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Opinion
Un meurtre d'Etat
L'assassinat
d'Oussama Ben Laden
Manuel de Diéguez
Manuel de Diéguez
Dimanche 15 mai 2011
La
philosophie est l'apprentissage des miroirs dans lesquels
l'humanité se regarde. Pour cela, il faut chercher le miroir sur
le modèle duquel tous les autres sont construits. Comme une
telle ambition est de l'ordre du rêve ou de la folie, la pesée
de ce rêve et de cette folie s'appelle une quête. Si celle-ci
imagine un dernier regardant, elle tombe dans l'idolâtrie, si
elle refuse ce subterfuge, elle rencontre une étrange alliance,
celle de la contemplation avec le rire.
C'est pourquoi le miroir cervantesque allie le rire avec la
pitié, le miroir kafkaïen le rire avec l'épouvante, le miroir
moliéresque le rire avec la tricherie tartuffique, le miroir
socratique le rire avec l'ironie, l'assassinat de Ben Laden,
l'alliance du rire avec la mort d'une civilisation.
Mais un ancien ministre de l'administration Reagan, Paul Craig
Roberts, écrit qu'un peuple "aussi naïf que le peuple
américain n'a pas d'avenir". Cet homme-là semble vous dire
que le philosophe serait un rabat-joie professionnel. Ce serait
une grande erreur : la philosophie est l'école de l'allégresse
de l'intelligence. Elle initie à la félicité que dispense la
lumière de la lucidité. C'est en cela que cette discipline est
la source réelle de la "vie spirituelle" - et c'est en cela
qu'elle convertit le vocabulaire de la mystique aux victoires de
la raison.
L'assassinat de Ben Laden
confirme, s'il en était besoin, que la philosophie sert de
balance à la pesée de l'éthique des civilisations, tellement le
spectacle de l'alliance du rire avec l'immoralité du monde nous
convie à observer la planète de la démocratie dans le triple
miroir de la sottise, de la sauvagerie et du tragique.
1-
Réflexions sur un meurtre d'Etat
Que le plus haut dirigeant de la démocratie la plus riche, la
plus peuplée et la plus puissante du globe terrestre ait ordonné
un assassinat à ses tueurs ultra spécialisés et qu'il ait tenu
non seulement à assister au spectacle, mais à se montrer au
peuple dans un rôle aussi peu glorieux, qu'un Président élu au
suffrage universel passe pour un civilisateur digne de se voir
couronné du prix Nobel de la paix et que cet apôtre de la
Liberté et de la Justice se soit entouré, pour l'occasion, des
plus hauts responsables de son gouvernement, alors qu'en raison
de l'atrocité du meurtre qu'il a ordonné, il s'est vu contraint
d'interdire la diffusion des images du crime qu'il a perpétré,
tellement il les a jugées désacralisatrices de la démocratie
mondiale et tellement il a craint, de surcroît, que des
spectateurs peu friands de ce genre d'auréole de la démocratie
mondiale quittassent le cirque sur la pointe des pieds, tout
cela n'est-il pas la preuve que la philosophie nous renvoie à la
psychanalyse de l'histoire qui mûrit au sein de l'anthropologie
critique de demain, celle qui promènera la torche socratique sur
les parois de la caverne des évadés de la nuit animale?
On se demande si Napoléon aurait assisté en
direct à l'assassinat du duc d'Enghien s'il avait disposé du
téléobjectif de masse de notre temps, on se demande si Hitler
aurait assisté à l'exécution des auteurs de l'attentat des
conjurés du 20 juillet 1944 s'il avait pu chausser les lunettes
de l'ubiquité, on se demande si Staline se serait repu de
l'assassinat de Trotsky au Mexique au milieu des théoriciens du
fameux "processus historique" censé évangéliser le monde, on se
demande si le gouvernement du gentil Président Truman, qui a
chargé un tribunal à ses ordres de condamner à mort les chefs
vaincus aurait pointé sa longue vue sur la pendaison du cadavre
de Goering.
Ce qui est sûr,
c'est que la balance à peser le degré de civilisation de la
démocratie mondiale a bénéficié d'un perfectionnement accéléré,
puisque nous pouvons maintenant interroger les effigies les plus
barbares du passé et nous demander ce qu'elles auraient fait si
elles avaient connu les jumelles qui font du globe terrestre
tout entier et jusque dans ses derniers recoins un gigantesque
repaire de Caïn.
