Si les chevaux avaient colloqué dans leur ciel un dieu de leurs
sabots et de leurs crinières, nous deviendrions de grands
savants ès chevaux à écouter ce qu'ils feraient dire à leur
divinité. Aussi est-il ridicule de savoir que les dieux ou le
dieu de tous les humains se promènent exclusivement dans la tête
de leurs adorateurs et, dans le même temps, de renoncer à se
demander comment ils s'y sont installés, ce qu'ils y racontent
toute la journée et ce que leurs récits révèlent de la
complexion psychique et de la tournure d'esprit des créatures
qui chantent leurs louanges. Considérant qu'il n'est pas de
document anthropologique plus gigantesque , plus éloquent et
plus consultable du matin au soir que les idoles auxquelles
notre espèce prête sa voix et qu'elle dote d'un encéphale
démesurément agrandi, j'ai publié, en 1965, chez Plon un essai
provisoirement intitulé Essai sur l'avenir poétique de
Dieu, dans lequel Bossuet, Pascal, Chateaubriand et
Claudel faisaient parler le Créateur sur le ton et avec les
accents que l'on sait.
Il faut se
souvenir qu'en ces temps reculés, le créateur mythique de
l'univers s'appliquait encore à courir sur les traces de ses
Orphée et qu'il en copiait le souffle et le génie. Il me
paraissait instructif de suivre pas à pas le démiurge sur les
chemins que nos poètes assignaient à ses enjambées dans notre
poussière. Ses traces sur le sol et sous le soleil m'ont conduit
tout droit à la conclusion qu'une divinité dont la dégaine de sa
théologie serait commune à tant de plumes aux senteurs
illustres, multiplie, en réalité, un Céleste prétendument
unique, mais trop parfumé d'étoiles pour s'enclore dans un seul
ciel. Comment la mise en musique d'un seul acteur du cosmos par
tant de compositeurs rivaux les uns des autres leur
permettrait-elle de croire en l'existence d'un autre Jupiter
qu'en celui dont ils plongent la plume dans leur propre encrier?
Quarante cinq ans plus tard, je me demande
si plusieurs siècles de lustrage du héros de la Genèse sous le
ciel de la France ne l'auraient pas transporté sur un astéroïde
privilégié de l'âme et de l'esprit de notre espèce. Car enfin,
le protagoniste juif, chrétien et musulman du cosmos change sans
cesse de lyre, de livret et de pouvoir à se déplacer d'un
continent à l'autre, de sorte qu'il met le verbe exister à la
torture et notamment au sein de la littérature, de la musique et
de la philosophie.
2 - Un Dieu gringalet
Si j'avais à recommencer mon ouvrage, peut-être
l'intitulerais-je Essai sur l'avenir politique de Dieu.
Car, en 1965, le Général de Gaulle avait chassé depuis près de
trois ans un libérateur de l'Europe devenu abusif; et j'étais
candidement convaincu que les autres nations du Vieux Monde ne
manquerait pas de se libérer à leur tour de la présence de
troupes étrangères sur leur sol. Jamais l'enfant que j'étais
demeuré n'aurait imaginé qu'un demi siècle plus tard, non
seulement le guerrier de 1945 demeurerait incrusté sur tout le
territoire de l'Allemagne, de l'Italie et du Japon, mais que le
nombre de ses bases militaires ne cesserait de croître et
s'élèverait à plus d'un millier sur les cinq continents. Mais,
même si je m'étais lancé dans la littérature de fiction, je
n'aurais pas poussé le délire jusqu'à rédiger un scénario
fantastique selon lequel le communisme s'effondrerait comme un
château de cartes et que, vingt ans après la chute dans la
poussière d'une religion du salut par l'utopie, la lâcheté et la
peur des gouvernants démocratiques de l'Europe serait devenues
si invétérées qu'aucun de ces champions de leur sottise ou de
leur cynisme ne tenterait seulement de mettre un terme à la
présence d'un occupant armé jusqu'aux dents sur les arpents de
leur servitude, et qu'en 2010, on entendrait, d'un côté,
l'ambassadeur de Chine dire à Bruxelles que la servilité du
Vieux Monde offre un spectacle pitoyable et pathétique, tandis
que, de l'autre, le Président des Etats-Unis demanderait à
"Dieu" de perpétuer la domination de l'Amérique sur le monde.
