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Opinion

La démocratie et les dieux
Manuel de Diéguez


Manuel de Diéguez

Dimanche 25 avril 2011

Le vendredi 15 avril 2011, un article signé de MM. Nicolas Sarkozy, David Cameron et Barack Obama paraissait dans le Times, le International Herald Tribune, le Washington Post, le Figaro et Al Hayat. Le même jour, M. Bernard Guetta interprétait sur France Inter cette triple signature : elle mettait définitivement, disait-il, Paris et Londres aux commandes en Libye, la participation américaine avait été imposée après coup à la Maison Blanche, puisque le texte avait été rédigé le mercredi à Paris entre la France et l'Angleterre. Mais dès le lendemain, M. Rasmussen exécutait scrupuleusement les nouveaux ordres de son maître - il s'agissait de répandre la rumeur selon laquelle nos deux chefs de file du Vieux Monde manquaient de munitions pour mener seuls une entreprise militaire de quelque envergure. Puis, le lundi 18, Washington faisait savoir qu'il négociait souverainement un exil doré pour M. Kadhafi. Puis le 19, on annonçait le passage à l'action sur le terrain. Puis le 20, la pression israélienne sur Obama était devenue si forte que les Etats-Unis songeaient à une volte-face complète de leur politique de soutien au "printemps arabe". Puis, le 25, l'Amérique renforçait à nouveau ses bombardements aériens.

Que signifient ces fluctuations, sinon que la partie était serrée sur l'échiquier et que, depuis le déclenchement de la guerre en Irak en 2003, la France tenait tête à l'empire , mais avec de bien meilleures cartes en mains que huit ans plus tôt?

Aux yeux de Bernard Guetta, deux capitales européennes autrefois glorieuses prenaient, avec soixante quatre ans de retard, une revanche sur leur défaite partagée de 1957. La guerre de Suez s'était achevée sur une alliance, en pleine guerre froide, entre Eisenhower et Krouchtchev : les chefs des deux empires s'étaient discrètement entendus pour menacer un Anthony Eden à bout de souffle et un Guy Mollet dépassé de faire choir la bombe atomique sur leur tête s'ils ne quittaient les lieux sans tambour ni trompettes. J'ai insisté à plusieurs reprises sur le sens de ce tournant capital de la politique mondiale

Voir, entre autres, Réflexions sur les évènements internationaux de l'été,

- Messages d'adieux du Président de la République aux Français,

- LETTRES A LA GENERATION DE LA LIBERTE: XV - Qu'est-ce qu'une religion? , Le discours de Latran et le Dieu de l'Amérique

- De l'holocauste en politique , Critique de la dissuasion ,Paru dans la revue Esprit, juin 1979

Car le petit Etat d'Israël avait changé de stratégie en toute hâte; et c'était sans perdre un instant qu'il s'était précipité chez le nouveau maître du monde où, depuis lors, il s'applique, et avec quel succès, à mettre la Chambre des Représentants et le Sénat américain tout entiers au service de l'expansion tenace et patiente de ses armes en Cisjordanie.

Il est inédit que l'analyse politique sur le long terme débarque dans le commentaire radiophonique quotidien, bien que les vues de ce genre ne soient pas inhabituelles dans la bouche de Bernard Guetta le panoramique. Mais aujourd'hui, la planète entière prend enfin conscience de ce qu'elle emprunte depuis plus d'un demi siècle l'itinéraire imposé par Tel-Aviv à Washington dans le monde arabe et qu'il aura fallu attendre le discours idyllique du Caire de M. Barack Obama du 4 juin 2009 pour que cette évidence apparût aux yeux de la presse mondiale.

Dès le 1er juin 2009 j'ai souligné sur ce site que ce discours aussi généreux qu'utopique échouerait à libérer la politique étrangère américaine de la tutelle d'Israël:

- Barack Obama en Egypte : "Je serai assassiné", 1er juin 2009

Moins de deux ans plus tard, le 4 décembre 2010, la Maison Blanche s'est vu imposer la reconnaissance "démocratique" officielle de la légitimité, aux yeux du droit international lui-même, de la conquête armée de la Cisjordanie par Tsahal. Puis le 15 avril 2011, le Sénat américain votait à l'unanimité la réfutation du rapport sacrilège du juge Goldstone, ce qui lavait l'opération " plomb durci " de 2008 d'Israël contre Gaza de l'accusation de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité, et cela malgré les protestations indignées de trois de ses signataires sur quatre.

