On comprend qu'une si grande mutation du
regard que nos sciences prématurément
qualifiées d'humaines portent sur notre
devenir fournisse à notre future
anthropologie critique quelques cases de
l'échiquier épistémologique dont Darwin
ne pouvait disposer il y a un siècle et
demi. Nous sommes désormais en
apprentissage de l'endroit précis d'où
l'homme à venir portera un regard
plongeant sur l'animal mythique qui
prétendait nous avoir créés. Bien plus :
nous commençons de radiographier la bête
politique suprême que nous avions
colloquée dans le ciel et dont notre
aveuglement avait fait notre idole.
Voyons de plus près les rudiments d'une
initiation à la connaissance de
l'intelligence propre à une espèce
désormais privée de contrefort bavard
dans l'immensité et condamnée par le
vide qu'elle habite à se construire à
grands frais des signifiants
désespérément scindés entre le réel et
le rêve.
Le
lecteur de ce site sait que, depuis
vingt et un semestres maintenant, je
tente d'inquiéter la science historique
et de tourmenter la géopolitique à force
de leur tendre un miroir dans lequel
leur problématique et leur méthodologie
conquerraient un espace trans-événementiel;
car l'anthropologie traditionnelle ne
dispose ni d'une connaissance distanciée
des mythes religieux, ni du recul d'une
généalogie critique de l'histoire de
l'encéphale actuel de l'humanité, ni de
spectrographies de la notion même de
raison, donc d'un regard soupçonneux sur
le guide de l'entendement et des
jugements du singe-homme, que j'appelle
le simianthrope ou le
pithécanthrope. Pour l'instant, il
n'existe qu'une seule institution dont
l'ambition se veut parallèle à celle de
mon anthropologie critique, donc
philosophique et qui entende aboutir à
une réflexion de fond sur les prises de
vue successives de sa spécificité
cérébrale que notre espèce a élaborées -
à savoir l'Institut Max Planck de
Leipzig.
Mais mon
illustre interlocuteur allemand
n'élabore encore qu'une "anthropologie
évolutionniste" ambiguë, en ce
qu'elle se situera sur deux terrains
méthodologiques censés se confondre,
alors qu'il s'agit de les féconder côte
à côte à l'école d'une réflexion
proprement anthropologique dont la
notion de synthèse intellectuelle
ferait l'objet: d'une part, l'ambition
originelle des Germains de rassembler
les documents matériels qui témoignent
de la continuité des métamorphoses
profitables de l'ossature du successeur
de l'anthropopithèque demeure évidemment
indispensable, de l'autre, une
anthropologie d'outre-Rhin déjà
qualifiée d'"évolutionniste" renvoie
nécessairement à un sens dédoublé et
demeuré imprécis du terme d'évolution:
car la méthodologie à laquelle mon
anthropologie philosophique fait appel
évolue elle-même dans une interprétation
que je voudrais heuristique de
l'échiquier sur lequel il convient de
placer l'histoire de notre squelette, et
ce type de labour du champ
épistémologique toujours en gestation de
l'évolutionnisme porte essentiellement
sur la problématique nécessairement
provisoire qui sous-tend une observation
en devenir par définition: on étudie
aussi superficiellement l'évolution des
grilles de lectures d'une discipline
scientifique à partir d'une assise
acéphale et qui nous serait fournie
d'avance qu'on n'étudie sérieusement les
théologies sur le fondement doctrinal
présupposé immuable d'une orthodoxie
révélée. Quels sont les changements de
perspective, donc de globe oculaire qui
ont commandé les décodages du phénomène
de l'évolution depuis 1859? Auguste
Comte demandait au kantisme si nous
pouvons observer les mutations de notre
cerveau du dehors.
