Théopolitique
Renan, l'islam et
la France
Manuel
de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Samedi 19 octobre 2013
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Présentation
1 - Les doubles rênes de la
raison et du mythe
2 - Renan le précurseur
3 - Les destins transcendantaux
4 - A la recherche d'une carrure
5 - Les égarements du néophyte
6 - A la recherche du génie
religieux
7 - La biographie
transcendantale
8 - Psychanalyse politique de
l'incarnation
9 - Esquisse d'une anthropologie
du mythe de l'incarnation
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Présentation
Job a vu sa maison
détruite par un incendie, la mort de ses
fils, une maladie de peau inguérissable
a fait s'enfuir sa femme. Ses invectives
ont réveillé Jahvé en sursaut. Il jette
un coup d'œil distrait au chétif insecte
qui grattait ses pustules et jouait
maintenant au juge de son maître. Et de
se fendre d'une algarade hautaine. Avec
quelle superbe le souverain du cosmos va
ironiser sur la vermine qui apostrophe
le père des galaxies et le roi des
tempêtes! "Quel est ce puceron ? La
mer, je l'ai ceinturée de ses rivages,
j'ai montré sa place à l'aurore, j'ai
construit les portes de la mort. Lève le
nez de dessus tes bubons, contemple la
lumière et la beauté des étoiles!"
Et de raconter la
naissance des antilopes, le galop des
ânes sauvages, la course des autruches,
le vol des aigles et des vautours. Et
quel éloge des champs de bataille ! Dieu
aime la guerre. "Je donne au cheval
sa vigueur, je revêts son cou d'une
crinière, je le fais bondir comme la
sauterelle et son fier hennissement
répand la terreur. Il frémit, il
bouillonne, il avale la terre et ne se
contient plus quand sonne la trompette."
Satan se révèle rien moins que la face
cachée du Créateur et, pour ainsi dire,
son alter ego. La postérité
christologique de Renan osera porter le
regard de la pensée sur ce conquérant au
vain babillage.
Le mérite immense
de l'auteur de La Vie de Jésus
de 1863 demeurera d'avoir posé à
l'Occident la question qui, tout au long
du XXIe siècle nourrira la pesée
philosophique et l'analyse
anthropologique du seul des trois
monothéismes fondé sur la perpétuation
et la glorifications d'un meurtre sacré.
Qu'en est-il de la rémunération d'un
cadavre offert à la divinité ? Pourquoi
le christianisme a-t-il pris, en secret,
la relève du sacrifice d'Iphigénie au
dieu Eole? Pourquoi cette modification
dans la forme seulement du tribut
originel que les cultes primitifs
payaient à l'idole?
Sans La Vie
de Jésus de Renan, nous
n'aurions pas franchi le premier pas en
direction de la pesée anthropologique de
l'humanisme superficiel et privé de
regard sur le tragique de la condition
humaine que la Renaissance nous a légué,
sans ce rousseauiste impénitent la
conscience européenne ne
radiographierait pas la sauvagerie
originelle de la bête réfléchie de
siècle de siècle dans l'image du Dieu
tueur qu'elle forge et reforge à sa
propre image, sans l'auteur de la
célèbre Prière sur l'Acropole -
le tard-venu "sur le seuil des
mystères d'Athéna" - le rationalisme
contemporain demeurerait dans
l'incapacité de jamais décrypter les
écrits bibliques avec les yeux du
zoologue de l'humanité.
Mais qu'en
serait-il d'un humanisme décidé, du
moins dans les souterrains de la
conscience européenne, à radiographier
la sauvagerie originelle de la bête si
cette interrogation ne s'était pas
révélée consanguine à celle de la pesée
théologique de la guerre? Par bonheur,
l'idole vétéro-testamentaire n'a pas
déserté prématurément les champs de
bataille - en 450 avant notre ère, elle
plastronnait encore à l'école de ses
carnages. Mais si, à l'inverse, elle
demeurait trop longtemps homérique, elle
nourrissait dangereusement le regard de
l'extérieur que la créature commençait
de porter sur sa sauvagerie militaire.