Et pourtant, l'heure de la profanation approche, celle où Israël rendra des comptes à la communauté internationale des démocraties. Alors, notre politologie si ridiculement innocentée se verra contrainte de prendre acte de ce que nous courrions à l'apocalypse si nos sciences humaines devaient demeurer d'une superficialité évangélisatrice, faute qu'elles se décident à approfondir quelque peu le scannage de notre espèce. Depuis plus de dix ans, que tente l'anthropologie critique sur ce site, sinon de tracer les voies de cette spéléologie?

- Israël et le printemps arabe, 17 avril 2011

Dans ce contexte il convient de nous remettre brièvement les vraies cartes du blasphème en mémoire, celles qui nous enseigneront à décrypter peu à peu les secrets communs au sang de l'histoire et aux floralies trompeuses du sacré.


1 - La nouvelle épopée biblique
2 - La fin de l'empire américain
3 - L'aube du désenchaînement de l'Europe
4 - Feintes et coups fourrés
5 - Esquisse d'une synergie avec le printemps arabe
6 - Va pensiero
7 - L'Allemagne et les premiers pas de l'Europe
8 - La balance à penser la paralysie politique
9 - Notre chute dans la puérilité sacrée
10 - Les dieux expérimentés de nos ancêtres
11 - L'école des sacrilèges

1 - La nouvelle épopée biblique

On sait, comme il est rappelé plus haut, qu'en 1957 Washington et Moscou s'étaient entendus dans le plus grand secret pour apporter tout leur appui diplomatique et militaire à l'ambition du Colonel Nasser d'arracher le canal de Suez des mains pécheresses de l'Angleterre, qui nous l'avait fort habilement volé en 1882. A la suite de la victoire de 1945 des Etats-Unis d'Amérique sur l'Allemagne nazie, les cartes du monde avaient changé de camp en un tournemain. Il était désormais dans la logique de l'Histoire d'accélérer autant que faire se pouvait l'effondrement de l'empire colonial de l'Occident, ce coupable auquel Churchill avait promis tant de "sang, de sueur et de larmes". Mais la victoire de 1957 sur la France, l'Angleterre et Israël allait connaître des rebondissements parathéologiques à la suite de la mise en activité, également rappelée ci-dessus, d'un groupe de pression d'une puissance inouïe sur les deux principales institutions de l'Etat du Nouveau Monde, la Chambre des représentants et le Sénat: il s'agissait d'anéantir à titre posthume la victoire, devenue colonialiste, du général Montgomery sur le général Rommel en Libye en 1943.

Dans ce contexte shakespearien, quel était l'avenir du "peuple élu" et de sa dramaturgie, et surtout, comment Israël allait-il obtenir tout seul la mainmise exclusive sur la conduite rédemptrice de la politique de la plus grande démocratie du salut? Ce prodigieux exploit allait métamorphoser la décolonisation semi sotériologique de la planète commencée sous la bannière des démocraties en l'instrument de l'occupation militaire et messianique de la Cisjordanie et d'une reconstitution du royaume d'un roi biblique, David, devenu un mythe politique au cours des siècles de la diaspora du peuple juif. Du coup, la collaboration de plus en plus prioritaire de Washington avec les potentats arabes au détriment des masses miséreuses de l'islam, tant shiites que sunnites, a engendré les relations tendues et même dramatiques du monde actuel avec le déclin de l'Amérique apostolique et l'ascension parallèle de l'Asie des affaires.

2 - La fin de l'empire américain

Depuis 1957, le nouveau colonialisme américain était en panne d'une eschatologie crédible : il ne résultait plus que de la nécessité, pour Washington, de mettre la main sur les réserves immenses en pétrole dont seuls les pays riverains de la Méditerranée disposaient pour longtemps. Cette source d'énergie était un appât suffisamment titanesque aux yeux de l'industrie américaine pour détourner amplement le Nouveau Monde de la politique de délivrance démocratique de la planète inaugurée à la fin de la seconde guerre mondiale. Puis, la logique d'un empire en croisade a trouvé tout son poids initiatique à la suite de l'effondrement subit de la sotériologie politique d'en face, née des écrits de Karl Marx, l'évangélisateur planétaire, qui avait métamorphosé le rêve immémorial de l'Eden en une annonciation souverainement carcérale.

