Décodage anthropologique de l'histoire
contemporaine
Le naufrage grec et l'anthropologie
politique contemporaine (2)
Manuel de Diéguez
Manuel de Diéguez
Dimanche 17 juin
2012
Le bateau ivre de la laïcité
La
vocation d'introduire dans les systèmes
d'éducation laïcs des démocraties les
paramètres d'une réflexion
anthropologique sur les méthodes
d'analyse de l'épouvante originelle dont
notre espèce se trouve frappée s'inscrit
dans un siècle de l'interprétation de
l'évolution de l'encéphale simiohumain.
Mais ni l'accession de quelques
électrons à la recherche mondiale sur
une animal effrayé de naissance, ni la
bonne volonté d'une laïcité trop
superficiellement remise en marche n'ont
réussi à ramener sur la terre ferme une
bête tombée en panne de voilure et
toujours sur le point de s'envoler dans
son vocabulaire. On trouvera un début de
spectrographie des verbes expliquer
et comprendre dans
Comment peser les
civilisations (2)
.
Mais il y a plus : se construire une
divinité, c'est-à-dire un pilier mental
dans le cosmos, c'est tenter d'éviter
notre largage sans boussole ni amarre
dans une immensité muette et privée de
pilote. Pouvons-nous laisser l'Europe de
la pensée s'endormir dans une raison
amputée de l'esprit critique des
philosophes et arbitrairement enlisée
depuis 1905 ou bien les travaux
inachevés de l'intelligence se
distinguent-ils des rêveries
théologiques arrêtées en ce que notre
entendement signerait son arrêt de mort
à s'immobiliser? Aussi les vraies
Républiques sont-elles conviées à
conjurer sans fin la fossilisation de
leur cervelle. Il nous faudra donc
éduquer une catégorie de pédagogues en
mesure d'enfanter l'encéphale de
l'humanité de demain. Voilà ce que la
Grèce des descendants de la bataille de
Salamine enseignerait à la géopolitique
contemporaine si, de génération en
génération, les sciences humaines des
démocraties s'inspiraient de la
vaillance de descendre les yeux grands
ouverts dans l'antre du genre
prométhéen.
1 -
Les premiers
logeurs de leur encéphale dans le cosmos
Une école des prêtres du silence et du
vide, une école des épéistes de la nuit,
une école des guerriers de la lucidité,
une école d'un sacerdoce de l'héroïsme
changerait l'école publique de notre
temps en un creuset de l'Eglise des
prophètes de l'intelligence et des
accoucheurs de la vie ascensionnelle de
la raison; mais, dans le même temps, une
République des finitudes créatrices
saurait qu'on ne tue pas une religion à
laïciser un bateau ivre, mais seulement
à enfanter des phalanges de la pensée
dignes de prendre la relève des "anciens
parapets" de l'Europe.
Faisons quelques pas sur les chemins que
le prêtre a empruntés au sortir du
paléolithique et qui lui ont permis de
conquérir les apanages cérébraux d'une
classe sociale relativement
méta-zoologique, celle que l'évolution
de notre espèce appellera à bénéficier
de privilèges réputés surnaturels, donc
transcendants à l'humaine nature.
Il aura suffi de quelques millénaires à
la caste des premiers hommes du ciel
pour se griser des parfums de
l'encéphale unique et hyper odoriférant
qu'ils ont hissé dans le cosmos et pour
rendre inamovible une boîte osseuse mise
en état de marche dans l'immensité.
L'examen de l'ameublement et de la mise
en service d'un crâne chargé d'assurer
la gouvernance suprême du cosmos nous
conduit à observer le type de
suréminence intellectuelle et psychique
propre aux coadjuteurs de Zeus. Mais
pour que des magiciens prennent le
commandement des neurones de tous leurs
congénères et pour qu'il soit impossible
de leur retirer ce sceptre des mains, il
leur a fallu découvrir l'arme
stupéfactoire des sortilèges. De nos
jours encore, et sur toute la terre, le
génie de la sorcellerie préside aux
gestuelles des acteurs chamarrés de
trois monothéismes minutieusement
aménagés.
