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Opinion

Que signifie aujourd'hui la phrase de Malraux:
« Le XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas »

L'avenir spirituel de l'athéisme
Manuel de Diéguez


Manuel de Diéguez

Dimanche 16 janvier 2011


1 - Les poètes de Jupiter
2 - Un Dieu gringalet
3 - De la minusculité de Dieu
4 - Le musée des idoles
5 - La raison du mystique
6 - La mystique et la science
7 - La mystique au bûcher
8 - Comment se colleter avec une idole ?
9 - La sonde spatiale qu'on appelle le mystique
10 - L'animal du recul sans fin

1- Les poètes de Jupiter

Si les chevaux avaient colloqué dans leur ciel un dieu de leurs sabots et de leurs crinières, nous deviendrions de grands savants ès chevaux à écouter ce qu'ils feraient dire à leur divinité. Aussi est-il ridicule de savoir que les dieux ou le dieu de tous les humains se promènent exclusivement dans la tête de leurs adorateurs et, dans le même temps, de renoncer à se demander comment ils s'y sont installés, ce qu'ils y racontent toute la journée et ce que leurs récits révèlent de la complexion psychique et de la tournure d'esprit des créatures qui chantent leurs louanges. Considérant qu'il n'est pas de document anthropologique plus gigantesque , plus éloquent et plus consultable du matin au soir que les idoles auxquelles notre espèce prête sa voix et qu'elle dote d'un encéphale démesurément agrandi, j'ai publié, en 1965, chez Plon un essai provisoirement intitulé Essai sur l'avenir poétique de Dieu, dans lequel Bossuet, Pascal, Chateaubriand et Claudel faisaient parler le Créateur sur le ton et avec les accents que l'on sait.

Il faut se souvenir qu'en ces temps reculés, le créateur mythique de l'univers s'appliquait encore à courir sur les traces de ses Orphée et qu'il en copiait le souffle et le génie. Il me paraissait instructif de suivre pas à pas le démiurge sur les chemins que nos poètes assignaient à ses enjambées dans notre poussière. Ses traces sur le sol et sous le soleil m'ont conduit tout droit à la conclusion qu'une divinité dont la dégaine de sa théologie serait commune à tant de plumes aux senteurs illustres, multiplie, en réalité, un Céleste prétendument unique, mais trop parfumé d'étoiles pour s'enclore dans un seul ciel. Comment la mise en musique d'un seul acteur du cosmos par tant de compositeurs rivaux les uns des autres leur permettrait-elle de croire en l'existence d'un autre Jupiter qu'en celui dont ils plongent la plume dans leur propre encrier?

Quarante cinq ans plus tard, je me demande si plusieurs siècles de lustrage du héros de la Genèse sous le ciel de la France ne l'auraient pas transporté sur un astéroïde privilégié de l'âme et de l'esprit de notre espèce. Car enfin, le protagoniste juif, chrétien et musulman du cosmos change sans cesse de lyre, de livret et de pouvoir à se déplacer d'un continent à l'autre, de sorte qu'il met le verbe exister à la torture et notamment au sein de la littérature, de la musique et de la philosophie.

2 - Un Dieu gringalet

Si j'avais à recommencer mon ouvrage, peut-être l'intitulerais-je Essai sur l'avenir politique de Dieu. Car, en 1965, le Général de Gaulle avait chassé depuis près de trois ans un libérateur de l'Europe devenu abusif; et j'étais candidement convaincu que les autres nations du Vieux Monde ne manquerait pas de se libérer à leur tour de la présence de troupes étrangères sur leur sol. Jamais l'enfant que j'étais demeuré n'aurait imaginé qu'un demi siècle plus tard, non seulement le guerrier de 1945 demeurerait incrusté sur tout le territoire de l'Allemagne, de l'Italie et du Japon, mais que le nombre de ses bases militaires ne cesserait de croître et s'élèverait à plus d'un millier sur les cinq continents. Mais, même si je m'étais lancé dans la littérature de fiction, je n'aurais pas poussé le délire jusqu'à rédiger un scénario fantastique selon lequel le communisme s'effondrerait comme un château de cartes et que, vingt ans après la chute dans la poussière d'une religion du salut par l'utopie, la lâcheté et la peur des gouvernants démocratiques de l'Europe serait devenues si invétérées qu'aucun de ces champions de leur sottise ou de leur cynisme ne tenterait seulement de mettre un terme à la présence d'un occupant armé jusqu'aux dents sur les arpents de leur servitude, et qu'en 2010, on entendrait, d'un côté, l'ambassadeur de Chine dire à Bruxelles que la servilité du Vieux Monde offre un spectacle pitoyable et pathétique, tandis que, de l'autre, le Président des Etats-Unis demanderait à "Dieu" de perpétuer la domination de l'Amérique sur le monde.