Les Etats-Unis en ont naturellement profité pour messianiser encore davantage l'occupation militaire de l'Europe, puis pour rassembler à perpétuité les démocraties du Vieux Monde devenues passives et sacralisatrices de la rente de leurs idéalités sous le commandement d'une mythologie de la Liberté. Il s'agissait, dans l'esprit du nouveau vassalisateur du Vieux Monde, M. Barack Obama, de redonner aux Etats-Unis ligotés à Israël le rang et le prestige que leur annonciation avait perdus dans le monde arabe au cours des six dernières décennies. Mais il était trop tard. Deux ans seulement après une élection prometteuse - le 4 décembre 2010 - l'heure sonnait au beffroi de l'Histoire: le nouveau locataire de la Maison Blanche capitulait devant le chef du Gouvernement israélien, Benjamin Netanyahou, qui lui demandait rien de moins que de signer une apostasie en règle: les idéaux de la démocratie planétaire dite des "droits de l'homme" serviraient désormais de caution rédemptrice à l'annexion de la Cisjordanie et de Jérusalem au nouvel Etat hébreu.

Et pourtant, le 14 janvier 2011, non seulement la terre entière, mais une Europe bafouée et vassalisée depuis des décennies se sont rebifées de conserve contre un blanc seing de ce calibre. A cette occasion, les droits sacrés, donc inaliénables du peuple palestinien à occuper son territoire et sa capitale ont été réaffirmés avec force face au schisme israélien. Puis, un mois seulement après le réveil politique du monde musulman, la ligue arabe demandait, elle aussi, à la plus haute instance de la "communauté internationale" de condamner une fois de plus, mais avec une vigueur et une clarté accrues, l'hérésie évidente de la colonisation israélienne de la Cisjordanie et le blocus de la ville de Gaza. Alors seulement, et pour la première fois depuis 1945, les Etats-Unis se sont trouvés isolés sur le théâtre de la religion politique dominante, celle du culte de la Liberté, et condamnés, de ce fait, à étaler sur la scène leur enchaînement aux volontés du ciel de Tel Aviv. Le veto solitaire de la Maison blanche à la demande de la ligue arabe a signé, au plus profond de la conscience universelle et aux yeux du monde entier la fin encore cachée, mais effective du règne devenu immoral des Etats-Unis sur la planète.

Je m'excuse de ces références religieuses: il s'agit de souligner l'évidence que le théologique se révèle la greffière secrète de l'inconscient religieux des démocraties dites laïques. Le sacré est la clé anthropologique de l'Histoire.

3 - L'aube du désenchaînement de l'Europe

Certes, dans le secret de ses chancelleries, le Nouveau Monde est devenu relativement attentif aux dangers que courait son sceptre. La ruine menaçait l'hégémonie subrepticement sotériologique que l'empire avait conquise soixante ans auparavant. Mais comment lancer maintenant des vassaux européens fatigués au secours du réveil cérébral de la jeunesse arabe, comment conserver un instant encore l'exclusivité du commandement pieux du monde - celui d'un OTAN à bout de souffle ? C'était la France et l'Angleterre qui s'engageaient maintenant dans la "théologie" démocratique du salut du monde, et cela avec la prétention affichée de prendre tout subitement la relève de l'inspiration salvifique de l'histoire américaine de la mappemonde.

Comment redorer le blason d'un apostolat américain terni en Indochine, en Irak, en Afghanistan, à Cuba, au Chili, comment conserver au profit d'une Maison Blanche de plus en plus isolée sur la scène internationale les galons du chef vieilli sous le harnais d'une histoire eschatologisée des démocraties sur notre astéroïde? La France et l'Angleterre prenaient effrontément les devants, et cela avec l'aide discrète du secrétaire général des Nations Unies M. Ban Ki-moon. Pour la première fois, deux nations mises sur la touche depuis 1957 et dont l'une avait desserré le bâillon en 1962, tentaient de briser, définitivement, cette fois-ci, le corset du prophétisme démocratique qui les étranglait et de courir de leur propre initiative au secours d'un peuple sur lequel son dirigeant, le colonel Kadhafi, avait lancé ses chars et son aviation afin d'en mâter l'insurrection. Mais pour cela, il fallait que l'Europe arrachât à l'Amérique le sceptre des prophètes, tellement l'histoire du monde obéit à un rêve sotériologique.