Aussi les embarras du monothéisme
chrétien ont-ils commencé dès saint
Augustin, qui se demandait comment
expliquer la volonté de Dieu de se
servir des barbares contre les Romains.
Mais l'aporie deviendra insurmontable au
XVIIe siècle: Massillon, Bourdaloue,
Bossuet peinent à théologiser les
guerres de Louis XIV. Depuis le XVIIIe
siècle, la théologie des batailles a
purement et simplement disparu de
l'enseignement doctrinal de l'Eglise.
Aussi le
Jésus de Renan - et précisément
parce qu'il s'agit d'un Nazaréen de
bergerie - a-t-il placé l'Occident
devant la question du statut de la vie
ascensionnelle d'une humanité demeurée
guerrière des pieds à la tête. Comment
l'attention de la pensée rationaliste ne
se serait-elle pas portée sur la
barbarie de Dieu lui-même si la
civilisation laïque a perdu son dieu
Mars en chemin? En 1919, la IIIe
République a déchaîné la fureur du
clergé pour avoir refusé de célébrer un
Te Deum de remerciement à la divinité
censée avoir accordé la victoire par le
glaive à la France. Il faut choisir
entre le Dieu des sauvages qui grave le
nom de ses héros sur ses monuments aux
morts et le Dieu absent de l'histoire.
Du coup, on se résignera à chercher le
"vrai Dieu" dans l'âme des prophètes et
des saints.
Un siècle et demi
après le Jésus de Renan,
la "guerre sainte" s'est rallumée et
l'Occident se dit: "Quel est l'avenir du
"Connais-toi" de l'humanité si le "vrai
Dieu" ne trouve plus sa place à la
guerre?"
1 - Les doubles rênes de la raison et du
mythe
L'Occident
ressemble au baron von Münchhausen en ce
qu'il tente de s'empoigner par les
cheveux afin de se retirer de l'étang.
Mais si le génie d'une France blasonnée
de diplômes redevenait bouillonnant, si
la nation retrouvait la source
jaillissante d'une réflexion critique
nouvelle sur l'histoire et la politique,
si l'effervescence cérébrale d'un second
XVIIIe siècle arrachait le pays à la
stérilité intellectuelle de ses élites
épuisées, si l'Europe rallumait le
flambeau de la pensée sur les cinq
continents, l'auteur des Origines
du christianisme occuperait une
place à préciser dans le sauvetage au
bistouri d'une civilisation.
Quelle est
l'origine du cancer des stagnations
mentales et pourquoi la torche vive de
l'intelligence s'éteint-elle dans les
démocraties qualifiées de rationnelles?
N'avaient-elles pas prétendu qu'une
aristocratie forgée sur l'enclume du
mérite scolaire porterait au pouvoir des
cervelles audacieuses? Mais si, en 1996,
le pays du Discours de la méthode
a chu dans une léthargie philosophique
qui l'a empêché de commémorer le
quatrième centenaire de la naissance de
Descartes, personne ne s'étonnera de ce
que, dans deux mois, l'année 2013 se
sera achevée sans que la nation
logicienne ait célébré le cent
cinquantième anniversaire de la parution
iconoclaste de La Vie de Jésus
de Renan en 1863.
Naturellement, ce
double naufrage de la mémoire
intellectuelle du monde répond à une
seule et même carence neuronale, celle
de l'impuissance de la civilisation
occidentale à se donner une poutre de
soutènement sacrilège de la pensée
rationnelle, donc de son incapacité
d'accéder à la mise en évidence d'une
signification réfléchie du destin
blasphématoire de l'intelligence
mondiale. Car, pour donner une postérité
vivante et même tumultueuse au
rationalisme cartésien, il faudrait
connaître la place centrale qu'occupe ce
philosophe dans la marche planétaire de
l'encéphale de l'humanité. Mais comment
tracer l'itinéraire de la philosophie
occidentale tout entière à la lumière de
la trajectoire posthume de Renatus
Cartesius si seule une France réveillée
en sursaut et soudainement dressée sur
son séant se trouverait en mesure de
s'informer de ce qui est arrivé à la
boîte osseuse de notre espèce en 1905,
quand l'univers à trois dimensions
d'Euclide et d'Archimède a sombré dans
l'incompréhensible? Et comment faire
choir les fuyards des forêts dans le
tragique des mésaventures de leur
entendement si une interprétation
anthropologique de l'explosion du
cerveau aristotélicien se révèlera
nécessaire? L'encéphale simiohumain
n'aurait-il scié les barreaux de sa cage
que pour tomber dans le vide?