Pis encore: ma naïveté était restée
infantile au point que je croyais lire un livre d'images de
l'histoire de la liberté dans le monde, alors que les peuples
domestiqués du Vieux Continent ne bronchaient pas davantage que
les Etats-vassaux qui les dirigeaient sous le sceptre de
l'étranger. Et maintenant encore, la presse italienne se réjouit
de l'extension continue des forteresses du vainqueur sur ses
labours ; car, dit-elle, cela favorise le tourisme et le
commerce locaux. Du coup, il est clair comme le jour qu'en moins
d'un demi-siècle, le Dieu des chrétiens est devenu un nain de
l'Histoire de la planète et que son impotence elève le Zeus des
Grecs du VIe siècle au rang d'un géant. Pourquoi cet invertébré
du cosmos est-il tombé dans une léthargie plus complète ne le
laissait présager sa réduction progressive à l'état de vapeur ?
Pourquoi ce mollusque s'est-il divisé entre deux théologies de
la paresse de son ciel? D'un côté, on voit l'Olympe des
chrétiens bénir l'Amérique et saluer la puissance de cet empire,
de l'autre, notre petit Dieu devenu gringalet demande à notre
civilisation de cacochymes de leur foi de s'enchaîner sans cesse
davantage à sa potence.
3 - De
la minusculité de Dieu
Mais peut-être l'analyse anthropologique et critique de la
politique des mythes sacrés en général et du Dieu-nain des
chrétiens en particulier n'est-elle pas la meilleure
continuation que je pourrais donner à mon modeste essai de 1965,
parce qu'un autre titre me trotte dans la tête: "Essai sur
l'avenir philosophique de Dieu". Car enfin, c'est
volontairement, me dis-je, que l'Europe des Pygmées attache les
chaînes d'un ciel manchot à ses chevilles, c'est volontairement
que le Continent de la minusculité de son Jupiter plie l'échine
devant un maître du monde coupable d'avoir égaré son sceptre en
route, puisqu'aucun ennemi ne menace ses valets.
Comment se
fait-il que le guerrier armé jusqu'aux dents contre lequel le
ciel américain des démocraties était censé armer ses protégés en
livrée ait quitté les planches de Pékin à La Havane et que
l'Alexandre de la démocratie mondiale lèche encore le sang séché
de son glaive à Berlin, à Rome, à Tokyo? Cette question
n'est-elle pas anthropologique à souhait? Mais comment seulement
concevoir une anthropologie qui ne serait pas philosophique au
premier chef, puisque la pesée de notre boîte osseuse ne nous
renvoie plus ni à la métaphysique d'Aristote, ni à la médecine
de Gallien, mais à notre histoire et à notre politique sous le
ciel délavé des démocraties? Il faudra donc que cette discipline
encore juvénile devienne suffisamment rationnelle et musclée
pour qu'elle ose se demander, même à petits pas, pourquoi les
évadés de la zoologie demeurent des animaux domestiques d'un
siècle à l'autre et pourquoi, d'un millénaire au suivant, la
servilité innée de leur nature les contraint de placer leurs
chromosomes sous la bannière d'un chef du ciel de l'endroit et
de ses mimes gesticulants sur la terre.
Je me repens du
péché de jeunesse d'avoir peint le Dieu des serfs sous les
couleurs de quelques-uns de ses athlètes, alors que l'encéphale
simiohumain se nourrit seulement d'un mélange diversement
colorié de la politique avec une poétique au petit pied. Mon
excuse est dans Homère, qui, le premier a mis notre espère à
l'école d'un Gulliver. Aussi le Zeus de Pascal était-il demeuré
un esprit politique aiguisé à l'école des rebelles de
Port-Royal, celui de Bossuet, un esprit politique aiguisé à
l'écoute du trône herculéen de Louis XIV, celui de Chateaubriand
un esprit politique aiguisé sur la meule du génie d'une
civilisation polyphonique, celui de Claudel un esprit politique
aiguisé par mille mésaventures dans le siècle, le Jupiter des
démocraties un esprit politique forgé sur l'enclume d'une
dramaturgie de la Liberté, tandis que le roitelet qui traîne
maintenant son ossature dans le ciel de l'Europe est si
efflanqué et si cacochyme que sa voix chevrotante n'est plus
qu'un long balbutiement.
