La science politique dite " en tant que telle "
Mais que vont entreprendre l'Allemagne et la Grande Bretagne
dans l'ordre philosophique, donc "suicidaire"? Les Germains de
la Leitkultur ne sont plus des philosophes. Kant et
Schiller lisaient la Critique de la raison pure et
ils en discutaient passionnément entre eux. Ceux-là savaient
encore qu'il n'y a pas de connaissance en profondeur des grands
écrivains si l'on n'est pas un peseur de leur vision du monde et
de leur univers mental. L'université française ne comprend
goutte à Rabelais ou à Kafka - comment lire La colonie
pénitentiaire si l'on ne connaît pas l'anthropologue
pragois en son analyse de l'oscillation perpétuelle des sociétés
entre le couteau de l'autel et la putréfaction! Quant à
l'Université anglaise, elle a oublié de féconder les Locke et
les Hume, qui sont demeurés des apologistes des platitudes de la
raison pratique.
Et la France? Je ne vois que Pierre-Emmanuel Dauzat qui ait
compris en Jésus l'allumeur de génie de son propre suicide sur
les hauteurs et l'accusateur de son père, le grand tueur du ciel
qu'adorent les fanatiques d'une potence. Et pourtant, ce
titanesque défi à la médiocrité chrétienne se lit en filigrane
dans le petit dialogue de 1499 d'Erasme sur "la terreur et
le dégoût du Christ à l'heure de son immolation". Mais à
peine un divorce demeuré microscopique et superficiel entre un
Etat bovaryque et une scolastique ecclésiale qui ne l'est pas
moins avait-il été prononcé par les descendants abêtis de
Voltaire qu'une laïcité française décérébralisée a illustré une
panne philosophique et spirituelle dont la gigantesque
médiocrité domine encore le paysage intellectuel du XXIe siècle,
puisque, depuis 1904, le trépas du juridisme et du civisme
évidentiels dont la physique tridimensionnelle des sorciers de
la matière se trouvait naïvement compénétrée n'a affaibli en
rien la mise en scène du règne des lumières dites "naturelles"
héritées du Moyen Age. Qu' en est-il aujourd'hui de sa majesté,
le "sens commun" et de sa coction magique des routines du
cosmos?
La scission de faible calibre qui est apparue entre
l'infantilisme de la culture officielle d'une part - celle de la
classe dirigeante mondiale - et l'infantilisme de la science
politique des petits Tartuffe de l'idéalisme démocratique,
d'autre part, cette scission se réclame elle-même d'un hiatus
planétaire et encore indéchiffré entre une "raison" et une
"déraison" toutes deux demeurées démagogiques. L'une et l'autre
scolastique interdisent aux mages de la Leitkultur
européenne de seulement préciser ce qu'il faut entendre par la
science politique "en tant que telle", celle dont la sophistique
banalisée n'est précisément pas "suicidaire" pour un sou! Mais
alors, qu'en est-il des grands suicidaires d'une politique de
l'éthique, ceux qui ont mené de front le combat de la pensée
critique et de la cité administrative, ceux qui, à l'image
d'Isaïe, sont morts dans l'arène conjointe de leur raison
d'incendiaires et de leur biographie selon l'état-civil?
13 - La planétarisation de l'Essai sur la
servitude volontaire de La Boétie
Quel suc ou quel venin des prophètes faut-il introduire dans
l'intelligence humaine pour la rendre hautement suicidaire,
qu'est-ce qui élève l'intelligence visionnaire de Socrate au
génie du "suicide spirituel", quel recul nouveau de la raison
élève-t-il le globe oculaire à un autre regard sur la nuit et la
mort, quelle distanciation mortelle des encéphales
féconde-t-elle les voyants de la condition simiohumaine? Je ne
vois que Jaspers qui se soit colleté à bras le corps avec cette
haute question. Qu'on relise son célèbre essai sur le
Bouddha, Socrate, Jésus. Pourquoi ces trois-là n'ont-ils
rien écrit, se demande-t-il, alors que, sans eux, la philosophie
occidentale serait bureaucratique de la tête aux pieds? Comme
par hasard, ce regardant-là fut un médecin, un observateur
médical de l'enseignement professoral, un anthropologue-né, un
successeur de Nietzsche à l'Université de Bâle la protestante.