4 - Feintes et coups fourrés

Le 15 avril 2011, M. Nicolas Sarkozy et M. Cameron publiaient dans le Times, l'International Herald Tribune, le Washington Post, El Hayat et le Figaro une déclaration signée dans des conditions bancales, puisqu'en coulisses, la guerre des chefs se poursuivait avec âpreté: Lisons : "Dans sa détresse, le peuple libyen s'est tourné vers la communauté internationale. Le Conseil de sécurité des Nations unies, dans une résolution historique, a autorisé la communauté internationale à prendre toutes les mesures nécessaires pour protéger la population libyenne contre les attaques qu'elle subissait. En réagissant immédiatement, nos trois pays (c'est moi qui souligne) ont arrêté la progression des forces de Kadhafi. Le bain de sang dont il avait menacé les habitants de Benghazi, assiégée, a été évité. Des dizaines de milliers de vies ont été épargnées, mais Kadhafi continue d'infliger jour après jour des atrocités au peuple libyen. Ses missiles et ses obus s'abattent sur les civils sans défense à Ajdabiya. Il essaie d'étrangler la population de Misrata, qui subit un siège digne du Moyen Âge, pour l'obliger à se soumettre. Les témoignages de disparitions et d'atrocités sont chaque jour plus nombreux."

En quoi les "sièges du Moyen Age", devenaient-ils soudainement pires que celui d'Alesia par Jules César ou de Tyr par Alexandre le Grand ? Parce que la guerre diplomatique, la seule réelle, demeurait vive entre Washington et l'Europe. Quelques jours plus tôt, Paris et Londres avaient capitulé devant la volonté américaine, toujours affichée avec force, de prendre seule la direction des opérations. Quand le général Guillaume s'était rendu à Londres afin de s'assurer de la ferme détermination des deux nations de garder l'initiative; il n'avait trouvé personne sur les bords de la Tamise: Albion était à Darmstadt, la principale base militaire des Etats-Unis en Allemagne, d'où l'oncle Sam était parti pour envahir l'Irak en 2003 - et les Anglo-saxons n'avaient même pas jugé utile d'informer la France d'une si subite volte-face. Mais le Ministre français des affaires étrangères n'avait pas lâché prise pour autant; et comme les Etats-Unis n'avaient pas tardé à s'amollir aux commandes qu'ils venaient de se faire solennellement confier, Paris était parvenu à imposer l'accord signé plus haut, lequel excluait, par le détour d'un tapage médiatique approprié, un nouveau relâchement inopiné des Etats-Unis sur le terrain . Comment battre en retraite à la face du monde après un engagement aussi tonitruant?

Lisons encore : "Mais il est impossible d'imaginer que la Libye ait un avenir avec Kadhafi. À juste titre, la Cour pénale internationale enquête sur les crimes contre les civils et les graves violations du droit international qui ont été commises. Il est impensable que quelqu'un qui a voulu massacrer son propre peuple joue un rôle dans le futur gouvernement libyen. Les courageux habitants des villes qui ont fait face aux troupes qui les ont bombardées sans pitié seraient exposés à de terribles représailles si la communauté internationale acceptait une telle solution. Ce serait une inimaginable trahison à leur égard."

Malgré la surabondance des "qui" et des "que", on reconnaît dans ces lignes l'esprit de logique et la clarté dans l'exposé de M. Alain Jupé le dialecticien.

5 - Esquisse d'une synergie avec le printemps arabe

On voit que l'histoire conjointe des mentalités, des évènements et des livrées conduit la science de la mémoire à entretenir des relations nouvelles avec le récit historique proprement dit, et cela parce que les inaccomplissements, les flottements, les hésitations et les fluctuations de la servitude font irruption dans le récit et contraignent le narrateur à passer sans cesse de la narration à la réflexion de fond. En sous-main, voici comment le déroulement des faits demeurait d'une ambiguïté sans remède.

Au début, la France n'avait réussi qu'à brûler la politesse aux Etats-Unis, et cela par un coup de main audacieux : une rédaction nocturne et précipitée de la déclaration de guerre au colonel Kadhafi avait permis au ministre français des affaires étrangères d'occuper un instant le premier rang à la tribune des Nations Unies. Puis le parallélisme entre un réveil politique provisoire, taraudant et encore larvé de l'Europe des serfs d'un côté et, de l'autre, celui, non moins informe, d'un monde arabe titubant allait connaître des soubresauts et des péripéties d'équilibriste au bord du gouffre.