On trouvera
ci-dessous une esquisse du Titan des songes qui n'existera
jamais, à moins que nous nous décidions à le faire exister par
la plume et par l'épée. De quel glaive de l'esprit Malraux
armait-il ce géant?
4 - Le
musée des idoles
L'auteur de La Condition humaine était philosophe,
donc incroyant; mais c'est précisément à ce titre qu'il évoquait
la gloire à venir de la "vie spirituelle" de l'Europe et
du monde du XXIe siècle. Il faut donc nous demander si, de tous
temps, le feu des voyants et des prophètes n'aurait pas passé
par l'incandescence intellectuelle et morale des Titans de
l'athéisme, ; car personne ne croit plus que le "spirituel"
reviendra s'agenouiller devant des cierges et des ciboires. Mais
si la vraie "vie spirituelle" déserte non seulement les ex-votos
asthéniques des églises et les bandelettes desséchées des
dogmes, mais également la croyance en l'existence d'une divinité
vaporisée dans l'immensité, si, autrement dit, l'évidence
s'impose que les idoles sont inégales par le volume de leur
conque cérébrale et qu'elles sont affutées comme des couteaux ou
stupides comme champignons après la pluie, alors il faudra peser
l'encéphale actuel des rescapés de la nuit animale.
Quel grand et beau défi qu'adresse à l'intelligence
d'aujourd'hui la définition que Malraux a donnée de la "vie
spirituelle" au siècle des techniques, de l'évolutionnisme et de
la psychanalyse! Car le défi de l'auteur des Voix du
silence offre une chance immense de sceller un pacte
nouveau et plus vivant que l'ancien entre l'encéphale du IIIe
millénaire et une "vie spirituelle" qui permettrait à notre
conque osseuse de démonter les rouages des divinités
contrefaites d'autrefois et de celles d'aujourd'hui. Quelle est
la nature du privilège fabuleux dont jouit le simianthrope de
planter son regard droit dans les yeux de ses idoles et de les
épingler en tant que telles dans ses albums? Si saint Jean de la
Croix ou saint Anselme revenaient parmi nous, ils bondiraient
d'une joie sacrilège d'apprendre à dérouiller les ressorts du
dieu biblique. Avec quel empressement ils nous nettoieront cette
machine cérébrale, avec quelle ardeur leur génie découvrirait la
condition simiohumaine à nouveaux frais, avec quel élan ils se
mettraient à l'écoute du géant du silence qui a mis l'Europe à
l'heure de sa nuit à venir ! Et pourtant, les totems du
simianthrope ne sont pas encore exposés sous le ciel de
l'intelligence de demain.
5 - La
raison du mystique
L'adjectif spirituel renvoie à spiritus et
spiritus à spirare, respirer. Mais qu'est-ce que les
mystiques appellent respirer ? Ils écoutent un souffle, un
afflatus; et il semble que leur faculté d'entendre leur voix
la plus intérieure dans le haut-parleur de leur Jupiter se
confond avec leur capacité de se distancier de leur propre
effigie. Mais l'on se demande bien ce qu'entend l'intelligence
critique des prophètes quand elle exerce son pouvoir de
conquérir un recul, donc de s'éloigner du spectacle, donc
d'observer la scène du dehors et, comme on dit, de "prendre de
la hauteur". En quel personnage le mystique se dédouble-t-il
afin de se distancier davantage du monde et de sa propre effigie
que ses congénères? Quelle est la nature de l'idole qui
s'obstine à gîter dans sa pauvre tête? Car sitôt qu'il se tient
sur ses pieds et commence à marcher d'un pas assuré, le mystique
devient un savant anthropologue et, à ce titre, il voudrait non
seulement apprendre à observer son totem, mais à prendre en
pitié le dieu misérable qui traîne encore dans la boîte osseuse
de ses semblables.