2 - Le
premier homme-singe
Or, en
2008, les paléo anthropologues
sud-africains ont découvert dans la
grotte de Maliba un fossile qui nous
montre enfin le chemin qu'il faudra
suivre pour passer du décryptage d'une
anthropologie du constat dont le mutisme
nous apprenait seulement que le
squelette de notre espèce se modifie
sous la poigne du temps, à l'élaboration
d'une anthropologie plus loquace et qui
se voudrait une lectrice "avertie"
du sens des réseaux théoriques ambitieux
de déchiffrer ce prodige de la nature,
donc attentive à mettre sur pied une
raison capable de peser la portée et la
qualité de l'histoire du développement
progressif de notre boîte osseuse. Il
s'agit de la découverte du premier
homme-singe, l'australopithecus
Sediba, qui nous fournit enfin un
maillon précieux entre deux bêtes aussi
éphémères l'une que l'autre: l'animal
semi humain d'un côté - le lecteur de ce
site le connaît depuis 2001 sous les
néologismes de simianthrope et de
pithécanthrope (voir mon
Une histoire de l'intelligence,
Fayard 1986) et l'animal contemporain de
l'autre. Le Sediba demeure un
semi-quadrupède en ce que son talon est
demeuré celui du singe, alors que sa
cheville est devenue celle d'un homme.
De plus, sa main s'arme d'un pouce un
peu plus court que le nôtre, mais qui le
rend capable de fabriquer des objets,
tandis que son cerveau transitoire, d'un
cubage de quatre cent vingt centimètres
cubes seulement, possède le renflement
pariétal gauche qui permettra à ses
descendants trans-hurleurs de se doter
d'un langage délicieusement modulé.
Un cube de neurones de sept centimètres
et quarante neuf centièmes de côté,
voilà la minuscule machinerie cogitante
qui conduira à "l'énorme masse de
cervelle" qui stupéfiera les peseurs de
la boîte osseuse de Pascal quelque deux
millions d'années plus tard. Comment
rendre intelligible une épopée osseuse
de ce genre si nous ne possédons ni le
gouvernail, ni la carte marine dont le
navigateur, c'est-à-dire la nature,
s'est servie et si n'avons recueilli que
quelques bouées éparses dans son
sillage?
Difficile séquence filmique: bien que
cette découverte remonte à 2008, comme
il est dit plus haut, elle n'a été
exposée qu'aujourd'hui aux rayons du
synchrotron le plus puissant du monde,
celui de Grenoble, qui a démontré que ce
fossile remonte à deux millions d'années
seulement, donc à un million de
girations de moins de notre astéroïde
autour du soleil que l'os frontal de
Lucy.
3 - L'australopithecus
Sédiba et la philosophie
Plus de
sept mille biologistes moléculaires,
paléo-anthropologues, pharmacologues,
géophysiciens, historiens de l'art, mais
aucun philosophe sont accourus à
Grenoble depuis la parution de cinq
articles que la célèbre revue
Science a consacrés à ce jeune
homme de treize ans, mais déjà un
homme.. C'est que l' anthropologie
mondiale semble avoir tout de suite
compris que des douzaines de carrières
scientifiques d'un type inédit se
fonderont sur les interprétations à
venir du fossile le plus
extraordinairement conservé et le plus
polyvalent qui ait jamais été découvert.
Pourquoi cet engouement universel ?
Parce qu'il s'agit du premier
rendez-vous physique de l'anthropologie
critique moderne avec une philosophie en
mesure d'interpréter la dissymétrie
grandissante entre les deux lobes
cérébraux qu'illustre ce fossile, ce qui
confirme mon hypothèse selon laquelle le
développement du langage a conduit à une
spécialisation sans cesse accrue des
deux hémisphères de notre boîte
crânienne. La question centrale que
soulève l'australopithecus Sediba n'est
donc autre que celle dont la philosophie
traite depuis Platon, mais la religion
depuis le paléolithique. Car si le
langage a enfanté le surréel et le
surnaturel et si la parole est le maître
d'armes qui a divisé l'intelligence en
germe du simianthrope entre les fruits
abondants de ses mythologies, d'une
part, et une réalité physique
énigmatique, d'autre part, le sens de
notre évolution cérébrale nous serait-il
suggéré par une pesée de la schizoïdie
qui caractérise nos scanners
anthropologiques évolutifs?