C'est que les anthropologues de la condition simio-humaine
observent les intelligences suicidaires à une autre échelle du
tragique que celle dont la Leitkultur aménage les
parcours. Socrate est une île, le Bouddha est une île, Jésus est
une île. Les grands philosophes du "spirituel" ont calqué leur
raison sacrificielle sur l'autonomie grandiose et mortelle des
insulaires et des suicidaires de génie. Kant est seul à regarder
sa propre boîte osseuse du dehors, ce qui stupéfiait Auguste
Comte, Descartes est seul à faire le ménage dans le fatras qui
ballotte la boîte osseuse de ses congénères depuis le Moyen Age,
Platon est seul à tenter d'introduire un outil nouveau, le
concept, dans la conque cérébrale d'Hippias mineur - mais le
Bouddha ou Socrate, ou Jésus sont seuls, eux aussi, à observer
de l'extérieur l'animal des rites et des sabbats. Comment
ceux-là ne sauraient-ils pas que si Dieu existait, il serait
calqué sur leur propre solitude cérébrale?
14 - Les saints athées
Il est un partage
des rôles en germe chez E. M. Cioran, celui d'une civilisation
mondiale placée entre la philosophie et feu la théologie.
Pendant des siècles, il est allé de soi que la "spiritualité",
comme on disait, avait partie liée avec le surnaturel, donc avec
la croyance magique en l'existence de plusieurs dieux ou d'un
seul. C'est pourquoi, du XVIIIe siècle à nos jours, la raison a
montré les dents aux dogmes et aux doctrines censés révélés par
une autorité chue des étoiles. Mais si "Dieu" n'existe que dans
les têtes capables d'enfanter un personnage imaginaire de ce
type, qu'en est-il de ces têtes-là? Quel est le cerveau capable
d'enfanter un Allah sur un tout autre modèle qu'Ulysse, don
Quichotte ou Hamlet? Si "Dieu" est l'insulaire suprême, comment
promulgue-t-il ses décrets et comment les dieux uniques se
suicident-ils?
La philosophie occidentale commence
d'observer l'encéphale et le psychisme des trois dieux uniques,
parce que si l'on ampute l'humanité de la capacité de quelques
spécimens de cette espèce d'enfanter des Célestes et de les
faire parler, on se prive de connaître l'histoire et la
politique réelles du genre humain. Certes, depuis les
encyclopédistes, il s'est voulu considérable, l'effort de la
raison commune d'éclairer le paysage des nations des feux de la
pensée communautaire. Mais, dans le même temps, l'étude
anthropologique de la "vie spirituelle" des saints a été
soustraite aux lumières de la connaissance rationnelle, et cela
à l'écoute du présupposé absurde, mais et qui régnait alors sans
partage, selon lequel la croyance en l'existence d'un "Dieu"
situé dans l'espace et séparé de la matière conditionnerait la
vie transcendantale de l'humanité. Et maintenant, voyons combien
la focalisation primaire du sacré sur un support
physico-mythologique collectif conduit à la cécité face aux
grands insulaires de la raison.
Car, de même que vous n'entrerez pas dans la
physique à quatre dimensions avec les instruments des
mathématiques tridimensionnelles à la main, vous ne percerez pas
les secrets des suicidaires du ciel avec le fardeau d' une idole
sur les épaules. Pourquoi saint Jean de la Croix, Me Eckhart et
même saint Thomas d'Aquin sont-ils morts en "athées", si je puis
dire, et pourquoi l'Eglise cache-t-elle soigneusement ce
"scandale -là aux fidèles, sinon parce que les saints
transcendent la divinité des théologiens de la politique et qu'à
ce titre, ils observent de loin et de haut les embarras
proprement politiques dans lesquels les Célestes se trouvent
empêtrés. Prenez le Dieu sauvage des chrétiens: les saints
savent que tous les dirigeants du monde doivent se faire aimer
afin de régner et se faire craindre afin de durer. D'où le
déchirement de l'humanité politique et de ses idoles entre des
récompenses célestes et des tortures atroces. Les grands saints
sont des anthropologues capables de radiographier les idoles qui
se cachent, les pauvresses, sous la cruauté de leur sainteté.
Mais alors quelle est la "vie spirituelle" des assassins des
idoles?