Pis encore: ma naïveté était restée infantile au point que je croyais lire un livre d'images de l'histoire de la liberté dans le monde, alors que les peuples domestiqués du Vieux Continent ne bronchaient pas davantage que les Etats-vassaux qui les dirigeaient sous le sceptre de l'étranger. Et maintenant encore, la presse italienne se réjouit de l'extension continue des forteresses du vainqueur sur ses labours ; car, dit-elle, cela favorise le tourisme et le commerce locaux. Du coup, il est clair comme le jour qu'en moins d'un demi-siècle, le Dieu des chrétiens est devenu un nain de l'Histoire de la planète et que son impotence elève le Zeus des Grecs du VIe siècle au rang d'un géant. Pourquoi cet invertébré du cosmos est-il tombé dans une léthargie plus complète ne le laissait présager sa réduction progressive à l'état de vapeur ? Pourquoi ce mollusque s'est-il divisé entre deux théologies de la paresse de son ciel? D'un côté, on voit l'Olympe des chrétiens bénir l'Amérique et saluer la puissance de cet empire, de l'autre, notre petit Dieu devenu gringalet demande à notre civilisation de cacochymes de leur foi de s'enchaîner sans cesse davantage à sa potence.

3 - De la minusculité de Dieu

Mais peut-être l'analyse anthropologique et critique de la politique des mythes sacrés en général et du Dieu-nain des chrétiens en particulier n'est-elle pas la meilleure continuation que je pourrais donner à mon modeste essai de 1965, parce qu'un autre titre me trotte dans la tête: "Essai sur l'avenir philosophique de Dieu". Car enfin, c'est volontairement, me dis-je, que l'Europe des Pygmées attache les chaînes d'un ciel manchot à ses chevilles, c'est volontairement que le Continent de la minusculité de son Jupiter plie l'échine devant un maître du monde coupable d'avoir égaré son sceptre en route, puisqu'aucun ennemi ne menace ses valets.

Comment se fait-il que le guerrier armé jusqu'aux dents contre lequel le ciel américain des démocraties était censé armer ses protégés en livrée ait quitté les planches de Pékin à La Havane et que l'Alexandre de la démocratie mondiale lèche encore le sang séché de son glaive à Berlin, à Rome, à Tokyo? Cette question n'est-elle pas anthropologique à souhait? Mais comment seulement concevoir une anthropologie qui ne serait pas philosophique au premier chef, puisque la pesée de notre boîte osseuse ne nous renvoie plus ni à la métaphysique d'Aristote, ni à la médecine de Gallien, mais à notre histoire et à notre politique sous le ciel délavé des démocraties? Il faudra donc que cette discipline encore juvénile devienne suffisamment rationnelle et musclée pour qu'elle ose se demander, même à petits pas, pourquoi les évadés de la zoologie demeurent des animaux domestiques d'un siècle à l'autre et pourquoi, d'un millénaire au suivant, la servilité innée de leur nature les contraint de placer leurs chromosomes sous la bannière d'un chef du ciel de l'endroit et de ses mimes gesticulants sur la terre.