Qu'en est-il du
recul cérébral que requiert un aussi étrange exercice de la
raison simiohumaine et comment cet exploit du mystique se
distingue-t-il de la pauvre distanciation intellectuelle des
philosophes d'école et des savants? Car enfin, qu'est-ce que
l'intelligence à laquelle le silence et le vide donnent son
souffle, sinon la faculté d'armer le regard des premiers mots
distanciateurs, qu'on appelle provisoirement des concepts ?
Dira-t-on que la faculté encore embryonnaire de cerner le
concept de Zeus ou du dieu flou des chrétiens serait
radicalement étrangère à celle de la haute pensée scientifique ?
Quand Pascal prend connaissance de ce qu'il est verbifique de
prétendre doter la nature d'une horreur naturelle du vide, parce
que l'horreur ne ressortit en rien à la physique, , quel est le
genre de retrait mental qui l'inspire et dont il accueille la
voix, sinon celui qui lui ouvre les yeux sur un
dysfonctionnement inné de la tête de ses congénères? Et que
voit-il à fixer son regard sur l'univers qui trône dans
l'encéphale du physicien du Moyen Age, sinon un acteur censé
prendre la parole et qui s'appelle le cosmos ? Qu'en est-il des
crânes qui donnent la parole à ce genre de personnage?
6 - La mystique et la science
On prétend que le physicien moderne refuse
désormais de laisser l'univers se lancer dans de vains discours,
on soutient qu'il surveille du coin de l'œil une matière qui
voudrait se rendre volubile, on le crédite de se méfier de
l'éloquence des atomes. N'est-ce pas déjà une idole qu'il
démantibule, un totem qu'il désacralise, un fétiche insolent
qu'il condamne à se taire ? Et que fait d'autre Isaïe que de
foutre son poing sur la gueule d'une idole? Depuis Pascal, toute
l'histoire de la physique moderne est celle d'un démontage de la
parole du "droit" et de la "loi" qui étaient censés faire tenir
le discours des cités aux planètes et aux étoiles sous prétexte
qu'elles suivent des parcours réguliers, donc prévisibles, donc
profitable.
Qu'en est-il donc du recul de la raison du
mystique quand il rend pitoyable l'idole à laquelle il a fermé
la bouche? Il y a belle lurette qu'il a convaincu les animaux
qui l'entourent que les montagnes et les fleuves sont de piètres
orateurs; mais il n'a pas fini de se demander pourquoi ses
prétendus semblables les ont pris si longtemps pour de fieffés
discoureurs. Il est donc instructif de placer le cerveau des
ancêtres sous le regard d'une science psychologique trans-humaine;
mais il est difficile d'entendre la voix de l'intelligence qui
vous éloignera des bavardages des idoles d'aujourd'hui, qui
prétendent s'être évadées du cosmos et qui viennent maintenant
discourir sous l'os frontal du chimpanzé cérébralisé, vocalisé
et plus prosterné que jamais devant des interlocuteurs aussi
imaginaires que les précédents. Quelles seront les voix du
silence qui feront entendre les criailleries des idoles?
7 - La
mystique au bûcher
Le mystique est
un psychologue des totems de la tribu. A ce titre, il
radiographie la masse cérébrale et les poumons des trois dieux
uniques censés faire retentir l'univers des échos de leurs voix
; à ce titre, il se révèle un distanciateur beaucoup plus
audacieux que les physiciens du Moyen Age, qui tremblaient de
peur devant le vide dont ils se trouvaient habités. S'il s'agit
d'une distanciation plus performante que celle du savant, si le
regard du mystique va jusqu'à percer les secrets cérébraux du
simianthrope, si ce trans-photographe radiographie maintenant
des idoles vaporisées, il vous collera dans son album les
effigies des semi évadés du règne animal.
Pas de doute, disent les "voix du silence" d'André
Malraux, la distanciation propre aux sciences de la nature et le
recul qui appartient aux mystiques sont enracinés dans une seule
et même ambition de la raison; et toute la difficulté est de
distinguer le courage des savants et des philosophes de celui
des prophètes qui, eux, se donnent à assassiner par les adeptes
de l'idole mal terrassée et qui bouge encore.