2 - Renan le précurseur
Mais si la France
ne peut demander qu'à sa propre tête,
pour quelles raisons l'incarcération de
l'humanité dans le tridimensionnel
l'empêchait de choir dans le néant, il
faudra apprendre ce qui est arrivé à la
théologie chrétienne de la guerre avec
le coup de tonnerre de la parution de
La Vie de Jésus de Renan et
se demander pourquoi, depuis Voltaire,
le débarquement dans l'humanisme
occidental d'un décryptage petitement
biographique des grands prophètes a
lamentablement buté sur l'échec d'une
théologie des carnages.
Et pourtant, la
signification politique et
psychobiologique du sacré a retrouvé
toute sa portée interrogative, parce
qu'avec Bultmann (1884 - 1976) les
malheureuses biographies à l'eau de rose
qualifiées d'" objectives " de Jésus
sont devenues tellement rachitiques -
elles se sont ratatinées à une centaine
de pages - qu'il ne reste plus rien à
dire d'heuristique du prophète en tant
qu'acteur central de l'éthique du monde
et de forgeron de l'encéphale onirique
des peuples et des civilisations.
L'actualité
internationale de Renan devient plus
questionnante encore de ce que, quatre
ans seulement après la parution de
L'Evolution des espèces de
Darwin, La Vie de Jésus a
déclenché une réflexion souterraine sur
la personnalité pacificatrice des
prophètes du monothéisme, donc sur la
pesée du cerveau de la bête en quête
d'une place éminente, donc guerrière,
dans le cosmos. Renan a pris quinze
décennies d'avance sur une anthropologie
ambitieuse de prendre la relève de la
malheureuse Critique de la raison
pure de Kant et de remplacer
l'examen tridimensionnel de l'horloger
de la logique mondiale par une
généalogie du mythe cosmologique d'une
prétendue intelligibilité en soi de la
matière. C'est se demander ce qu'il en
est de l'avenir floral ou meurtrier de
la "raison" elle-même au sein d' une
Europe dont l'islam est pratiquement
devenu la seconde religion officielle.
Mais si nous n'avons pas de lecture
explicative de la postérité
philosophique de Descartes, nous n'en
aurons pas non plus de la postérité
vivante d'un Renan grand connaisseur de
l'islam.
On voit que seule
une France cérébralement redressée et
qui placerait Renan au cœur d'une
réflexion ressuscitative concernant
l'avenir de la pensée rationnelle de
l'Occident, seule une France en mesure
de prévoir et de peser le destin
cérébral de l'islam et du christianisme
dans le monde, seule une France en
mesure de peser l'encéphale des pilotes
de l'éternité se mettrait en position de
répondre à la question explosive que
Renan a déposée dans les souterrains de
l'histoire - celle de la théologie de la
guerre. Mais, pour examiner les charges
de ce dynamiteur, il faudrait qu'il
existât une phalange d'intellectuels
laïcs quelque peu informés de l'histoire
des dogmes pseudo-iréniques qui ont
donné leur ossature à l'un et à l'autre
de ces deux mythes du salut. Car si vous
racontez une théologie seulement
jardinière, jamais vous ne mettrez
l'histoire du cerveau de notre espèce à
l'école d'une interprétation
anthropologique de l'évolutionnisme et
vous ne comprendrez jamais ce que
signifie la phrase sibylline sur
laquelle Renan conclut les soixante
pages de son introduction
pré-anthropologique à La Vie de
Jésus, selon laquelle "l'histoire
entière est incompréhensible sans lui"?