2 -
Adam sous la meule du tragique
Le clerc monothéiste se retranche
bientôt dans une étroite intimité avec
le créateur de l'univers auquel il prête
allégeance et qui le glorifiera en
retour de le servir corps et âme. Si
toutes les phalanges sacerdotales
témoignent de leur totale dépendance à
l'égard du savant suprême chargé de
gouverner le cosmos et si les somptueux
héritiers des sorciers locaux des
premiers âges se sont donné le statut de
chambellans enrubannés, de dignitaires
couverts de bijoux précieux et
d'ordonnateurs chamarrés des cérémonies
et du protocole les plus solennels
auxquels le roi du ciel se complaît,
vous pensez bien que les législateurs de
l'éternité n'auraient pas conquis les
grâces d'en haut s'ils ne s'étaient pas
convaincus de tenir les rênes de
l'absolu aux côtés de leur souverain.
Mais comment se sont-ils persuadés de
partager les secrets politiques et
cérébraux du roi de l'univers ? Une
laïcité qui ne décrypterait pas les
arcanes psychogénétiques d'un délire
aussi universel ne se mettrait pas à la
hauteur d'un mystère de ce calibre.
Qu'en pense l'humanisme mondial
d'aujourd'hui?
Mais ce n'est pas tout: figurez-vous
qu'accrocher la glèbe du monde aux
étoiles n'est pas une mince affaire. Si
les palefreniers du cosmos qui tiennent
le cheval du temporel par la bride ne
sont jamais placés sous la lentille
d'une anthropologie digne de ce nom,
c'est que la spéléologie de l'orgueil
simiohumain en est aux balbutiements ;
et si notre civilisation ne dispose
encore que de quelques broderies à
coudre sur le tissu de la vie et sur
l'abîme de la mort, c'est qu'elle se
croit encore colloquée dans le cosmos
microscopique du Moyen Age.
3 - Le joug du
verbe exister
Une éducation laïque rationnelle
commencera donc par informer les enfants
de ce que la lumière fait vingt-sept
mille fois le tour de la terre à l'heure
et qu'elle met quinze milliards d'années
à franchir l'étendue approximative de
l'univers de la matière. Mais les naïfs
arpenteurs de l'infini qui prouvent ces
dimensions se moquent de vous; l'étendue
n'est jamais qu'un grain de sable dans
le néant et toute frontière renvoie à un
en-deçà et au au-delà de son tracé.
Quant au temps, cette étrange matière
fond comme neige au soleil sous la
poigne de la vitesse d'un photon.
Voici
que l'épouvante devant l'immensité qui
nourrissait la foi religieuse depuis la
découverte de l'infini - il y a quatre
siècles seulement de cela - voici que
cette épouvante, dis-je, se change en
courage, tellement il est grotesque
d'imaginer qu'une divinité construite à
l' image d'un puceron s'occuperait des
affaires de ses bestioles: si un vrai
Dieu pouvait "exister", ce serait hors
d'un espace et d'une durée qui encadrent
ce verbe dans nos têtes et le rendent
dérisoire, de sorte que vous êtes sûrs,
les enfants, de gagner le pari de Pascal
haut la main, puisque vous avez bien
raison de nier l' "existence" d'un Dieu
qui, s'il "existait", rendrait ridicule,
le petit verbe exister que vous
conjuguez dans l'espace et le temps.
Décidément, votre apprentissage du
courage de penser sera un monachisme
républicain, décidément votre raison
aiguisera l'acier d'une ascèse,
décidément, votre logique sera votre
ciseau et votre burin. Apprenez à
tailler et à sculpter le matériau
neuronal que Spengler appelait l'esprit
faustien de l'Europe. Mais le glaive de
la classe sacerdotale de l'intelligence,
vous l'aiguiserez sur la meule du
tragique.