Décidément, c'est un champ nouveau et
immense qui s'ouvre aux explorateurs du "Connais-toi"
méta-socratique si "Dieu" se révèle un témoin tour à tour
grotesque et pathétique de l'assassinat politique qu'il lui faut
mettre en place - et cela, précisément, à la même école de la
solitude et du tragique que sa créature. Mettons ce personnage
en garde à vue, observons-le un instant dans ce miroir-là.
15 - Du bon usage anthropologique des idoles
Dès ses premiers pas, "Dieu" se révèlera un
handicapé politique plus tragiquement ligoté à des apories
insurmontables et immanentes à l'administration de la justice du
ciel que la créature n'est ficelée aux embarras de la justice
terrestre. Exemple : les humains ont réussi à séparer l'équité
de la vengeance au point d'avoir aboli la peine de mort. Mais
cet exploit a été grandement facilité et même conditionné par la
bienveillance de la nature, qui se substitue immanquablement au
bourreau ou à la guillotine et ne retarde que de quelques années
le châtiment des coupables. "Dieu", en revanche, est ce
malheureux qui ne dispose pas du couperet du trépas, ce despote
dont les bras s'alourdissent d'une nuée d'immortels, puisque la
vie éternelle, il l'a accordée à toutes les âmes, qu'elles
soient damnées ou élues. Que faire des meurtriers piétinants aux
portes du paradis si vous leur fermez les portes de l'enfer?
Allez-vous accueillir par millions les Caïns qui trépignent sur
le seuil du royaume des cieux? Et pourtant, comment renoncer à
les loger quelque part?
De plus, le
châtiment des humains, vous pouvez en confier la gestion à de
bons citoyens, tandis que "Dieu", lui, n'a pas de patriotes à
poster en gardiens à la tête de sa géhenne: ce sera au Diable,
donc au "prince du mal et du péché", qu'il lui appartiendra de
confier l'administration de son gigantesque empire carcéral.
Mais alors, quelle contradiction insoutenable que de punir au
nom de la sainteté de la justice et de remettre la cruauté des
châtiments entre les mains d'un tortionnaire en chef du cosmos !
Et puis, comment exorciser le tartuffisme divin si le père de
toute bonté et de toute charité se défausse sur un exécutant
qu'il cautionne expressément, mais sans réussir à se décharger
entièrement de sa responsabilité sur les épaules de son fondé de
pouvoir?
On voit combien
la connaissance des ultimes secrets politiques du genre
simiohumain se trouvera fécondée par la sainteté des recherches
de l'anthropologie athée de demain, puisque l'idole soulignera
en retour et comme à plaisir les traits de la condition
simiohumaine. Bien plus, le mythe même de l'immortalité d'un
"Dieu" immoral se changera en révélateur des pièges que lui tend
son éternité: le ciel se révèlera tellement damné qu'il aidera
ses saints anthropologues à clouer l'idole au pilori de sa
sauvagerie et de sa sottise. Jusqu'alors, l'homme plaçait sa
finitude sous le regard d'un "Dieu" supposé parfait; et voici
que, par un basculement de la sainteté de l'intelligence du côté
des grands profanateurs, l'homme pensant apprend l'éthique
véritable en observateur de l'immoralité de Dieu.
16 -
"Prendre la mesure de l'homme"
C'est dire que
les saints athées ne sont pas des mécréants: c'est à bien
observer leurs propres traits tels que l'idole les grossit dans
les nues qu'ils apprennent à connaître l'étendue de leur
infirmité; et plus ils s'abaissent au spectacle des hideurs de
"Dieu", plus ils aperçoivent leur minusculité de haut et de
loin, tellement leur lucidité se change en pain de leur
élévation et en vin de leur solitude. L'idole est le creuset
d'une espèce en devenir et le moule des métamorphoses promises à
des créatures contrefaites.
Un autre bénéfice encore découle de
l'extension du regard du singe parlant sur les ébauches de
l'homme qu'on appelle des idoles. Car la planète s'est
rapetissée au point qu'elle est devenue une école
d'apprentissage des radiographes des idoles. A quel moment, se
demandent les anthropologues du ciel, l'animal tueur se rend-il
spectaculaire dans le miroir de ses autels, à quel moment la
planète monte-t-elle tout entière sur les planches du théâtre de
"Satan"?A l'heure précise où notre astéroïde se présente en
réflecteur fidèle du monstre qui a enfanté un cosmos à l'usage
des infirmes. Mais pour cela, il fallait que l'effigie d'un
créateur difforme apparût en tous lieux comme le portrait
agrandi de la bancalité de sa créature.