Dans ce
cas, quelle révolution des méthodes qui
commandaient les radiographies
incertaines de l'histoire de la
philosophie! Car, depuis Socrate, les
philosophes observent et pèsent le crâne
de l'humanité ; et maintenant on leur
apporte le premier crâne semi-humain, et
maintenant la philosophie d'école est
aux abois, elle qui n'avait jamais jeté
un coup d'œil au petit cube de neurones
décrit ci-dessus, et maintenant les
scolastiques de tous bords et de tout
acabit se tordent de douleur sur le
grill de la question de Socrate, celle
de savoir sur quelle balance peser
l'animal. Sediba signifie la
source en langue sotho. Cette source
frappe d'excommunication majeure les
philosophes qui se sont écartés de la
piste qui va de Socrate à Nietzsche en
passant par Descartes, Kant et Hume et
qui se sont égarés à décrypter les
rouages du cosmos aux côtés des
physiciens, au lieu d'observer leur
propre logiciel.
4 - La parole et
les croyances
Que nous enseigne ce fil d'Ariane?
Depuis l'apparition du chaînon absent
entre l'australopithèque et le Sediba,
notre espèce se trouve diversement
livrée à des engrenages cérébraux que
nous appelons des croyances, de sorte
que nos congénères se partagent entre
les spécimens au jugement desquels le
"vrai" serait invisible à nos yeux de
chair, donc transcendant au monde
physique dont témoignent nos sens et les
sujets qui soutiennent que seul
l'observable et le tangible nous
fourniraient des connaissances
certaines. Mais ni l'un, ni l'autre type
d'interrogateurs ne distingue encore
clairement la certitude portant sur des
faits de la certitude portant sur des
signifiants.
Lee
Berger, le découvreur de l'animal en
voyage entre le quadrupède et le bipède,
ignore si le singe dichotomisé parlait
déjà. Bien que nos satellites
d'observation aient permis de localiser
cinq cents grottes à explorer à l'ouest
de Johannesburg, nous ne possédons
encore que trois hommes originels de
plus que le célèbre australopithecus
Sediba. Peut-être saurons-nous un
jour si ce primate respirait dans
l'univers des convictions qu'enfantent
des sons et du sens confondus et qui
caractérisent le langage sommital et
hyper sélectionné des poètes. Mais peu
importe: d'ores et déjà le Sediba
donne un puissant élan à l'anthropologie
critique et philosophique mondiale -
bis repetita placent - parce qu'il
devient enfin possible de donner toute
sa portée anthropologique à la
spectrographie du fonctionnement
psychique du langage censé accoucher ou
non du monde physique dans les esprits -
on sait que des univers mentaux
entièrement fantasmés parviennent à se
substituer au monde matériel et à lever
des armées de piques, de lances et de
hallebardes en leur nom. Quel est donc
le rôle politique et guerrier que joue
désormais - et au cœur de la
géopolitique contemporaine - la parole
mythifiée par le relais glorieux de
l'écriture ? Décidément, Sediba
se soude sous nos yeux à la science
historique du XXIe siècle.
5 - Le langage et
les sorciers
A l'origine, ce sont
le droit et le sacré qui ont servi de
réceptacles en quelque sorte naturels à
la magie selon laquelle le langage que
sécrète l'hémisphère gauche du singe
locuteur exercerait des effets
mécaniques mesurables et enregistrables
à l'école de l'expérience. En droit
romain, des formules apprises et
récitées par cœur validaient les
contrats, à la condition expresse
qu'elles fussent prononcées avec une
exactitude syllabique, faute de quoi la
transaction se trouvait frappée de
nullité. Mais, visiblement, les
liturgies religieuses avaient précédé la
sacralisation d'une gestuelle
légiférante coulée dans le moule
immuable d'un formalisme juridique dicté
par les dieux. L'idole voulait entendre
mot à mot le postulant ou le quémandeur;
et c'était respecter l'autorité et la
puissance de leur ciel que de se
soumettre aux règles de la politesse
inscrites dans les dévotions et les
prières minutieusement formalisées dont
Jupiter, Osiris ou les esprits répandus
dans l'étendue étaient demandeurs.