4 - Premier
discours de la République aux enfants
des écoles
La vocation première de l'animisme fut
de donner vie à l'univers. A l'origine,
la magie enfanta tous les êtres vivants.
L'incantation vocalisée procèdera à
l'enchantement du cosmos des autels.
Remettons donc une fois encore la
sorcellerie sur l'enclume de la pensée
grecque. Car, à l'aube des magiciens, la
poésie n'est-elle pas une sorcellerie
verbale dont nous vivons encore?
Prenez le joyau étincelant de ses feux
et de ses cordages que fut Rimbaud,
prenez la carcasse retentissante du
bateau ivre du poète de l'errance,
prenez cette quille inerte, cette coque
percée, cette carène vermoulue et
dites-moi si le sorcier qui la berce sur
l'océan et lui donne sa cadence ne
rythme pas l'univers à la manière de
"Dieu"! Voici que les neiges se disent
"éblouies", voici que des "glaciers", et
des "soleils d'argent", et des "cieux de
braise" disputent leurs voix aux
"serpents géants dévorés de punaises".
"L'homme habite le monde en poète",
disait Heidegger. Quel ciel des mots
arme "la mer, la mer toujours
recommencée" de Valéry ou la "mer allée
avec le soleil" du poète de l'éternité!
Le tragique moderne commence de dessiner
ses traits dans vos cerveaux d'enfants.
Demain, vous saurez qu'en tous lieux de
l'immensité vous n'entendrez jamais que
le son de votre propre voix, mais que si
vous laissiez l'univers retourner au
silence, vous retrouverez la bête qu'un
cosmos inhabité condamnait à se taire.
Et maintenant, mille échos vous
répondent. Mais comment
exorciseriez-vous votre solitude à
peupler le néant d'interlocuteurs
fantastiques?
Valéry écrit "midi le juste". Pourquoi
change-t-il le soleil en horloge de feu?
Pourquoi l'aiguille des heures
porte-t-elle le sceptre de la justice?
Pourquoi le fléau de la balance de
Thémis se pointe-t-il vers le ciel ?
Parce que le poète n'est pas seulement
le sorcier en chef du système solaire,
mais également le magistrat suprême qui
fait trôner l'équité de "Dieu" au cœur
de la vérité.
Apprenez le double joug de ne vous
adresser à personne d'autre qu'à
vous-même et à faire parler le ciel en
poètes, apprenez à vous armer des feux
de votre intelligence dédoublée. L'habit
de lumière des poètes vous fait habiter
l'éternité.
5 - L'avenir de
la loi de 1905
En vérité, le
premier pas d'une fécondation
philosophique et anthropologique de la
loi de 1905 sera d'apprendre à observer
le Zeus simiohumain dans le miroir de
l'enracinement de ses adorateurs dans la
sorcellerie. J'ai déjà dit (-
Le naufrage grec
et l'anthropologie politique
contemporaine,10
juin 2012) que les personnages cosmiques
ne quitteront pas tout subitement
l'écran de la politique et de
l'histoire. Il ne suffira pas de
renverser leurs statues dans vos têtes;
encore faudra-t-il que leur chute hors
de l'espace et du temps se trouve
fécondée par la découverte des origines
zoologiques de l'encéphale de notre
espèce. Sachez donc que tout
pithécanthrope est à la fois un
bénisseur-né et un tyran invétéré et que
c'est précisément à ce titre qu'il
s'auto-statufie et s'arme du sceptre des
dieux dans le vide de l'immensité. Mais
derrière le miroir, un dieu absent de
tous les écrans est prêt à bondit sur
votre laïcité au petit pied. Ce vigile,
ce guetteur, ce piégeur a rendez-vous
avec une humanité qui n'est pas encore
née et dont vous serez les
annonciateurs.