La nouveauté du spectacle résidait, comme il est dit ce-dessus, dans la coalescence hésitante et prudemment cachée à tous les regards de la rivalité féconde entre la libération à mains nues des masses arabes et la libération non moins désarmée d'une Europe tremblante et demeurée sous tutelle. Et pourtant, pour la première fois, l'Occident tentait, tour à tour ouvertement et en filigrane, de secouer le joug d'acier de l'OTAN. Bien plus, bien que Washington fût allé jusqu'à menacer de quitter la scène si les enfants persévéraient à tenter de bafouer l'exclusivité de son commandement, les esclaves d'hier s'entêtaient à refuser le rôle, pourtant appris et répété depuis longtemps, de supplétifs vaniteux et c'était maintenant Washington qui paraissait cacher son déclin sous un rideau de fumée qui ne trompait plus personne.

6 - Va pensiero

L'occupation de l'Italie par cent trente sept bases militaires américaine - la péninsule est un gigantesque porte-avions de l'étranger arrimé au milieu de la Méditerranée - rappelait aux Italiens que Pise, Bologne, Venise, Florence, Naples n'étaient plus que des forteresses d'un empire d'au-delà des mers et que celles des Autrichiens que Garibaldi et Cavour avaient délogées cent quarante ans auparavant étaient moins nombreuses, moins puissantes et moins souveraines que celles, sans rivales, que le Nouveau Monde avait incrustées à demeure sur leur territoire.

Le frémissement du réveil de l'Europe a trouvé dans l'opéra italien sa gestuelle et sa symbolique, comme si un Verdi d'outre-tombe avait donné, à l'occasion de la célébration de l'indépendance de l'Italie en 1871, le coup de baguette du chef d'orchestre d'une histoire nouvelle de la Liberté du monde.

Sous une salve d'applaudissements, Riccardo Muti, prend brièvement la parole. Il rappelle au public que Nabucco fut, au moment de sa création en 1842, le signal du Risorgimento italien . Du célèbre chœur Va Pensiero, dans lequel les Hébreux pleurent leur terre asservie, les patriotes de l'époque avaient fait le nouvel hymne national. Face à l'insistance de la salle, Riccardo Muti invite le public dressé d'un seul élan, à joindre sa voix à celles des choristes.

Et pourtant, la symbiose entre une civilisation arabe renaissante et tâtonnante d'un côté et, de l'autre, des démocraties européennes impuissantes à se défaire de leurs chaînes ne pouvait devenir politiquement fécondes que si une anthropologie d'avant-garde rendait abyssale jusqu'au vertige une connaissance entièrement nouvelle des secrets religieux de l'histoire et de la politique. Car si un demi-siècle de servitude et de décadence de l'Europe de la "raison" avait enseigné aux nouveaux anthropologues du singe dichotomisé que le mythe de la "liberté démocratique" et le rêve d'un pouvoir qualifié de populaire pouvaient mourir sous le nouvel habillage d'un sacré aussi vassalisateur que le précédent, ce serait à désespérer de l'intelligibilité du monde et de l'histoire dont accouche le singe onirique. C'est pourquoi la question du statut de la science politique de l'avenir débarquait dans l'histoire des nations sous l'égide retrouvée des Tite-Live et des Verdi, des Tacite et des Garibaldi.

7 - L'Allemagne et les premiers pas de l'Europe

La découverte des secrets psychiques de la domestication des peuples et des nations européennes de 1945 à nos jours se placera irrésistiblement au centre de la science anthropologique du XXIe siècle, parce que le dépit et la honte des esclaves affecte le statut cérébral des civilisations au point qu'elles en viennent à glorifier jusqu'à leurs défaites sous la casaque de leur maître. Exemple: si la guerre d'Irak s'était achevée sur un triomphe militaire, la masse des serfs d'Europe se serait vivement félicitée d'avoir servi sous le commandement d'un Pentagone subitement auréolé d'une gloire nouvelle et sans tache. Mais le ministre des affaires étrangères de l'Allemagne de l'époque, un certain Guido Westerwelle, se désolait seulement de ce que son parti perdait jour après jour quelques kilos d'un poids pourtant léger au sein de la maigre coalition dirigée par Mme Merkel au Bundestag. En outre, l'opinion publique des Germains renâclait de plus en plus au spectacle d'un engagement militaire infructueux du pays en Afghanistan; car un sauve-qui-peut général menaçait de jour en jour davantage l'équipée des esclaves du Nouveau Monde.