Puis
l'écriture a joué le rôle d'un support
matériel des courtoisies du langage. Du
coup, le domicile de l'idole a pu passer
des murailles de son temple à la
forteresse d'un graphisme qui
substantifiait et rendait immémoriaux
les vocables désormais dotés de contours
pétrifiés et soustraits, par leur
effigie immuable, à l'énonciation
fragile et changeante des bavards. Enfin
la parole du ciel s'est trouvée armée de
la capacité originelle des greffiers
d'agir à distance sur la matière
elle-même. Au XVIe siècle, le grand
juriste bâlois, Boniface Amerbach
demande son avis et son secours à
Erasme, réfugié à Fribourg : la ville
venait de basculer dans le rationalisme
protestant. En conséquence elle demande
aux catholiques de sens rassis et qui
occupent des fonctions officielles ou du
moins estimables dans une cité désormais
vouée aux victoires de l'intelligence de
renoncer au mythe, devenu irresponsable
dans l'ordre politique, selon lequel le
pain et le vin de la messe changeraient
stupidement de molécules à l'écoute de
la parole des prêtres. Amerbach est
affolé: comment douterait-il des paroles
du Christ rapportées par écrit et qui
lui font dire en toutes lettres: "Ceci
est mon corps" - peut-être
montra-t-il du doigt le pain qu'il
mangeait - et "Ceci est mon sang"
pour nommer le vin qu'il buvait?
On voit
que, plus de deux millénaires après
Homère, qui faisait lucidement
fonctionner le langage figuré et la
métaphore, l'encéphale du simianthrope a
pu retomber massivement et durablement
dans la sorcellerie selon laquelle le
langage exercerait une action physique
et à distance sur la matière. Bien plus,
pendant des siècles, le Moyen Age a fait
vivre l'anthropopithecus loquens
dans un cosmos régi du matin au soir par
une théologie impérieusement
substantificatrice - et l'on sait que
l'Eglise catholique d'aujourd'hui valide
encore expressément les chapitres de
saint Thomas d'Aquin consacrés à la
description des corps éternels et aux
récits qui vous racontent par le menu la
vie quotidienne des ressuscités
transportés en chair et en os au
paradis.
6 - De
l'apparition du conteur
On voit
que la découverte de Lee Berger
bouleverse la réflexion anthropologique
contemporaine jusque dans ses
fondements, et cela nullement parce que
l'existence du singe-homme serait
demeurée douteuse depuis Darwin, mais
parce qu'il fallait disposer d'un
spécimen en mesure de nous mettre la
transition physique d'une espèce à une
autre sous les yeux. Nous sommes donc
enfin autorisés à poser les questions de
fond que les sciences humaines ne
pouvaient soulever avant qu'elles n'y
fussent contraintes par des preuves
de visu: si vous placez sous les
rayons Röntgen du synchrotron de
Grenoble un cerveau intermédiaire, donc
passager entre celui du singe accompli
et celui du singe modifié, comment ne
vous poseriez-vous pas la question
philosophique des relations que la
parole entretient avec les verbes
expliquer et comprendre? Où
nous conduit-elle, la bipolarité
cérébrale d'une espèce scindée de
naissance entre deux encéphales
sonorisés à une double école et dont les
jugements reposent sur la dichotomie
originelle et énigmatique d'une cervelle
divisée entre les mots et les choses?
Comment l'identité réelle, donc mentale
du singe parlant a-t-elle été enfantée
par la parole, comment le discours
s'est-il ancré dès l'origine dans des
mondes irréels et fabuleux?
Pour le comprendre,
il faut observer comment la vie
cérébralisée du simianthrope est née du
glissement de la parole au récit
signifiant et comment l'illustration
narrative a servi d'outil à la
mythologie au point que le conteur ou le
récitant se sont révélés les instruments
de la victoire de la bête devenue
locutrice sur l'espace et le temps
eux-mêmes.