C'est
dire que les rouages et les ressorts de
la République ne s'éclaireront que si le
néant prend de la hauteur dans
l'éducation nationale. Pour cela,
l'instruction publique commencera
d'apostropher le glorieux vermisseau que
nos ancêtres appelaient Dieu et qu'ils
avaient hissés dans le cosmos. Mais
qu'est-ce qu'un animal ambitieux de tuer
sa propre mort, qu'est-ce qu'une bête
qui fait sa proie du cadavre de Chronos,
qu'est-ce que le bipède détoisonné qui
parvient à retirer l'éternité de son
catafalque et à lui donner pour temple
la "mer allée avec le soleil"? Si le
néant bénissait vos élévations, si son
feu allumait le flambeau du poète, le
docteur Faust sortirait de son mausolée
et demanderait à l'Europe de retirer
Prométhée de son sépulcre.
Nous attendons le retour de la déesse
dont les Grecs avaient fait l'héroïne de
leur audace cérébrale. La civilisation
d'Athéna est la seule dont la douceur
avait bercé la raison humaine d'une
musique de la mort. Peut-être la nation
d'Orphée descendra-t-elle au royaume des
ombres, peut-être ressuscitera-t-elle
dans la pleine lumière de
l'intelligence.
6 - A la croisée
des chemins
Jamais l'intelligence humaine n'avait
régné à la fois sur le vide et sur le
sonore, jamais le cœur et la raison ne
s'étaient partagés aussi lucidement
l'empire du tragique, jamais la Grèce
d'Orphée et la Grèce de Prométhée
n'avaient observé leurs sceptres
respectifs de si haut, jamais notre
espèce n'avait tenu entre ses mains la
machinerie de l'univers et le temple
vide où le bateau ivre de Rimbaud
promène son errance.
Nous
sommes à la croisée des chemins de la
conscience, celle où la lucidité porte
son regard sur le navire et sur le
navigateur confondus. L'heure a sonné où
le bimane cérébralisé se trouve condamné
à écouter sa propre voix au plus secret
de la mécanique de l'inerte et au plus
profond de ses tentatives de se rendre
signifiant à sa propre école. Du coup,
le théâtre des courages et des peurs de
la raison se situe au cœur de
l'anthropologie moderne.
Pour
tenter d'observer à l'école de la Grèce
d'aujourd'hui les raisons
psychobiologiques pour lesquelles les
religions ne se laissent ni oublier, ni
réfuter, il faudra non seulement se
résigner à scruter les fondements des
mythologies sacrées dans la politique,
mais se résoudre à préciser les méthodes
d'analyse qui ouvriront les yeux des
sciences humaines de demain sur
l'évidence qu'au cours de son escapade
sans cesse interrompue hors du règne
animal, le genre simiohumain se trouve
constamment en suspension entre deux
âges. Pourquoi tente-t-il en vain et de
siècle en siècle de se doter d'un guide
qu'il colloque dans un monde imaginaire,
sinon afin de paraître se donner les
moyens de rendre inébranlable l'autorité
qu'il lui faut exercer sur lui-même?
C'est dire également que, dans le monde
entier, l'instruction publique des
peuples instruits au sein des Etats dits
démocratiques et laïcs se trouvera
entravée aussi longtemps que l'humanisme
occidental ne se sera pas mis en mesure
de guider une métamorphose significative
du capital psychobiologique terrorisé
des évadés actuels de la zoologie.
L'anthropologie critique sera une
spectrographie de la peur. A ce titre,
elle élèvera l'angoisse de l'espèce
simiohumaine au rang d'un personnage
historique dont l'observation modifiera
le paysage de Clio. Mais seuls des
neurones qui auront pris autant d'avance
sur ce siècle titubant que la
Renaissance sur les ténèbres du Moyen
Age permettront de se poser la question
du courage intellectuel dont une espèce
apeurée se dotera face au silence et au
vide de l'immensité où le bateau ivre de
Rimbaud arrache la grandeur humaine au
néant.
Le 17 juin 2012
Reçu de l'auteur
pour publication
Les textes de Manuel de Diéguez
Les dernières mises à jour
|