L'administrateur d'une débâcle imminente face à l'armée des Talibans a donc jugé préférable de flatter le suffrage populaire scrofuleux du moment; et puisque l'objet réel de ce débat squelettique n'était nullement de savoir si une nation pourtant qualifiée de souveraine se déshonore à placer ses troupes sous le commandement asthénique d'une puissance étrangère, il avait suffi du sauvetage sans coup férir de Benghazi, dû aux frappes françaises, pour qu'un nouveau sondage révélât la volatilité craintive d'une opinion publique d'outre-Rhin devenue infantile et à jamais naufragée: trois Allemands sur cinq condamnaient subitement et le plus vertueusement du monde l'abstention militaire "honteuse" de Siegfried en Lybie, et cela non point, ici encore, pour une question de rang et de dignité de l' Allemagne sur la scène internationale, mais exclusivement parce que les vassaux détestent passer au large d'une victoire de leur suzerain.

Mais précisément, le parallélisme entre l'histoire morale et l'histoire politique du monde moderne permettait de mettre en évidence l'un des premiers bénéfices indirects et à long terme de la rencontre entre un monde arabe en devenir et des démocraties occidentales engourdies; car non seulement une Europe peureuse commençait de prendre la mesure de sa décomposition psychique et de sa léthargie intellectuelle, mais elle se demandait comment elle regagnerait un jour le respect du monde arabe. Encore une fois, il apparaissait clairement que, sans le jaillissement d'un élan commun aux deux civilisations de la pensée, ni l'une, ni l'autre ne ferait progresser la science historique que le monde moderne attendait - celle qui se grefferait sur l'interprétation de l'évolution de l'encéphale de l'humanité, non seulement depuis le Moyen Age, mais depuis l'apparition du monothéisme. Quel théâtre du tragique et quel électrochoc que le spectacle de la course sur une seule jambe d'une culture de la dépendance ! Ce serait un beau spectacle que celui de la résurrection côte à côte de l'éthique et de l'intelligence de deux infirmes, l'Europe et l' islam !

Alors, quel signe avant-coureur et quel présage que cette représentation de Nabucco de Verdi à l'opéra de Rome où Ricardo Muti se tourne vers la salle et lui dit : "J'ai honte pour mon pays". Peut-être l'Europe entière se lèvera-t-elle sur la scène du monde pour dire: "J'ai honte, j'ai honte, j'ai honte".

8 - La balance à penser la paralysie politique

Quelle interprétation d'un siècle d'auto-vassalisation de l'Europe l'anthropologie critique propose-t-elle aux historiens de demain? Dira-t-elle que le Vieux Continent avait enregistré une baisse inopinée et soudaine du niveau cérébral moyen de la population ? Mais il est erroné de soutenir que l'encéphale de notre espèce progresserait ou reculerait à l'école de deux ou trois millénaires seulement. Qui peut croire que notre boîte osseuse changerait si rapidement de volume, alors que la civilisation est née d'une spécialisation intensive de nos méninges, elle-même consécutive à la construction de nos premières cités ? Longtemps nos découvertes sont demeurées tributaires de la multiplication de nos métiers et de la spécialisation des usages et des performances publics de notre larynx - et ce genre d'exploits de nos villes ne concernait en rien la masse de nos populations. Ce n'est qu'avec les logiciels, le téléphone portable, la voiture, les calculettes à cristaux liquides, le stimulateur cardiaque, les lunettes, l'enregistrement mécanique de notre voix, l'ubiquité des images, l'instantanéité des communication visuelles et mille autres inventions liées à notre habitat massifié que nous avons subitement bénéficié de l'usage de découvertes collectives dont à peine un citoyen sur mille ou dix mille connaît les secrets de fabrication et le mode de fonctionnement.