Pour la première fois dans l'histoire du monde et de la
théologie, sa compagne, la concentration et la focalisation de
la silhouette du singe agenouillé fait de nous des meurtriers
panoptiques; et notre ubiquité même ferme toutes les sorties de
secours aux anciens théologiens du crime politique. Mais qu'en
est-il d'un "Dieu" des tueurs sacrés auquel sa créature interdit
maintenant d'exercer sa "sainte justice" sur les autels du
sacrifice à la mort? Qu'en est-il des exterminateurs du ciel et
de sa fausse justice? Nous voici au cœur du pourrissoir de la
piété. Nous étions livrés à l'idole que nous chargions de
détourner "saintement" nos regards du meurtre qui rassemblait
nos couteaux et devant lequel nous nous prosternons en prières.
Et voici que l'"enfer" de l'idole est devenu le furoncle,
l'abcès ou le cancer devant lequel nous brandissions l'inutile
exorcisme d'une potence salvatrice. C'est pourquoi Jaspers voit
dans le Bouddha, Socrate ou Jésus "ceux qui ont pris la
mesure de l'homme", ce fieffé acheteur de son éternité à
l'école de son sang.
17 - Le regard de " Dieu "
L'inculture
anthropologique et philosophique dont souffre la classe
dirigeante de la démocratie mondiale d'aujourd'hui a cessé
depuis belle lurette de concerner l'endroit de la voûte céleste
où la théologie du Moyen Age plaçait un soleil voyageur: il
s'agit maintenant, pour les sciences humaines à venir, de
conquérir un regard de l'extérieur sur la promenade
inconsciemment "théologique" de la science politique des
négociateurs de leur mort. Les malheureux se croyaient
autonomes, alors qu'ils avaient seulement sacralisé leurs
idéalités et idolâtré leurs abstractions. Mais, grâce à la
faculté rarissime dont jouissent quelques spécimens seulement de
notre espèce - leur encéphale les contraint de placer les idoles
des singes sous la lentille des microscopes du ciel - il n'y a
plus d'intelligibilité du politique simiohumain en profondeur si
vous ne vous procurez le globe oculaire qui verra les autels et
les dieux du dehors . Aussi le trépas des idoles simiohumaines
permet-il précisément d'observer à la loupe le cerveau collectif
de l'animal "saintement" meurtrier.
Observez au
télescope la lente marche de l'humanité vers sa solitude,
observez au microscope les nouveaux habitants de l'univers.
L'effigie de leur divinité vermoulue les frappe de stupeur: la
voici éjectée de la géométrie d'Euclide, la voici embaumée dans
le sarcophage du cosmos tridimensionnel.
18 - Les
zoologues de " Dieu "
Autre conquête du regard sur la grandeur et la minusculité de
"Dieu": c'était encore bien naïvement que Montesquieu écrivait:
"Je ne suis pas théologien, je suis un écrivain politique",
comme si la théologie d'autrefois n'avait pas illustré le
discours politique originel des idoles, celui dont la candeur
servait de masque à toutes les sociétés simiohumaines, celui que
les Etats primitifs hissaient au rang de sceptre de la
gouvernance du monde, celui dont les civilisations et les
nations du temps jadis circonscrivaient et diffusaient
l'autorité, celui qui prédéfinissait et qui légitimait l'éthique
tartuffique sous-jacente à tous les "ordres publics" de type
semi-zoologique. Et le "spirituel", où va-t-il loger le regard
qu'il portera sur l'idole que vous savez? A quelle logique de
l'intelligence des grands suicidaires va-t-il obéir ? Il était
illogique, dit la logique spirituelle, de réfuter la sotte
croyance en l'existence de Zeus et de tous les dieux, puis de
s'arrêter pile et tout saisi d'effroi devant la porte qu'on
avait pourtant ouverte à deux battants. Qu'en est-il de la
crainte de s'engouffrer dans la brèche du silence et de la nuit?