Ce méthodologiste avant la lettre et cet
apprenti d'un décryptage de la
signification psychobiologique du
propitiatoire et de l'offertoire
meurtriers des chrétiens était-il déjà à
la recherche des doubles rênes de la
raison et du mythe, de la politique et
des songes sacrés, de l'alliance de
l'histoire des carnages avec les
croyances religieuses sanctifiantes?
3 - Les destins transcendantaux
En 1863, à l'âge de
quarante ans seulement, cet incendiaire
discret était devenu un éminent
spécialiste de l'islam. Son
Averroès et l'averroïsme - le
philosophe musulman le plus vivant dans
l'islam d'avant-garde d'aujourd'hui - en
était à sa deuxième édition "revue et
corrigée". Demain, les historiens du
naufrage philosophique de l'Europe et de
la France diront, primo, que la
loi de 1905 sur la séparation de
l'Eglise et de l'Etat avait eu la
malchance d'installer la raison du
XVIIIe siècle sur un trône rendu
branlant, la même année, à la suite de
la découverte de la relativité générale
d'Einstein rappelée plus haut,
secundo, que , par la suite, les
sciences de la nature s'étaient révélées
inaptes à psychanalyser les fondements
psychobiologiques des verbes
comprendre et expliquer dont
usait la physique expérimentale depuis
trois millénaires, tertio, que la
raison laïque s'était endormie dans un
solipsisme et une tautologie qui
l'avaient rendue aussi aveugle à
l'inconscient qui sous-tendait les
axiomes et les postulats de la géométrie
d'Euclide que l'entendement théologique
du Moyen Age ne pouvait se prêter au
décryptage anthropologique du prodige
sanglant de la transsubstantification
eucharistique, quarto, que tout
approfondissement d'une connaissance
spectrographique de la raison
simiohumaine s'était trouvée paralysée
par une acéphalie officialisée à l'école
d'une éducation nationale simpliste,
quinto, que seul Renan avait osé
poser à Jésus et à Mahomet la question
propulsive qui s'imposait depuis
longtemps à l'humanisme paralysé de la
Renaissance, celle de connaître la
nature ultime des feux religieux dont se
réclame notre espèce.
Si l'Occident avait
fait germer cette question dans les
souterrains de son histoire, la
civilisation semi animale actuelle n'
aurait pas pris un siècle de retard sur
l'interrogation qui se situe au cœur de
la philosophie depuis Socrate: "Qu'en
est-il de la vie ascensionnelle du
chimpanzé guerrier, qu'en est-il du
génie dont s'inspirent les spéléologues
du singe détoisonné, comment les grands
visionnaires de la condition
simiohumaine échappent-ils à leurs
minuscules biographes pour entrer dans
leur destin transcendantal, en un mot,
qu'est-ce qu'un prophète?"
C'est dire
également que si l'Europe des historiens
ne parvenait pas à placer l'âme et
l'esprit des forgerons du ciel sous la
lentille de leurs microscopes, la
civilisation mondiale ne comprendra pas
non plus l'habitat mental de Mozart, de
Rimbaud ou de Shakespeare, parce que
cette interrogation soulève la question
de l'habitat des hommes transcendants à
la platitude du monde et dont la vraie
vie se confond à celle du destin de leur
lanterne. De la loupe des biographes de
l'éphémère, Valéry écrit qu'ils
racontent "les maitresses, les
chaussettes, les niaiseries de leur
sujet". Renan a cherché le verre
grossissant qui permettrait aux insectes
d'apercevoir leur minusculité dans
un réflecteur géant.
4 - A la recherche
d'une carrure
Qu'en
est-il de la trajectoire spirituelle des
prophètes? Cette question décisive,
Renan ne l'a pas seulement placée au
cœur de son œuvre, il en a fait l'axe
central des civilisations. Pourquoi
cela? Afin d'éclairer la politique à la
lumière d'une signalétique de l'histoire
de la pensée mondiale? Certes, mais pour
cela, il fallait tenter de rendre la
science historique rationnelle au
sens que l'anthropologie critique
confère au terme d'objectivité;
et pour cela, il fallait s'efforcer de
porter la raison dite expérimentale à la
profondeur et à l'incandescence qui en
fera la lumière "spirituelle" du genre
humain. Mais on ne s'initie pas
petitement et en bon écolier à la
spéléologie qui sous-tend le verbe
penser: le glaive de l'intelligence
prophétique s'initie à expérimenter la
trempe de son auteur - et la gazelle ne
cesse de s'enfuir devant ce chasseur.