Certes, nous avons été progressivement un brin déniaisés dans nos écoles publiques; et nous sommes devenus un rien plus intelligents pour avoir appris par cœur les règles du raisonnement logique. Mais nos têtes ne sont pas mieux faites de se trouver plus remplies. Aussi continuons-nous de génération en génération de délirer selon des modèles immuables. De plus, nos découvertes les plus récents sont rarement à mettre sur le compte de boîtes crâniennes hypertrophiées: un mathématicien de génie en devient souvent plus sot au seul bénéfice d'une excroissance locale monstrueuse de sa matière grise, comme si notre capacité de synthèse et l'étendue de notre champ de vision se trouvaient amputées au bénéfice d'une faculté réductrice de tout le reste. Le calibre cérébral des calculateurs prodiges égale souvent celui des enfants - paradoxalement, l'entendement des spécimens les plus panoramiques est celui des historiens initiés à la politique, et ceux-là voient plus loin que les anfractuosités du rocher.

9 - Notre chute dans la puérilité sacrée

Comment, dans ces conditions, expliquer la domestication subite que la civilisation européenne a subie depuis 1945 et qu'elle a si souvent acceptée au milieu des psaumes et des actions de grâce? Pour comprendre la déliquescence soudaine qui a frappé notre entendement politique, il faut nous demander comment et pourquoi les grandes mutations des représentations religieuses des évadés de la zoologie affaiblit à ce point leur jugement et pourquoi le christianisme n'aurait jamais connu une expansion foudroyante et un règne si durable de ses prodiges si l'empire romain ne s'était pas écroulé.

Car nos pères ne se blottissaient pas craintivement contre le sein de leurs divinités; et jamais ils ne leur demandaient de les prendre dans leurs bras. Du temps où la magistrature homérique nous préservait d'un maître de nos consciences et ne dérangeait pas encore le sain pilotage de nos cerveaux, nos cités pesaient lucidement les avantages et les risques de notre politique. Quand la guerre nous semblait nécessaire à la défense des intérêts bien compris de nos Etats, notre sagesse nous guidait davantage que nos craintes ; et nous nous attachions seulement à ne négliger aucune mesure utile ou nécessaire à nos victoires. Certes, nous consentions quelquefois des sacrifices tellement dispendieux et même d'un prix si exorbitant que beaucoup d'entre nous jugeaient nos dévotions excessives. Mais la ruine récente de notre morale civique et nos défaites de plus en plus cruelles sur nos champs de bataille nous ont convaincus que nos Célestes se piquaient maintenant d'un magistère de moralistes pointilleux et qu'ils ne se sont pas logés au-dessus de nos têtes afin de protéger nos armées, mais afin de purifier progressivement nos esprits et nos cœurs.

Alors une science nouvelle de l'intérêt public nous a fait tomber dans une puérilité désastreuse ; et nous nous sommes imaginé que nos Etats entretenaient des relations attendrissantes avec un père du cosmos au cœur sur la main. Certes, nous n'avons pas cessé pour autant de nous livrer à un commerce sacré aussi coûteux qu'auparavant. Notre négoce a si bien continué de prospérer sur nos autels que les paroles du rituel de nos messes sont demeurées bien claires : il s'agit, dit notre nouvelle liturgie, de porter à notre géniteur dans le ciel le tribut d'une victime unique et bien ensanglantée, elle aussi, afin que notre nouveau Jupiter nous paie le prix de la torture salvifique à laquelle nous l'avons soumise à la clouer sur une potence de bois sec.

Mais un sacrifice censé plus considérable que tous les précédents se révèle également plus aisé à rendre aussi symbolique que physique ; et de plus, l'unification de nos offrandes sur un gibet en Judée nous a conduits à des économies financières incalculables. Songez que Tacite et Tite-Live nous montrent sans cesse des empereurs et des généraux dans leur rôle de sacrificateurs professionnels d'un animal plus ou moins coûteux, et tous les pères de famille de l'époque se trouvaient habilités à déposer une couronne sur leur tête pour égorger la bête dont nos Immortels nous réclamaient sans relâche les abattis et la viande. Souvenez-vous de la retraite des Dix-Mille: nous avons failli manquer de bœufs de trait à force de les offrir à notre Olympe devenu dur d'oreille.