7 - Une
phénoménologie existentielle de la
naissance de la littérature
Les évènements coulent et
s'entrecroisent en une pluie universelle
et incontrôlable, les évènements
sautillent ou s'étendent à l'infini, les
évènements nous accablent d'une ubiquité
insaisissable, les évènements se jouent
du rythme régulier de nos horloges, les
évènements bondissent d'un endroit à
l'autre au mépris de toute chronologie
mesurable - ce soir, je raconterai ma
journée à la horde, ce soir la durée
changera de cadence dans la caverne, ce
soir le temps se rapetissera, se
rabougrira, se ratatinera ou enflera à
l'écoute de ma voix - ce soir ma parole
maîtrisera l'immensité.
Et l'espace, voyez comme il va suivre le
chemin dicté par mon récit! D'abord, je
mets les évènements en file d'attente;
ensuite, je leur donne tels contours et
tels angles, tels coloris, telles
résonnances, et voyez comme mes
congénères sont devenus attentifs, voyez
comme ils entrent dans un univers plus
vrai que l'autre, voyez comme le monde
se glisse pas à pas dans les signes que
ma bouche et les intonations contrôlées
de ma voix lui imposent. Et maintenant,
mes frères inférieurs sont sortis du
chaos, et maintenant les évènements
viennent se ranger docilement à la place
que je leur ai assignée dans la grotte,
et maintenant, le monde se change en un
tissu odorant et sonore. J'ai soumis la
nuit et le jour aux orgues du tragique
et aux gambades du rire.
8 - La parole
créatrice
En vérité, le récit, c'est l'histoire
domptée; mais voyez comme la durée va
prendre sa revanche et me dompter en
retour. Me voici placé, moi aussi, sous
le sceptre du langage et soumis à la
férule des mots. Quels sont ces mondes
angoissants vers lesquels ma voix ne
cesse de m'entraîner? Voici que mon
récit déménage et qu'il va se loger hors
de mon corps; et pourtant, il habite mon
cœur, ma tête, mes poumons et ma gorge.
Voici que j'habite ma voix et que ma
voix vient habiter mes congénères
fascinés, éblouis, subjugués. Comment se
fait-il que nous habitons à la fois
ailleurs et au plus profond de nos
entrailles, comment se fait-il que le
chapelet des évènements et des jours se
range docilement dans le royaume
lointain, étincelant et souverain où
nous sommes domiciliés, mais seulement
de passage?
Demain
la chasse m'attend, demain l'auroch
absent guettera son clouage sur les
parois de ma grotte, demain l'espace et
le temps seront à reconquérir à l'école
de ma voix, demain mon récit rassemblera
de nouveau le troupeau obéissant des
évènements. Comment se fait-il que ma
narration me monte aux lèvres, comment
se fait-il qu'elle me soit livrée en
retour par mes congénères rassemblés
dans l'attente et dans l'écoute du
royaume dont ils sont habités? Y
aurait-il quelqu'un derrière ces décors?
Et si je faisais parler l'ailleurs
qui me dicte mon récit? Si je plaçais à
mes côtés le locuteur que j'habite et
dont je suis habité? Peut-être le temps
et l'espace encore en désordre et qui se
pressent au dehors viendront-ils parler
à ces parois et nous raconter la lune,
le soleil et tout le peuple des étoiles?
Et si le récitant qui se cache dans la
nuit se montrait en plein jour, nous
dirait-il qui nous sommes et quel est
notre véritable habitat?
9 - Et nous ?
Cessons un instant de faire parler notre
conteur dans la caverne de Maliba. S'il
franchissait en un éclair les deux
millions d'années de tournoiement de
notre toupie qui nous séparent de ce
maître de la "température littéraire",
comme disait Mauriac, serait-il dépaysé
par nos récits à nous, alors que, des
siens, il disait qu'ils étaient le cœur
du monde, la clé de la tension des
vivants, les porteurs de la vérité des
âmes? Son génie se montrerait-il dépassé
par celui de nos grands narrateurs?
Vérification faite,
nous nous racontons encore la même
histoire que lui, nous demeurons placés
sur les bancs de la même école où nos
poètes nous chantent notre aventure sur
la terre et dans le royaume de nos
songes - nous nous ancrons dans un monde
onirique, irréel et fabuleux. Simenon:
"La pluie tombait à torrents, une pluie
d'été longue et fluide qui traçait des
hachures claires dans la nuit. Il
faisait bon, un peu lourd, dans la vaste
caverne."