Certes, en 1863, cette cynégétique
croyait avoir découvert le tranchant de
l'ordre chronologique" de l'élaboration
du Coran. Mais la connaissance des dates
de la composition des Evangiles était
beaucoup plus difficile à rendre
"irréfutable", parce que la vie publique
de Jésus, comme Renan le souligne avec
insistance, était plus brève et beaucoup
moins chargée d'évènements parlants que
celle du fondateur de l'islam, ce qui
rendait énigmatique la trajectoire du
gibier à traquer.
Aux yeux de
la philologie de l'époque et de ses
proies lexicographiques, un fondateur de
religion commençait par rappeler
gentiment les aphorismes moraux les plus
répandus de son temps. On disait qu'un
prospecteur de ce type mûrissait peu à
peu du calame et qu'il entrait lentement
en pleine possession de sa réflexion sur
les pratiques religieuses en usage à son
époque. Renan rappelle que c'est
seulement à ce moment-là que Jésus et
Mahomet ont conquis l'éloquence "sereine
et éloignée de tout esprit de
controverse" qui les fera accéder à
leur pleine et tardive souveraineté
intérieure. Puis ils s'exaltent sous
l'éperon de leurs ennemis et se livrent
à des invectives solennelles. "Telles
sont les périodes qu'on distingue
nettement dans le Coran. L'ordre adopté
avec un tact extrême par les Synoptiques
suppose une marche analogue."
(Introduction, LVIII)
Mais il se
trouve que le prophète en herbe
n'entretient nullement avec la foi
courante de son temps les relations
naturelles et banales que décrit Renan,
parce que, dans aucun ordre, le génie
intellectuel ne se présente en apprenti
docile, patient et en quelque sorte
passif de son propre avenir cérébral.
Les créateurs n'en croient pas leurs
yeux au spectacle de l'épaisseur
d'esprit de l'espèce dans laquelle ils
ont atterri. Au XIe siècle Bérenger voit
les croyants au dogme de l'eucharistie
comme une "troupe de sots",
Pascal calcule le poids de la masse
atmosphérique pour expliquer la
prétendue "force aspirante" que le vide
était censé exercer inégalement dans les
pompes et selon l'altitude où l'on
creusait les puits, Isaïe et Socrate
voient les sacrifices d'animaux offerts
aux dieux comme des exorcismes de
substitution d'une bête terrorisée par
un négociant suprême et qui a néanmoins
renoncé à l'appâter avec de la viande
humaine à humer.
5 - Les
égarements du néophyte
Mais les élus de la
raison prophétique n'entrent ni
subitement dans la symbolique de leur
ascension intérieure, ni tout
soudainement dans la signalétique de
leur lumière. Renan tombe sans cesse
dans les tâtonnements et les égarements
des néophytes de leur voyance. Jésus est
censé avoir commencé par patauger dans
le bucolique. Les scènes de bergerie
abondent dans la Vie de Jésus. On y
retrouve sans cesse le pinceau de
Rousseau le pré-romantique et les brebis
à tondre de Bernardin de Saint-Pierre.