Je me repens du péché de jeunesse d'avoir peint le Dieu des serfs sous les couleurs de quelques-uns de ses athlètes, alors que l'encéphale simiohumain se nourrit seulement d'un mélange diversement colorié de la politique avec une poétique au petit pied. Mon excuse est dans Homère, qui, le premier a mis notre espère à l'école d'un Gulliver. Aussi le Zeus de Pascal était-il demeuré un esprit politique aiguisé à l'école des rebelles de Port-Royal, celui de Bossuet, un esprit politique aiguisé à l'écoute du trône herculéen de Louis XIV, celui de Chateaubriand un esprit politique aiguisé sur la meule du génie d'une civilisation polyphonique, celui de Claudel un esprit politique aiguisé par mille mésaventures dans le siècle, le Jupiter des démocraties un esprit politique forgé sur l'enclume d'une dramaturgie de la Liberté, tandis que le roitelet qui traîne maintenant son ossature dans le ciel de l'Europe est si efflanqué et si cacochyme que sa voix chevrotante n'est plus qu'un long balbutiement.

On trouvera ci-dessous une esquisse du Titan des songes qui n'existera jamais, à moins que nous nous décidions à le faire exister par la plume et par l'épée. De quel glaive de l'esprit Malraux armait-il ce géant?

4 - Le musée des idoles

L'auteur de La Condition humaine était philosophe, donc incroyant; mais c'est précisément à ce titre qu'il évoquait la gloire à venir de la "vie spirituelle" de l'Europe et du monde du XXIe siècle. Il faut donc nous demander si, de tous temps, le feu des voyants et des prophètes n'aurait pas passé par l'incandescence intellectuelle et morale des Titans de l'athéisme, ; car personne ne croit plus que le "spirituel" reviendra s'agenouiller devant des cierges et des ciboires. Mais si la vraie "vie spirituelle" déserte non seulement les ex-votos asthéniques des églises et les bandelettes desséchées des dogmes, mais également la croyance en l'existence d'une divinité vaporisée dans l'immensité, si, autrement dit, l'évidence s'impose que les idoles sont inégales par le volume de leur conque cérébrale et qu'elles sont affutées comme des couteaux ou stupides comme champignons après la pluie, alors il faudra peser l'encéphale actuel des rescapés de la nuit animale.

Quel grand et beau défi qu'adresse à l'intelligence d'aujourd'hui la définition que Malraux a donnée de la "vie spirituelle" au siècle des techniques, de l'évolutionnisme et de la psychanalyse! Car le défi de l'auteur des Voix du silence offre une chance immense de sceller un pacte nouveau et plus vivant que l'ancien entre l'encéphale du IIIe millénaire et une "vie spirituelle" qui permettrait à notre conque osseuse de démonter les rouages des divinités contrefaites d'autrefois et de celles d'aujourd'hui. Quelle est la nature du privilège fabuleux dont jouit le simianthrope de planter son regard droit dans les yeux de ses idoles et de les épingler en tant que telles dans ses albums? Si saint Jean de la Croix ou saint Anselme revenaient parmi nous, ils bondiraient d'une joie sacrilège d'apprendre à dérouiller les ressorts du dieu biblique. Avec quel empressement ils nous nettoieront cette machine cérébrale, avec quelle ardeur leur génie découvrirait la condition simiohumaine à nouveaux frais, avec quel élan ils se mettraient à l'écoute du géant du silence qui a mis l'Europe à l'heure de sa nuit à venir ! Et pourtant, les totems du simianthrope ne sont pas encore exposés sous le ciel de l'intelligence de demain.

5 - La raison du mystique

L'adjectif spirituel renvoie à spiritus et spiritus à spirare, respirer. Mais qu'est-ce que les mystiques appellent respirer ? Ils écoutent un souffle, un afflatus; et il semble que leur faculté d'entendre leur voix la plus intérieure dans le haut-parleur de leur Jupiter se confond avec leur capacité de se distancier de leur propre effigie. Mais l'on se demande bien ce qu'entend l'intelligence critique des prophètes quand elle exerce son pouvoir de conquérir un recul, donc de s'éloigner du spectacle, donc d'observer la scène du dehors et, comme on dit, de "prendre de la hauteur". En quel personnage le mystique se dédouble-t-il afin de se distancier davantage du monde et de sa propre effigie que ses congénères? Quelle est la nature de l'idole qui s'obstine à gîter dans sa pauvre tête? Car sitôt qu'il se tient sur ses pieds et commence à marcher d'un pas assuré, le mystique devient un savant anthropologue et, à ce titre, il voudrait non seulement apprendre à observer son totem, mais à prendre en pitié le dieu misérable qui traîne encore dans la boîte osseuse de ses semblables.