10 - Israël
Voyez Israël: toute la politique
contemporaine au Moyen Orient illustre à
quel point la géopolitique du XXIe
siècle redécouvre les vertus
"explicatives" du récit biblique. Qu'en
est-il de ce moteur à la fois physique
et fabuleux du compréhensible, qu'en
est-il de la caverne qu'occupe ce peuple
mythologique de la tête aux pieds et qui
court droit devant lui sans seulement
apercevoir le paysage réel du monde qui
l'entoure? Si ses signifiants sacrés
disparaissaient de la mémoire du monde,
il n'y a aucune raison de croire que le
type de simianthropes qui se forge
l'intelligible sur l'enclume d'une terre
sacralisée et d'une histoire
mythologisée disparaîtrait avec eux,
tellement l'encéphale biphasé de notre
espèce a pris l'élan de ses récitatifs
oniriques il y a deux millions d'années
chez un australopithèque narrateur. Du
reste, comme se le disent sans doute les
uns aux autres les chercheurs de
l'Institut Max Planck de Leipzig,
l'évidence s'impose à notre génération
que notre espèce n'évolue pas seulement
sous la contrainte de notre lente et
mystérieuse adaptation physique aux
modifications de notre environnement
naturel, mais bien davantage à l'école
des mutations de nos vocalises toujours
mystérieusement téléguidées par des
conditions extérieures mécaniquement
contraignantes.
Du coup,
l'anthropologie interprétative, donc
expliquante, qu'impose la découverte du
Sediba est celle qui
s'interrogera sur la manière dont le
singe chanteur orchestre sa
compréhension mythique du monde. Car sa
voix donne son souffle au récit dans un
univers dont les arpèges enfantent des
signifiants inspirés par le fantastique.
J'ai observé plus haut que cette
généalogie du tissu du sens s'est donné
les relais du droit civil et des dieux
pour berceaux et que l'identité
politico-musicale actuelle d'Israël
illustre l'étoffe primordiale et
immuable du récit sacré des origines.
11 -
La nature profératrice
Un
peuple alphabétisé depuis trois
millénaires dans son antre fera-t-il
retentir la caverne des notes d'une
humanité assujettie à des Pythies
seulement matérielles - statues,
montagnes sacrées, caveaux funéraires,
amulettes, cierges, crucifix - ou bien
brandira-t-il des totems vocaux
somptueux? Un historien de la Révolution
française, Mercier, raconte une tempête
dans l'univers des signes et des
signaux: "i>Les reliques de saint
Geneviève furent brûlées en place de
Grève, parce qu'elles avaient contribué
à faire bouillir la marmite des rois
fainéants (…). On jetait saints de bois,
missels, bréviaires, heures de sainte
Brigitte, Ancien et Nouveau Testaments
dans des bûchers dont la flamme montait
jusqu'au deuxième étage des maisons. (…)
Ici, des mulets chargés de croix, de
chandeliers, de bénitiers, d'encensoirs,
de goupillons; là les sectateurs du
nouveau culte assis à califourchon sur
des ânes en chasubles les guidaient avec
des étoles et s'arrêtaient à la porte
des cabaretiers qui leur versaient à
boire dans des vases enlevés aux autels."
Des oracles devenus abstraits et
élégamment gravés avec des plumes d'oie
sur de coûteux parchemins sont-ils plus
heuristiques que des oracles sacralisés
par leur graphisme et devant lesquels
s'agenouillaient nos ancêtres? Les tests
censés peser le quotient intellectuel de
l'humanité seraient-ils préconstruits à
leur tour sur des modèles cérébraux
conçus afin de vérifier leur langage à
tous coups?