" Cela ne veut
pas dire qu'il n'y ait, dans les
discours de Jean, d'admirables éclairs,
des traits qui viennent vraiment de
Jésus. Mais le ton mystique de ces
discours ne répond en rien au caractère
de l'éloquence de Jésus telle qu'on se
la figure d'après les synoptiques. Un
nouvel esprit a soufflé, la gnose est
déjà commencée: l'ère galiléenne du
royaume de Dieu est finie, l'espérance
de la prochaine venue du Christ
s'éloigne, on entre dans les aridités de
la métaphysique et dans les ténèbres du
dogme abstrait. L'esprit de Jésus
n'est plus là, et si le fils de Zébédée
a vraiment tracé ces pages, il avait
certes bien oublié, en les écrivant, le
lac de Génésareth et les charmants
entretiens qu'il avait entendus sur ses
bords." (XXX-XXXI) (C'est moi
qui souligne)
Le philologue
hébreu débutant a cru souligner avec
pertinence les étapes d'une élaboration
parallèle de l'écriture du Coran
et de celle des Synoptiques;
mais ces convergences ne s'appliquent
qu'aux "charments entretiens" de
Renan lui-même avec le Nazaréen de son
enfance. Ni le vrai Jésus ni le vrai
Mahomet ne s'inscrivent dans les
gentillesses champêtres de l'auteur des
Rêveries du promeneur solitaire
et du Contrat social. Mais
Renan découvre bien vite qu'un prophète
n'est pas un Socrate en conversation
avec ses amis sur les bords de
l'Illissus: "Ce n'est pas une
certaine théorie sur la justification et
la rédemption qui a fait la réforme :
c'est Luther, c'est Calvin. Le parsisme,
l'hellénisme, le judaïsme auraient pu se
combiner sous toutes les formes; les
doctrines de la résurrection et du Verbe
auraient pu se développer durant des
siècles sans produire ce fait fécond,
unique, grandiose, qui s'appelle le
christianisme. Ce fait est l'œuvre de
Jésus, de saint Paul, de saint Jean."
(LV)
6 - A la recherche du génie religieux
Il va falloir
tracer une ligne de démarcation sévère
entre l'inspiré qu'attend le poignard de
l'idole et le gentil cueilleur des
pâquerettes de la piété. Un prophète ne
transporte pas Alice au pays des
marguerites, il est né pour se colleter
avec le totem du cosmos dont les tueurs
préparent les offertoires.
Mais, longtemps
encore, Renan tombera dans le bucolique
évangélisateur: "L'accord proprement
des textes et des lieux, la merveilleuse
harmonie de l'idéal évangélique avec le
paysage qui lui servit de cadre furent
pour moi comme une révélation. J'eus
devant les yeux un cinquième évangile
lacéré, mais lisible encore, et
désormais, à travers les récits de
Matthieu et de Marc, au lieu d'un être
abstrait, qu'on dirait n'avoir jamais
existé, je vis une admirable figure
humaine vivre, se mouvoir."
Il semble que le
sentimentalisme catéchétique et ses
jardins suspendus vont tuer dans l'œuf
le christologue qui semblait sur le
point de féconder une proie de la mort.
"J'ai traversé dans tous les sens la
province évangélique; j'ai visité
Jérusalem, Hébron et la Samarie; presque
aucune localité importante de l'histoire
de Jésus ne m'a échappé. Toute cette
histoire qui, à distance, semble flotter
dans les nuages d'un monde sans réalité,
prit ainsi un corps, une solidité qui
m'étonnèrent." (LIII)
D'un côté, le
paroissien Renan a reçu dans son enfance
une formation précisément "sans réalité"
et dont il n'a jamais oublié les
sucreries. Pourquoi le christologue
puéril et douceâtre, mais lancé sur les
traces du tragique de l'histoire,
éprouve-t-il de si grandes difficultés à
oublier le Jésus pastoral, l'écologiste
avant la lettre, le pâtre de ses moutons
laineux? Parce que la gnose de Jean l'a
égaré et empêché des années durant
d'ouvrir les yeux sur le vrai destin de
son personnage. Mais comment le
biographe des visionnaires-nés ne
s'empêtrerait-il pas dans la scolastique
gnostique que distillait alors un
succédané émacié de Platon? Le
byzantinisme de l'époque était déjà de
même nature que son ultime avatar, le
culte contemporain des droits abstraits
d'un homme pseudo universalisé - Renan
en prend conscience: "A mille lieues
du ton simple, désintéressé, impersonnel
des synoptiques, l'évangile de Jean
montre sans cesse les préoccupations de
l'apologiste, les arrière-pensées du
sectaire, l'intention de prouver une
thèse et de convaincre des adversaires.
Ce n'est pas par des tirades
prétentieuses, lourdes, mal écrites,
disant peu de choses au moral, que Jésus
a fondé son œuvre divine."