Qu'en est-il du recul cérébral que requiert un aussi étrange exercice de la raison simiohumaine et comment cet exploit du mystique se distingue-t-il de la pauvre distanciation intellectuelle des philosophes d'école et des savants? Car enfin, qu'est-ce que l'intelligence à laquelle le silence et le vide donnent son souffle, sinon la faculté d'armer le regard des premiers mots distanciateurs, qu'on appelle provisoirement des concepts ? Dira-t-on que la faculté encore embryonnaire de cerner le concept de Zeus ou du dieu flou des chrétiens serait radicalement étrangère à celle de la haute pensée scientifique ? Quand Pascal prend connaissance de ce qu'il est verbifique de prétendre doter la nature d'une horreur naturelle du vide, parce que l'horreur ne ressortit en rien à la physique, , quel est le genre de retrait mental qui l'inspire et dont il accueille la voix, sinon celui qui lui ouvre les yeux sur un dysfonctionnement inné de la tête de ses congénères? Et que voit-il à fixer son regard sur l'univers qui trône dans l'encéphale du physicien du Moyen Age, sinon un acteur censé prendre la parole et qui s'appelle le cosmos ? Qu'en est-il des crânes qui donnent la parole à ce genre de personnage?

6 - La mystique et la science

On prétend que le physicien moderne refuse désormais de laisser l'univers se lancer dans de vains discours, on soutient qu'il surveille du coin de l'œil une matière qui voudrait se rendre volubile, on le crédite de se méfier de l'éloquence des atomes. N'est-ce pas déjà une idole qu'il démantibule, un totem qu'il désacralise, un fétiche insolent qu'il condamne à se taire ? Et que fait d'autre Isaïe que de foutre son poing sur la gueule d'une idole? Depuis Pascal, toute l'histoire de la physique moderne est celle d'un démontage de la parole du "droit" et de la "loi" qui étaient censés faire tenir le discours des cités aux planètes et aux étoiles sous prétexte qu'elles suivent des parcours réguliers, donc prévisibles, donc profitable.

Qu'en est-il donc du recul de la raison du mystique quand il rend pitoyable l'idole à laquelle il a fermé la bouche? Il y a belle lurette qu'il a convaincu les animaux qui l'entourent que les montagnes et les fleuves sont de piètres orateurs; mais il n'a pas fini de se demander pourquoi ses prétendus semblables les ont pris si longtemps pour de fieffés discoureurs. Il est donc instructif de placer le cerveau des ancêtres sous le regard d'une science psychologique trans-humaine; mais il est difficile d'entendre la voix de l'intelligence qui vous éloignera des bavardages des idoles d'aujourd'hui, qui prétendent s'être évadées du cosmos et qui viennent maintenant discourir sous l'os frontal du chimpanzé cérébralisé, vocalisé et plus prosterné que jamais devant des interlocuteurs aussi imaginaires que les précédents. Quelles seront les voix du silence qui feront entendre les criailleries des idoles?

7 - La mystique au bûcher

Le mystique est un psychologue des totems de la tribu. A ce titre, il radiographie la masse cérébrale et les poumons des trois dieux uniques censés faire retentir l'univers des échos de leurs voix ; à ce titre, il se révèle un distanciateur beaucoup plus audacieux que les physiciens du Moyen Age, qui tremblaient de peur devant le vide dont ils se trouvaient habités. S'il s'agit d'une distanciation plus performante que celle du savant, si le regard du mystique va jusqu'à percer les secrets cérébraux du simianthrope, si ce trans-photographe radiographie maintenant des idoles vaporisées, il vous collera dans son album les effigies des semi évadés du règne animal.