De quel faux trésor les croyants se
croient-ils dépossédés pour qu'ils se ruent avec fureur sur les
assassins de leur totem? L'idole ne leur demandait-elle pas que
le sang coulât sur ses autels? L'idole ne torturait-elle pas ses
victimes dans les souterrains de son éternité? Si l'idole est
une bête sauvage, pourquoi ses adorateurs poussent-ils de grands
cris sitôt qu'on leur retire le tueur suprême dans le miroir
duquel ils se regardent avec une complaisance secrète?
L'homme du pari
avait substitué un autre interlocuteur à un cosmos épouvanté par
le vide: maintenant, le calcul du poids de la masse
atmosphérique allait remplacer, disait-il, le discours du vide
par un discours du plein, maintenant la pression exercée par la
pesanteur de l'air faisait monter l'eau dans les pompes à une
hauteur calculable avec précision, puisqu'elle dépendait à un
millimètre près de l'altitude à laquelle le puits aura été
creusé. Mais si nous ne savons pas ce qu'est la force et si ce
personnage de sens rassis est un totem aussi muet que le
précédent, sommes-nous condamnés à passer d'une scolastique
aléatoire à une scolastique payante ? Décidément le mystique
encore en quête d'une parole dans le cosmos côtoie un précipice
et court à chaque instant le risque d'y tomber.
Certes, le simianthrope est tout heureux de
lire ses nouveaux évangiles ; et il se réjouit fort d'avoir
remplacé les Saintes Ecritures par des nombres. Tout ce que
demande le singe nu, c'est que ça parle dans le cosmos. Puisse
la matière tuer le vide à l'école des plus sûrs calculs, puisse
la force se montrer une Pythie plus locutrice que l'ancienne,
puissent ses oracles apaiser une peur du silence qui monte de
partout. Le savant n'est pas homme à aller loin dans la
dissection de la bête parlante. Sitôt qu'on lui met de nouvelles
tablettes entre les mains, il vous tourne le dos et s'enfuit à
toutes jambes. Où court-il à si grands pas? Vers la casemate de
ses équations. Le voici à nouveau tout oreilles; des totems
chiffrés vont boucher les trous du cosmos. Le mystique, lui, ne
cesse de progresser sur un chemin sans prières. Ce guerrier de
l'intelligence est un blasphémateur-né. Voyez comme ce
suicidaire de la raison va donner sa tête à couper, voyez comme
l'idole le met hors de lui ! Cet enragé de la lucidité se
nourrit d'un pain inconnu des savants, le pain des sacrilèges.
Et voici que le souffle du blasphème prend en charge le sort de
son intelligence. Des profanateurs inspirés vont guider la
descente du mystique dans les entrailles du singe parlant. Pour
connaître l'encéphale de l'idole dans un cosmos enfin sommé de
se taire, il faudra découvrir des instruments de la raison
aiguisés, coupants, mortels.
8 -
Comment se colleter avec une idole ?
Le spéléologue
des idoles court vers le silence. C'est du Dieu tonitruant qu'il
apprend à porter sur ses adorateurs un regard lustral. Qu'en
est-il du bistouri à planter dans la sottise du simianthrope,
qu'en est-il du scalpel qui a fait d'Isaïe, de Jérémie,
d'Ezéchiel des chirurgiens de Jahvé? Décidément, la raison
pratique a remplacé le vide du cosmos par le plein des savants,
décidément, le singe vocalisé s'est armé d' un dogme effilé.
Qu'en est-il du recul du mystique chirurgical si sa
distanciation a pris de l'avance sur celle des sciences? Nous
voici à la recherche de la balance qui nous permettra de tenter
de peser notre intelligence.
Le mystique a
longuement pesé le fourrage de la physique classique, il a vu de
ses yeux l'inconscient du savant d'autrefois substituer à
"l'horreur du vide" le plein d'une matière bien décidée à
"parler raison" tout seule et à mettre au pas les routines du
cosmos des scolastiques, un cosmos que "Dieu" avait contraint
d'obéir à des lois - ce qui substituait un dieu des juristes à
l'épouvante des atomes privés de chef. Mais la raison des
mystiques va se diviser entre les régisseurs patentés de la
pauvre distanciation cérébrale dont dispose le simianthrope
ordinaire et le recul des vrais mystiques, qui vont illustrer
seuls une dimension entièrement nouvelle de la condition
simiohumaine.