Il
existe des tomes d'écrits censés vous
démontrer l'existence inégalement
vaporisée de tel Dieu ou de tel autre,
mais tous attentifs à se tenir en
suspension dans l'espace, il existe des
"preuves expérimentales&" à
déposer sur des balances dont les
plateaux démontreraient que les routines
aveugles de la matière cosmique
légaliseraient un cosmos à juridifier et
que toute la routine des choses serait
euclidienne, donc au service de la
logique dont les habitudes des atomes
sont supposées véhiculer les verdicts et
la magistrature. Mais quels sont les
ressorts cérébraux du Sediba qui
chargent les coutumes de la nature de
prononcer les jugements des tribunaux du
signifiant? Le concept est un outil
simiohumain; mais l'auroch peint sur les
parois des cavernes n'était déjà plus
l'animal que le chasseur rencontrait
dans la nature : c'était un auroch
surréel, téléguidé, emblématique,
métaphorique, figuré et sacralisé, en un
mot, une bête oraculaire, elle aussi,
donc porteuse, à ce titre, de la voix et
de la parole du premier poète de la
horde.
12 - Sediba
aujourd'hui
On voit
que la découverte du ediba ouvre la
paléontologie à une généalogie critique
du savoir semi animal d'hier et de tous
les temps. Quels sont les présupposés
latents et largement inconscients dont
se nourrit sa majesté, la vérité ? On a
gravé sur les banderoles que ce
personnage fait flotter dans les airs le
spectre du signifiant suprême, mais il
n'est pas de signifiant qui ne serve
d'écriteau à un désir, une ambition, une
volonté, une folie de l'humanité. Pour
percer ces mystères, il faut apprendre à
placer sous les rayons du synchrotron de
Grenoble l'urne osseuse de nos Sediba
les plus récents, les Platon, les Kant,
les Descartes, les Spinoza et observer
comment s'était construit l'oracle focal
que ces "sources" faisaient parler et
qu'elles appelaient la vérité.
La
première leçon de la grotte de Maliba
est la suivante: toute découverte
scientifique ou philosophique découle de
la dénonciation d'une faute de logique
élémentaire et demeurée inaperçue. La
faute élémentaire de logique qui rend
l'anthropologie d'aujourd'hui
contradictoire dans son fondement même
est la volonté de cette discipline
d'observer l'histoire du crâne
simiohumain à partir du présupposé
ridicule selon lequel cet organe serait
parvenu au terme de son évolution
naturelle et qu'il se serait
définitivement arrêté pour avoir atteint
la perfection. A ce compte, comment
apprendrions-nous à porter notre regard
sur le tragique inachèvement du
singe-homme actuel ? Comment
serions-nous seulement en mesure de
découvrir les critères qui nous
permettraient de chercher à connaître
notre simiohumanité, tantôt en tant que
telle, tantôt en cours de route, si nous
ne disposons pas de rétroviseur qui
donnerait son sens au chemin parcouru ,
si nous ignorons à quelle borne nous
avons fait halte, si nous ne
construisons pas les lunettes du
rétrospectif, si nous ne visitons pas
les auberges que Chronos a placées sur
notre itinéraire?
Et puis,
comment pèserions-nous l'encéphale
risible dont le XIIe siècle nous avait
dotés, comment constaterions-nous que le
cubage cérébral impressionnant du
Sediba cartesianus, du Sediba
pascalis, du Sediba kantius,
était du triple de celui de mon voisin?
Et puis, comme ferions-nous rire les
pédagogues de notre évolution si nous ne
plaçons pas sous nos microscopes le
Sediba Aristophanius qui avait rendu
comique l'encéphale religieux des
Athéniens dans Les Oiseaux?
On ignore les obstacles que la horde
opposait aux premiers exploits vocaux de
Sediba - mais nous savons que le langage
falsifié qui sous-tend et paralyse la
critique anthropologique du sacré
démocratique d'aujourd'hui interdit
encore à notre simianthropologie pseudo
scientifique de calibrer ses propres
pesées.