Puisque nous savons maintenant que nos idoles étaient des
personnages politiques par nature et par définition et puisque
la connaissance anthropologique de leur statut ressortit
désormais et nécessairement à une science zoologues des trois
"Dieu" uniques et de leur ciel, il est urgent de nous demander
pourquoi, depuis le paléolithique, les descendants erratiques
d'un primate à fourrure invitaient obstinément des personnages
mentaux à leur servir de fixatifs cérébraux et surtout pourquoi
ils croyaient dur comme fer à leurs inventions collectives, et
cela au point de se prosterner, un couteau à la main, devant
elles. Cette question à la fois béante et sans cesse refermée
remonte à un assassiné fort aromatique, un certain Isaïe. Ce
spectre-là nous encourage à découvrir l'arrière-pays des
anthropologues du sacré, ce spectre-là conduit l'humanisme
mondial sur les chemins insulaires et suicidaires qui attendent
les psychanalystes politiques des idoles. Montesquieu, encore
lui, écrit qu'il est plus important de savoir si une religion
adoucit les mœurs que de se demander si elle est "vraie" -
c'est-à-dire "révélée". Hélas, une gouvernance de la mort qui
s'interroge aussi peu sur le sens des verbes exister,
expliquer et comprendre que les théologiens du Moyen
Age ne saurait nous enseigner les ultimes secrets de notre
espèce.
Et pourtant,
l'Europe politique conserve une chance de se donner un destin
dans le royaume de l'intelligence, une chance de se poser à
nouveaux frais, non point la question de Descartes, qui croyait
"exister" parce qu'il "pensait", mais celle que Socrate donnait
à respirer à Théétète: "Qui serais-tu, si tu pensais?"
Post-scriptum
Mes réflexions de
la semaine dernière sur les centrales à vapeur m'ont valu des
observations dont il ressort que le progrès technique n'est pas
moins tributaire de l'état d'esprit d'une époque que la
réflexion philosophique sur les mythes religieux. Si un Athénien
s'était avisé de démontrer l'inexistence des dieux de l'Olympe
au peuple rassemblé sur l'agora, il aurait été menacé de mort,
parce qu'un sûr instinct politique aurait motivé la fureur
populaire: il était absurde aux yeux des citoyens, de s'imaginer
que le cosmos ne serait dirigé par personne. C'est pourquoi les
Célestes antiques n'ont péri qu'au profit d'un nouveau
commandant en chef et administrateur général de l'univers.
De nos jours, l'instinct de conservation a
seulement changé de tournure: il serait traumatisant de
découvrir que le progrès scientifique dont nous sommes si fiers
se fonde sur un accord politico-économique caché sous le
tabernacle de la démocratie et qu'il s'agit, en tout premier
lieu, de s'assurer de gigantesques profits: les centrales à
vapeur ne sont pas encore intronisées comme des sources de
titanesques bénéfices à venir, mais comme une régression future
du marché financier et même comme une catastrophe boursière.
C'est pourquoi le
drame de Fukushima au Japon a aussitôt provoqué l'annonce d'une
hausse prochaine de 30% du prix de l'électricité à la charge des
ménages, parce que le retour aux moulins à vent est hors de prix
et l'énergie solaire aléatoire, tandis que les centrales à
vapeur ont le tort de produire du courant quasi gratuitement.
Et pourtant, les ingénieurs auraient du pain sur la planche pour
longtemps, parce que la production de l'électricité par la
vapeur mise sous pression par l'eau chauffée au fer rouge - si
je puis dire - n'obéirait pas au modèle des turbines des
barrages. Une usine hydro-électrique qui utiliserait la pression
de l'eau de mer à quatre mille mètres de profondeur ne
disposerait que de 400 kgs au centimètre carré, tandis qu'une
résistance à l'éclatement bien plus grande des cuves des usines
à vapeur ouvrirait un horizon entièrement nouveau à la
production de l'énergie bon marché.
J'exposerai de
temps à autre des arguments anthropologiques qui n'auront pas à
consolider une vérité scientifique évidente et irréfutable, mais
seulement à vaincre des obstacles psychobiologiques, tellement
la résistance subjective de l'industrie mondiale actuelle au
progrès économique a pris la place des indignations théologiques
en armes d'autrefois face à l'impertinence de la critique
rationnelle des mythes religieux. !