Les théologiens
seront d'habiles artisans, d'excellents administrateurs, de sûrs
hommes de main et de vaillants légionnaires de leur divinité.
Tout le labeur de ces diplômés du ciel reviendra à fourbir les
armes doctrinales de l'idole. Ce n'est pas une mince affaire de
lui faire changer de parures d'un siècle à l'autre. Si vous la
couvrez d'or et de joyaux, vous allez l'appesantir à l'excès, si
vous la dénudez par trop, vous la livrerez à la potence. Quelle
est la dialectique du mystique qui lui permettra de porter un
regard de l'extérieur sur l'établi des façonneurs et des
modeleurs du totem? Car ou bien les manufacturiers du ciel
essaient de le stabiliser et, pour cela, il leur faut énoncer
des règles immuables de fabrication et de conservation de leur
divinité, ce qui la pétrifie et l'afflige d'une rigidité
inutilisable d'un siècle à l'autre; ou bien ils lui attribuent
des volontés changeantes et, du coup, les malheureux lui
retirent la majesté qui tient à l'immutabilité hiératique dont
le simianthrope fait un apanage de l'éternité. Car rien, parmi
les mortels, n'est plus soluble et flottant qu'un pouvoir qui ne
tire pas sa force de sa propre vigueur.
Tout le travail du théologien sera donc de
fabriquer la balance dont les plateaux mettront les attraits de
la flexibilité de l'idole en équilibre avec les prérogatives
attachées à sa raideur. Mais pour conquérir le recul qui lui
appartient en propre à l'égard des mécaniciens du totem,
l'expert en psychologie des idoles qu'on appelle le mystique se
forgera un outillage mental en mesure de plonger tel un faucon
sur le champ de manœuvre du théologien. C'est que le labeur et
la sueur des apprêteurs de l'idole se réduit à adapter le
personnage aux exploits que telle société attend d'elle en tels
lieux et à telle époque. Si le critère de la validité
théologique d'une divinité renvoie à la simple pesée de ses
performances sur le terrain, de quel recul l'intelligence du
mystique se réclamera-t-elle? Elle sera appelée à peser la
vanité viscérale de toute l'entreprise des organisateurs et des
appariteurs de l'univers.
9 - La
sonde spatiale qu'on appelle le mystique
Apprenons donc à
porter le regard sur l'enceinte même dans laquelle les
ingénieurs de l'idole se seront enclos. La distanciation
cérébrale particulière à la raison des mystiques sera celle qui
leur présentera le spectacle de la politique simiohumaine dans
toute son étendue et qui leur permettra d'en tracer les
frontières avec précision. En effet, si charitable en apparence
que sera l'idole forgée sur l'enclume des théologiens de la
condition simiohumaine de leur temps, il leur faudra lui fournir
à la pelle les apanages et les prérogatives d'un ordinateur
infaillible, d'un prudent administrateur et d'un sûr
gestionnaire du cosmos, donc d'un acteur politique de première
force - et il n'est pas de chef, hélas, qui n'use des armes
honteuses de la peur.
Le théologien
sera donc le metteur en scène universel de la peur politique du
simianthrope en ce qu'il dotera logiquement l'idole de bonté, de
ruse et de fureur. Comme il lui faudra afficher une charité
menaçante et armée jusqu'aux dents, afin d'engendrer le mélange
patelin de respect et d'épouvante sur lequel toutes les idoles
des sociétés simiohumaine seront nécessairement fondées, le
regard de haut que le mystique portera sur l'élixir des
expérimentations de leur ciel requerra une distanciation
apitoyée, donc un recul de la pensée qui lui permettra de
séparer clairement les ingénieurs du ciel dégradant de l'endroit
des aventuriers de leur âme, donc les laborantins de Jupiter des
visiteurs du silence. Qu'est-ce donc que la sonde spatiale qu'on
appelle le mystique?