Pas de doute, disent les "voix du silence" d'André Malraux, la distanciation propre aux sciences de la nature et le recul qui appartient aux mystiques sont enracinés dans une seule et même ambition de la raison; et toute la difficulté est de distinguer le courage des savants et des philosophes de celui des prophètes qui, eux, se donnent à assassiner par les adeptes de l'idole mal terrassée et qui bouge encore.

De quel faux trésor les croyants se croient-ils dépossédés pour qu'ils se ruent avec fureur sur les assassins de leur totem? L'idole ne leur demandait-elle pas que le sang coulât sur ses autels? L'idole ne torturait-elle pas ses victimes dans les souterrains de son éternité? Si l'idole est une bête sauvage, pourquoi ses adorateurs poussent-ils de grands cris sitôt qu'on leur retire le tueur suprême dans le miroir duquel ils se regardent avec une complaisance secrète?

L'homme du pari avait substitué un autre interlocuteur à un cosmos épouvanté par le vide: maintenant, le calcul du poids de la masse atmosphérique allait remplacer, disait-il, le discours du vide par un discours du plein, maintenant la pression exercée par la pesanteur de l'air faisait monter l'eau dans les pompes à une hauteur calculable avec précision, puisqu'elle dépendait à un millimètre près de l'altitude à laquelle le puits aura été creusé. Mais si nous ne savons pas ce qu'est la force et si ce personnage de sens rassis est un totem aussi muet que le précédent, sommes-nous condamnés à passer d'une scolastique aléatoire à une scolastique payante ? Décidément le mystique encore en quête d'une parole dans le cosmos côtoie un précipice et court à chaque instant le risque d'y tomber.

Certes, le simianthrope est tout heureux de lire ses nouveaux évangiles ; et il se réjouit fort d'avoir remplacé les Saintes Ecritures par des nombres. Tout ce que demande le singe nu, c'est que ça parle dans le cosmos. Puisse la matière tuer le vide à l'école des plus sûrs calculs, puisse la force se montrer une Pythie plus locutrice que l'ancienne, puissent ses oracles apaiser une peur du silence qui monte de partout. Le savant n'est pas homme à aller loin dans la dissection de la bête parlante. Sitôt qu'on lui met de nouvelles tablettes entre les mains, il vous tourne le dos et s'enfuit à toutes jambes. Où court-il à si grands pas? Vers la casemate de ses équations. Le voici à nouveau tout oreilles; des totems chiffrés vont boucher les trous du cosmos. Le mystique, lui, ne cesse de progresser sur un chemin sans prières. Ce guerrier de l'intelligence est un blasphémateur-né. Voyez comme ce suicidaire de la raison va donner sa tête à couper, voyez comme l'idole le met hors de lui ! Cet enragé de la lucidité se nourrit d'un pain inconnu des savants, le pain des sacrilèges. Et voici que le souffle du blasphème prend en charge le sort de son intelligence. Des profanateurs inspirés vont guider la descente du mystique dans les entrailles du singe parlant. Pour connaître l'encéphale de l'idole dans un cosmos enfin sommé de se taire, il faudra découvrir des instruments de la raison aiguisés, coupants, mortels.

8 - Comment se colleter avec une idole ?

Le spéléologue des idoles court vers le silence. C'est du Dieu tonitruant qu'il apprend à porter sur ses adorateurs un regard lustral. Qu'en est-il du bistouri à planter dans la sottise du simianthrope, qu'en est-il du scalpel qui a fait d'Isaïe, de Jérémie, d'Ezéchiel des chirurgiens de Jahvé? Décidément, la raison pratique a remplacé le vide du cosmos par le plein des savants, décidément, le singe vocalisé s'est armé d' un dogme effilé. Qu'en est-il du recul du mystique chirurgical si sa distanciation a pris de l'avance sur celle des sciences? Nous voici à la recherche de la balance qui nous permettra de tenter de peser notre intelligence.

Le mystique a longuement pesé le fourrage de la physique classique, il a vu de ses yeux l'inconscient du savant d'autrefois substituer à "l'horreur du vide" le plein d'une matière bien décidée à "parler raison" tout seule et à mettre au pas les routines du cosmos des scolastiques, un cosmos que "Dieu" avait contraint d'obéir à des lois - ce qui substituait un dieu des juristes à l'épouvante des atomes privés de chef. Mais la raison des mystiques va se diviser entre les régisseurs patentés de la pauvre distanciation cérébrale dont dispose le simianthrope ordinaire et le recul des vrais mystiques, qui vont illustrer seuls une dimension entièrement nouvelle de la condition simiohumaine.