10 - Les dieux expérimentés de nos ancêtres

Mais voyez comme la pieuse adoration, depuis 1945, des gouvernants d'une Europe censée avoir été vaincue et se trouver rachetée pour la plus grande gloire messianique d'une Amérique jugée salvatrice de tout le genre humain a fidèlement reproduit les traits de notre culte deux fois millénaire pour un protecteur universel et souverainement secourable. Notre vassalité n'est-elle pas calquée, depuis six décennies, sur le modèle de notre retour au bercail d'une dévotion infantile? Notre foi n'est-elle pas douillettement idéaliste, notre démission démocratique n'est-elle pas l'expression d'une déréliction, d'un délitement et d'une démission politique de type confessionnel?

L'origine de ce désastre ne peut que remonter à un naufrage d'une portée cosmologique, celui de l'engloutissement d'un empire immense, prestigieux et que nous avions cru éternel. Nous avons changé la solitude, la dignité, le courage et la responsabilité de nos cités d'autrefois en une auto-incarcération craintive et traquée à laquelle nos génuflexions ont servi d'alibi. Quel retour au lait de nos nourrices se cache-t-il sous nos dérobades dévotes et nos pieux défaussements? Quel cataclysme qu'un univers englouti dans nos piteuses saintetés ! Pourquoi les peuples décadents perdent-ils en chemin les oracles de leur lucidité politique, pourquoi avons-nous égaré le trésor de notre pénétration d'esprit, pourquoi avons-nous perdu de vue les intérêts bien pesés et bien compris dont nous partagions les soucis avec les Célestes expérimentés de nos ascendants ?

11 - L'école des sacrilèges

Décidément notre nouveau Jupiter ne répond pas aux lois de la politique des Etats. Nous nous sommes trompés de théologie au cours de vingt siècles de prosternements inutiles Voyez comme l'empire américain est demeuré celui d'un Dieu patelin et intéressé, donc bien plus affûté sur la meule de l'histoire que celui de nos patenôtres. Réapprendrons-nous à jouer cartes sur table avec nos ciels et nos autels? Songez à la lucidité de notre vieil Aristophane, qui avait mis en scène une grève théâtrale des offrandes des Athéniens à leurs dieux et réduit les habitants de leur Olympe à une troupe criant famine à tue-tête. En ce temps-là, nous piégions nos Célestes à éclater de rire à leurs dépens; et maintenant, où sont passées les audaces de la comédie athénienne qui illustreraient la vassalisation de l'Europe, alors qu'il est comique que notre servitude ait été principalement caractérisée par le naufrage du plus simple bon sens de nos ancêtres. Et comment apprendrons-nous à rire du Dieu ridicule de l'Amérique, celui que nous faisons tomber, nous aussi, des cintres de nos metteurs en scène pour nous piéger? Notre Cervantès, notre Shakespeare, notre Swift avaient rendu à nouveau nos élites politiques aussi réalistes que les Eschyle et les Sophocle. Et voici qu'il nous faut apprendre à regarder le Dieu des bords du Potomac avec les yeux grands ouverts de nos Anciens. Et le comble, c'est que nous sommes fort étonnés de nous voir si mal payés de retour par un Zeus astucieux, dont nous aurions dû prendre de la graine.

Décidément l'empire du Bien n'était en rien le bon apôtre auquel nous adressions nos prières et nos supplications. Nous jetterons à la ferraille le Dieu dont la vocation et la mission portaient les stigmates du sacrifice de l'un des nôtres, le faux dieu que nous avons élevé au rang d'un messie et d'une victime à récompenser de s'être laissé assassiner. L'Amérique nous enseignera à oublier nos religions d'un tribut, d'une rançon, d'une exécution payante, parce que nous avons compris que l'immolé, c'est nous.

Les retrouvailles de l'Europe avec la maturité politique seront lentes et difficiles ; il nous faudra mettre le feu à nos illusions, il nous faudra réapprendre à séparer notre véritable histoire d'un côté de la théologie des marmots de nos démocraties de l'autre, il nous faudra découvrir que le naufrage de notre continent n'est qu'une répétition générale de celui de l'empire romain. Mais si nos anthropologues de l'imagination religieuse qui caractérise notre espèce rêveuse apprenaient à enflammer nos sciences humaines éteintes du feu de leurs féconds sacrilèges, notre politologie de demain serait de taille à enseigner au XXIe siècle les rudiments d'une science historique profanatrice et aux yeux de laquelle le déclin des civilisations n'aurait plus de secrets.

Publié le 27 avril 2011 avec l'aimable autorisation de Manuel de Diéguez

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Source : Manuel de Diéguez
http://www.dieguez-philosophe.com/


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