Le XXe siècle,
dit Malraux le prophète, se trouve à la croisée des chemins de
l'histoire de l'intelligence, parce que les tractations
multimillénaires que le simianthrope a menées avec ses idoles
légèrement vêtues ou affublées d'uniformes rigides a pris une
tournure qui permet enfin de tracer le vrai parcours de la
pensée mystique de l'Occident. Car l'univers est devenu infini
depuis plus de cinq siècles sans que l'humanisme issu de la
Renaissance ait conquis, pour autant, les instruments d'une
connaissance profonde des saints d'un côté et des théologiens de
l'autre. Il y faut une distribution nouvelle des cartes de la
connaissance rationnelle. Par bonheur, l'ouverture de l'étendue
et du temps sur l'incapturable rend la tâche du mystique moderne
plus périlleuse encore que par le passé, mais également plus
exaltante, parce que le danger est redevenu immense de voir une
espèce effarée par le néant installer une idole sur le trône du
vide et de l'immensité et fournir seulement un colifichet de
l'éternité plus séduisant que les précédents à l'animal qui,
depuis la nuit des temps, ne cesse de danser autour de ses
totems.
10 -
L'animal du recul sans fin
Et pourtant, le mystique du IIIe millénaire découvre que sa
cervelle est distanciatrice de naissance; et il commence de
prendre possession de son véritable encéphale d'un pas plus
sacrilège qu'autrefois. Il sait maintenant que les évadés
partiels de la zoologie n'ont plus le choix: ou bien ils se
prosternent devant des exorcistes de leur propre épouvante, ou
bien ils se font un levier et une étoile de leur solitude.
Alors, leur raison subit une mutation dont l'évolution
antérieure de l'encéphale simiohumain ne leur fournissait aucun
exemple. Pour la première fois, l'avenir de la vie mystique
devient l'enjeu central de l'intelligence, tellement il s'agit
de savoir si les descendants d'un quadrumane symbolique
conquerront une dignité et une grandeur à se dresser sur leurs
pattes dans un univers désormais privé de frontières et de
capitaine.
La tentation est grande, pour le chimpanzé du vide, de succomber
aux délices de la soumission à un maître et à un protecteur.
Comme il se trouve que nos voix n'ont pas encore rencontré celle
du silence, le simianthrope porte un regard effrayé sur lui-même
et sur le monde; et il croit toujours qu'il est accompagné dans
le néant par des personnages fantastiques et bienveillants. Il
est à craindre qu'une espèce embryonnaire à ce point et accablée
de n'avoir ni joug à secouer, ni secouriste à supplier se
divisera en trois catégories, celle qui demeurera indifférente
aux questions sans réponse que lui pose son gigantesque
outillage, celle qui, n'ayant plus de guide de l'éthique
retournera à l'état sauvage et celle qui accèdera à un niveau de
conscience et de lucidité héroïques. Seule cette phalange
d'avant-garde de l'évolution saura que l'homme est l'animal du
recul sans fin de sa raison.
Comme tout philosophe, Malraux enseigne que celui qui se
collètera avec le néant se nourrira d'un immense étonnement; et
son étonnement deviendra le pain de son intelligence. Quand il
aura conquis les armes de la lucidité généalogique des voyants,
il aura de grandes chances de mettre en pleine lumière
l'évidence que le mystique distanciateur des premiers
millénaires demeurait condamné à se chercher des interlocuteurs
de plus en plus fabuleux dans le cosmos, afin de tenter
d'échapper au jeu de boules d'un espace et d'un temps qui se
moquaient de son infirmité. Mais l'intelligence de demain verra
que les façonneurs du totem - on les appelait des théologiens -
se rabaissaient eux-mêmes à miniaturiser leur boîte osseuse au
seul profit d'un tiers imaginaire. Etait-il un
auto-rapetissement plus outrancier que de loger un artificier
dans l'immensité et de lui mettre un ridicule chantier sur les
bras? Le mystique est l'athée dont le destin donne son souffle,
son recul, son élan, son élévation, sa vocation et son
itinéraire à une histoire de l'intelligence et de la conscience
dont le cerveau simiohumain se voudra le foyer et la forge.