Les théologiens seront d'habiles artisans, d'excellents administrateurs, de sûrs hommes de main et de vaillants légionnaires de leur divinité. Tout le labeur de ces diplômés du ciel reviendra à fourbir les armes doctrinales de l'idole. Ce n'est pas une mince affaire de lui faire changer de parures d'un siècle à l'autre. Si vous la couvrez d'or et de joyaux, vous allez l'appesantir à l'excès, si vous la dénudez par trop, vous la livrerez à la potence. Quelle est la dialectique du mystique qui lui permettra de porter un regard de l'extérieur sur l'établi des façonneurs et des modeleurs du totem? Car ou bien les manufacturiers du ciel essaient de le stabiliser et, pour cela, il leur faut énoncer des règles immuables de fabrication et de conservation de leur divinité, ce qui la pétrifie et l'afflige d'une rigidité inutilisable d'un siècle à l'autre; ou bien ils lui attribuent des volontés changeantes et, du coup, les malheureux lui retirent la majesté qui tient à l'immutabilité hiératique dont le simianthrope fait un apanage de l'éternité. Car rien, parmi les mortels, n'est plus soluble et flottant qu'un pouvoir qui ne tire pas sa force de sa propre vigueur.

Tout le travail du théologien sera donc de fabriquer la balance dont les plateaux mettront les attraits de la flexibilité de l'idole en équilibre avec les prérogatives attachées à sa raideur. Mais pour conquérir le recul qui lui appartient en propre à l'égard des mécaniciens du totem, l'expert en psychologie des idoles qu'on appelle le mystique se forgera un outillage mental en mesure de plonger tel un faucon sur le champ de manœuvre du théologien. C'est que le labeur et la sueur des apprêteurs de l'idole se réduit à adapter le personnage aux exploits que telle société attend d'elle en tels lieux et à telle époque. Si le critère de la validité théologique d'une divinité renvoie à la simple pesée de ses performances sur le terrain, de quel recul l'intelligence du mystique se réclamera-t-elle? Elle sera appelée à peser la vanité viscérale de toute l'entreprise des organisateurs et des appariteurs de l'univers.

9 - La sonde spatiale qu'on appelle le mystique

Apprenons donc à porter le regard sur l'enceinte même dans laquelle les ingénieurs de l'idole se seront enclos. La distanciation cérébrale particulière à la raison des mystiques sera celle qui leur présentera le spectacle de la politique simiohumaine dans toute son étendue et qui leur permettra d'en tracer les frontières avec précision. En effet, si charitable en apparence que sera l'idole forgée sur l'enclume des théologiens de la condition simiohumaine de leur temps, il leur faudra lui fournir à la pelle les apanages et les prérogatives d'un ordinateur infaillible, d'un prudent administrateur et d'un sûr gestionnaire du cosmos, donc d'un acteur politique de première force - et il n'est pas de chef, hélas, qui n'use des armes honteuses de la peur.

Le théologien sera donc le metteur en scène universel de la peur politique du simianthrope en ce qu'il dotera logiquement l'idole de bonté, de ruse et de fureur. Comme il lui faudra afficher une charité menaçante et armée jusqu'aux dents, afin d'engendrer le mélange patelin de respect et d'épouvante sur lequel toutes les idoles des sociétés simiohumaine seront nécessairement fondées, le regard de haut que le mystique portera sur l'élixir des expérimentations de leur ciel requerra une distanciation apitoyée, donc un recul de la pensée qui lui permettra de séparer clairement les ingénieurs du ciel dégradant de l'endroit des aventuriers de leur âme, donc les laborantins de Jupiter des visiteurs du silence. Qu'est-ce donc que la sonde spatiale qu'on appelle le mystique?