(XXIX-XXX)
7 - La biographie transcendantale
Si les prophètes
entrent dans des rages mémorables, si
les furieux inspirés par leur Dieu
chassent les marchands du Temple de
l'idole un fouet à la main, si la
fureur, l'invective et l'insulte sont
des traits communs à Isaïe , à Jérémie,
à Malachie, à Moïse, à Mahomet, si la
fulmination outragée enflamme les
contempteurs des totems de la tribu, si
Jésus a dit durement à sa propre mère: "Qu'y
a-t-il de commun entre toi et moi?",
Renan ne logera-t-il en Arcadie qu'un
Jésus de confection? Par bonheur, le
paroissien de Tréguier a enfin placé le
drame de la croix sous un éclairage
eschylien et qui aurait pu, le conduire
à se colleter avec la grandeur
prométhéenne du génie des suicidaires de
leur ciel.
" L'histoire
littéraire offre, du reste, écrit-il, un
autre exemple qui présente la plus
grande analogie avec le phénomène
historique que nous venons d'exposer ,
et qui sert à l'expliquer. Socrate, qui,
comme Jésus, n'écrivait pas , nous est
connu par deux de ses disciples,
Xénophon et Platon, le premier répondant
par sa rédaction limpide, transparente,
impersonnelle, aux synoptiques, le
second rappelant par sa vigoureuse
individualité l'auteur du quatrième
évangile. Pour exposer l'enseignement
socratique, faut-il suivre les
Dialogues de Platon ou les
Entretiens de Xénophon ? Aucun doute
à cet égard n'est possible; tout le
monde s'est attaché aux Entretiens
non aux Dialogues. Platon
cependant n'apprend-il rien sur Socrate?
Serait-il d'une bonne critique, en
écrivant la biographie de ce dernier, de
négliger les Dialogues? Qui
oserait le soutenir? L'analogie,
d'ailleurs, n'est pas complète et la
différence est en faveur du quatrième
évangile. C'est l'auteur de cet
évangile, en effet, qui est le meilleur
biographe , comme si Platon, tout en
prêtant à son maître des discours
fictifs, connaissait sur sa vie des
choses capitales que Xénophon
ignorait tout à fait. " (C'est
moi qui souligne) XXXV-XXXVI) Qu'en
est-il des "choses capitales" qu'ignore
le globe oculaire des biographes au
petit pied et qu'en est-il de la
lanterne des Diogène du ciel?
8 - Psychanalyse politique de
l'incarnation
La réflexion
anthropologique sur la notion même de
biographie a enfin débarqué dans
l'initiation du néophyte au tragique de
l'histoire. Du coup, nous commençons
d'apercevoir la portée du drame
intellectuel qui déchirera le petit
séminariste breton entre les confiseries
religieuses de son village et l'appel à
la révolte cérébrale des prophètes que
l'histoire place sous le couperet de la
mort. Il va falloir tenter de comprendre
la vie spirituelle de Jésus et de
Mahomet, il va falloir entrer de plain
pied dans la révolte des guerriers
sommitaux de l'intelligence. C'est
toujours avec la divinité cruelle et
manchote de son temps que le génie
iconoclaste se collette. On ne tue
jamais un prophète que pour venger
l'offense à la sottise de l'idole du
moment. La vocation d'Isaïe, de Jérémie,
de Jésus, n'est autre que de délivrer la
divinité elle-même de la zoologie dont
son encéphale demeure entaché.
Imagine-t-on la titanesque audace du
prophète qui fait dire au Jahvé des
juifs terrorisés de son temps qu'il a
horreur des sacrifices et que toute
cette charcuterie sacrée le fait vomir?
Mais, répétons-le,
si le Jésus transcendant aux madrigaux
de la foi s'élève, selon Renan lui-même,
à la hauteur de la vie spirituelle, donc
symbolique d'un Socrate véritable -
celui que Platon a élevé au rang du
suicidaire de la philosophie - qu'en
serait-il d'un "Jésus" que Platon ferait
accoucher de son encéphale "divin" et
qu'il élèverait à la dramaturgie des
kamikazes de "Dieu"? Comment se fait-il
que les obstétriciens de la théologie de
l'incarnation d'un dieu nouveau soient
allés beaucoup plus loin que Mahomet
dans l'audace des grands blasphémateurs,
comment se fait-il que l'auteur du Coran
soit demeuré un homme et seulement un
homme? Que se serait-il passé si, à
titre posthume, ses théologiens
l'avaient proclamé le fils unique
d'Allah et s'il partageait de nos jours
ce statut avec le fils de Marie?