La
seconde leçon de la grotte est une
objurgation aux pithécanthropologues:
cessez de confondre les cerveaux-éponges
avec les cerveaux heuristiques et les
logiciels du combinatoire avec les
prospectifs. Einstein était un très
médiocre physicien-mathématicien. De ses
confrères, il disait qu'ils
connaissaient par cœur les recette de la
physique, mais qu'ils ne comprenaient
rien au génie, parce que les cerveaux
lance-missiles mettent en évidence des
relations entre des faits tellement
éloignés en apparence les uns des autres
qu'ils semblent n'entretenir aucun
rapport entre eux. Mais si ces liens se
trouvaient localisés dans l'enceinte
d'une science établie, il suffirait de
les y chercher la loupe à l'œil - alors
que nous savons depuis Kant que les
synthèses intellectives ne sont jamais
fournies que de l'extérieur des
échiquiers connus et que le génie est le
supercambrioleur qui fait sauter les
serrures de l'univers à l'école d'une
autre problématique, celle des brigands
de leur superlogique. Croyez-vous que
ces pirates de Sediba racontait
un monde tridimensionnel? Aussi
longtemps que votre anthropologie n'aura
pas construit la balance des poètes,
votre science demeurera aussi aveugle à
sa propre machinerie cérébrale que
l'alchimie, la théologie ou la
sorcellerie.
Le seul
philosophe qui ait compris l'importance
d'un décryptage du sens de notre
évolution est Henri Bergson, dont
l'anthropologie embryonnaire et
tâtonnante distinguait du moins les
sociétés dites closes des
sociétés inspirées et qu'il qualifiait
d'ouvertes. Les premières se
replient sur leurs rituels, les secondes
se rendent "créatrices". Mais le
vitalisme bergsonien ne disposait d'un
regard d'anthropologue ni sur les
sociétés de sorciers, ni sur les
sociétés dites ouvertes, de sorte qu'il
ne pouvait préciser ni ce qui constitue
l'animal stérilisé par l'esprit magique,
ni expliciter ce qu'il fallait entendre
par les sociétés "créatrices", puisqu'il
ne définissait ni l'enfermement en tant
que tel, ni l'ouvert en lui-même.
En revanche, l'australopithecus
Sediba ouvre l'anthropologie
critique à l'observation parallèle de
l'homme-singe d'hier et d'aujourd'hui.
Comment cet animal construit-il les
verbes savoir et comprendre,,
comment son encéphale schizoïde se
met-il à l'école de sa voix, comment
bâtit-il ses demeures cérébrales dans le
cosmos?
13 - La balance à
peser les balances
Si la distanciation intellectuelle n'est
jamais donnée d'avance, si le recul de
l'intelligence est sans cesse à
conquérir, si seul ce recul-là alimente
le foyer du devenir cérébral du singe
déchiré entre ses deux encéphales,
comment leur ferons-nous signer des
traités d'alliance et à quelle école les
validerons-nous? La question ultime à
laquelle ouvre la découverte de Lee
Berger est de savoir ce que prouve
l'expérience dite probatoire - donc ce
que les tests vérificateurs ont la
charge de démontrer - autrement dit,
comment la science passe du constat
assuré à l'hypothèse censée assermentée
par les huissiers d'un calculable réputé
locuteur. /p>
Mais,
encore une fois, la science vouée au
décodage anthropologique de
l'inconscient de la connaissance dite
assurée, n'est-ce pas celle qu'on
appelle la philosophie? Heidegger se
demandait: "Que signifie penser?"
autrement dit, peut-on radiographier les
signes et la signalétique censés
manifester la "vérité"?
Nommez-moi un philosophe qui n'aurait
pas placé cette question socratique au
cœur de sa discipline! Et maintenant,
Sediba nous regarde. Son fossile
sera la pierre philosophale du siècle.
Que nous dit-il? "Regardez donc comment
j'ai commencé de faire de ma voix mon
oracle, voyez comment je me suis scindé
entre mes idoles et mon corps, voyez
comme je flotte dans l'air et comment je
rampe sur la terre, voyez comment je
sais à moitié que je ne sais rien et à
moitié que je sais quelque chose. Je
vous le dis, la clé du singe volubile
n'est autre que ses croyances; mais je
ne sais ni ce que je crois, ni ce que je
ne crois pas, puisque j'ignore encore
quelles racines le verbe croire
plonge dans mon capital psychogénétique.
En revanche, ce que je sais, c'est que
vous l'avez enfin sous les yeux,
l'énigme éclairante que vous êtes tous à
vous-même devenus. "
Reçu de l'auteur pour
publication
Les textes de Manuel de Diéguez
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