Le XXe siècle, dit Malraux le prophète, se trouve à la croisée des chemins de l'histoire de l'intelligence, parce que les tractations multimillénaires que le simianthrope a menées avec ses idoles légèrement vêtues ou affublées d'uniformes rigides a pris une tournure qui permet enfin de tracer le vrai parcours de la pensée mystique de l'Occident. Car l'univers est devenu infini depuis plus de cinq siècles sans que l'humanisme issu de la Renaissance ait conquis, pour autant, les instruments d'une connaissance profonde des saints d'un côté et des théologiens de l'autre. Il y faut une distribution nouvelle des cartes de la connaissance rationnelle. Par bonheur, l'ouverture de l'étendue et du temps sur l'incapturable rend la tâche du mystique moderne plus périlleuse encore que par le passé, mais également plus exaltante, parce que le danger est redevenu immense de voir une espèce effarée par le néant installer une idole sur le trône du vide et de l'immensité et fournir seulement un colifichet de l'éternité plus séduisant que les précédents à l'animal qui, depuis la nuit des temps, ne cesse de danser autour de ses totems.

10 - L'animal du recul sans fin

Et pourtant, le mystique du IIIe millénaire découvre que sa cervelle est distanciatrice de naissance; et il commence de prendre possession de son véritable encéphale d'un pas plus sacrilège qu'autrefois. Il sait maintenant que les évadés partiels de la zoologie n'ont plus le choix: ou bien ils se prosternent devant des exorcistes de leur propre épouvante, ou bien ils se font un levier et une étoile de leur solitude. Alors, leur raison subit une mutation dont l'évolution antérieure de l'encéphale simiohumain ne leur fournissait aucun exemple. Pour la première fois, l'avenir de la vie mystique devient l'enjeu central de l'intelligence, tellement il s'agit de savoir si les descendants d'un quadrumane symbolique conquerront une dignité et une grandeur à se dresser sur leurs pattes dans un univers désormais privé de frontières et de capitaine.

La tentation est grande, pour le chimpanzé du vide, de succomber aux délices de la soumission à un maître et à un protecteur. Comme il se trouve que nos voix n'ont pas encore rencontré celle du silence, le simianthrope porte un regard effrayé sur lui-même et sur le monde; et il croit toujours qu'il est accompagné dans le néant par des personnages fantastiques et bienveillants. Il est à craindre qu'une espèce embryonnaire à ce point et accablée de n'avoir ni joug à secouer, ni secouriste à supplier se divisera en trois catégories, celle qui demeurera indifférente aux questions sans réponse que lui pose son gigantesque outillage, celle qui, n'ayant plus de guide de l'éthique retournera à l'état sauvage et celle qui accèdera à un niveau de conscience et de lucidité héroïques. Seule cette phalange d'avant-garde de l'évolution saura que l'homme est l'animal du recul sans fin de sa raison.

Comme tout philosophe, Malraux enseigne que celui qui se collètera avec le néant se nourrira d'un immense étonnement; et son étonnement deviendra le pain de son intelligence. Quand il aura conquis les armes de la lucidité généalogique des voyants, il aura de grandes chances de mettre en pleine lumière l'évidence que le mystique distanciateur des premiers millénaires demeurait condamné à se chercher des interlocuteurs de plus en plus fabuleux dans le cosmos, afin de tenter d'échapper au jeu de boules d'un espace et d'un temps qui se moquaient de son infirmité. Mais l'intelligence de demain verra que les façonneurs du totem - on les appelait des théologiens - se rabaissaient eux-mêmes à miniaturiser leur boîte osseuse au seul profit d'un tiers imaginaire. Etait-il un auto-rapetissement plus outrancier que de loger un artificier dans l'immensité et de lui mettre un ridicule chantier sur les bras? Le mystique est l'athée dont le destin donne son souffle, son recul, son élan, son élévation, sa vocation et son itinéraire à une histoire de l'intelligence et de la conscience dont le cerveau simiohumain se voudra le foyer et la forge.

Publié le 16 janvier 2011 avec l'aimable autorisation de Manuel de Diéguez

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Source : Manuel de Diéguez
http://www.dieguez-philosophe.com/


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