Mais si le "Jésus"
imaginaire de Platon se révélait aussi
surnaturel et aussi transcendant aux
mièvreries de la foi que le Socrate du
Théétète, du Phédon,
du Ménon, de l'Apologie,
de l'Euthyphron - le génie
de son vrai biographe en a fait une "abeille
emportant son miel", et il fera "bouillonner"
la philosophie de siècle en siècle - il
faudra se demander s'il aurait écrasé de
toute sa hauteur le gentil Socrate des
Entretiens de Xénophon, et
cela pour le motif qu'il serait né à son
tour de la semence divine. Aurait-il
également transité par les entrailles
d'une vierge miraculeusement fécondée du
haut des nues?
Un apôtre Jean
changé en biographe du Socrate
transcendantal des chrétiens serait
catégorique sur le point le plus focal:
à l'instar de Mahomet, le Jésus du IVe
Evangile n'est ni le fils physique du
créateur de l'univers, ni le "Saint
Esprit" en personne. Non, le crucifié
johannique n'est en rien l'âme et le
corps du ciel vivant au sens où l'Eglise
l'entendra à partir de saint Anselme au
XIe siècle.
Comment se fait-il
que le génie religieux de Jean s'en
tienne à Xénophon sur le point le plus
décisif de la christologie, celui du
mythe de l'incarnation de Dieu, et qu'il
passe outre non seulement au récit païen
de la corporéité de la divinité des
chrétiens, mais aux niaiseries de la
légende des rois mages et à la mise en
scène d'une rencontre artificielle entre
la naissance à Nazareth du dieu réputé
en chair et en os et les exigences
impérieusement apprêtées des rédacteurs
vétéro-testamentaires, qui faisaient
naître à Bethléem le messie annoncé ?
9 - Esquisse d'une anthropologie du
mythe de l'incarnation
Mais alors,
pourquoi, à l'autre extrémité de la
chaîne, Jean le réaliste de l'absolu
est-il le seul des quatre évangélistes à
vous confectionner le miracle en carton
pâte de la résurrection de Lazare, le
malheureux traînard, le sursitaire en
retard sur sa fosse et sa poussière?
Autrement dit, comment donner son sens
religieux, donc johannique et
platonicien, au fait bizarre qu'au cours
des siècles, la légende païenne de
l'incarnation du Zeus des chrétiens se
soit révélée politiquement plus payante
que son contraire, alors que Mahomet
s'est constamment auto-minusculisé face
à la toute puissance d'Allah et que son
trépas n'a nullement bénéficié d'une
remise de peine temporaire et
microscopique?
Dans son poème surLa mort de Mahomet Victor
Hugo fait dire au prophète:
" Je suis cendre
comme homme et feu comme prophète. (…)
Le soleil a toujours l'aube pour
précurseur.
Jésus m'a précédé, mais il n'est pas la
Cause.
Il est né d'une Vierge aspirant une
rose.
Moi, comme être vivant, retenez bien
ceci,
Je ne suis qu'un limon par les vices
noirci ;
J'ai de tous les péchés subi l'approche
étrange ;
Ma chair a plus d'affront qu'un chemin
n'a de fange,
Et mon corps par le mal est tout
déshonoré . (…)
La semaine
prochaine, je demanderai au globe
oculaire de l'anthropologue des
monothéismes quel regard il porte sur le
mythe de l'incarnation d'un seul des
trois dieux uniques dans la politique,
l'histoire et la guerre - puisque le
prophète des chrétiens est le seul que
Clio ait porté sur les fonts baptismaux
du plus vieux sacrifice - celui
d'Iphigénie.
Le 19 octobre 2013
Reçu de l'auteur
pour publication
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