Il est en outre
prévisible que la récolte de documents anthropologiques
saignants sera rendue plus facile et plus féconde si nous
observons maintenant quelques aurochs biphasés d'autrefois, les
Néron ou les Héliogabale. Car s'ils avaient assisté de près aux
suicides de leurs ennemis qu'ils leur ordonnaient par un
messager, nos archives nous permettraient d'assister au meurtre
d'Agrippine par son fils, un chanteur aux vocalises appréciées
du public.
Souvenez-vous de la belle apostrophe d'une
mère abusive au centurion venu la percer de son glaive: "Frappe
au ventre". On sait que seule Hillary Clinton a témoigné d'un
effarement de femme interloquée par ce théâtre. "Comment,
Madame, vous ne saviez pas? C'est cela, l'histoire. Sachez,
Lady, que cet assassinat est le second attentat de Ben Laden.
Cette fois-ci, c'est sur les plus hautes tours de la démocratie
mondiale qu'il a envoyé ses aéronefs, cette fois-ci, ce n'est
plus un building, ce n'est plus le ridicule emblème du commerce
du monde qui s'effondre, c'est une cathédrale qui s'écroule,
c'est une civilisation qui tombe en ruines, c'est l'âme de la
démocratie qui agonise, c'est l'oracle de la Liberté qui crache
du sang, c'est le temple et le tabernacle de la démocratie qui a
hissé le drapeau à tête de mort des corsaires.
Notre avantage est grand sur les historiens
d'autrefois: nous présenterons des crânes éclatés et des
cadavres baignant dans leur sang aux enfants des écoles. Les
générations futures envieront nos exploits. Sénèque s'était fait
transporter dans son bain, les veines ouvertes, parce que son
hémoglobine s'écoulait avec trop de lenteur. Quel enfantillage!
Héliogabale jeté au caniveau avait plus de succulence. Notre
Histoire au miroir est appelée à rivaliser avec le pinceau de
Tacite. Mais puisque l'anthropologie de demain déposera
l'encéphale des tueurs angéliques de la démocratie mondiale sur
l'un des plateaux de sa balance et , sur l'autre, le globe
oculaire de notre temps, nous devons tenter d'apprendre à
calibrer la boîte osseuse des civilisations séraphiques et
d'abord celle du peuple américain. Suivons un instant du regard
l'aiguille dont la course sur le cadran de la mort nous
indiquera le poids de cet organe biphasé.
2 - Tuer
un mythe, c'est tuer la poule aux œufs d'or
En 2001, toutes les nations de la terre se
sont précipitées sur un petit Etat soupçonné d'abriter un bandit
de la mécanique. Nous l'accusions d'avoir fait exploser deux
tours surpeuplées à Manhattan. Naturellement, aucun empire ne se
précipite les yeux fermés sur un peuple aussi éloigné de son
territoire afin d'y capturer un artilleur volant: il faut qu'il
y voie un intérêt politique, militaire et économique supérieur à
la capture d'un squelette. Depuis lors, l'Hercule américain
s'est si bien empêtré dans les filets de sa sottise que, depuis
dix ans, sa tête fragile est devenue la fidèle accompagnatrice
de sa chute. L'Icare de la démocratie a trouvé une illustration
frappante de son destin en Irak, où le même Ben Laden était
également censé se cacher - mais, cette fois-ci, il s'était
entouré de fioles magiques, cette fois-ci il allait pulvériser
le globe terrestre en quelques instants.
Et pourtant, ces premiers renseignements, si
précieux qu'ils nous eussent parus, ne nous ont pas permis de
connaître avec exactitude le cubage de la masse encéphalique ni
du peuple américain, ni du reste de l'humanité. Nous n'avons pas
jugé plus pertinent de nous fier aux chiffres relativement
précis que la Maison Blanche a laissé filtrer et selon lesquels
dix longues années durant, la nation aurait été tellement
humiliée par le souvenir de l'attentat du 11 septembre 2001 que
le cadavre de Ben Laden aurait opéré le prodige posthume de
redonner toute sa fierté au vaste pays d'Abraham Lincoln et de
George Washington.
Faut-il pourtant estimer que la masse
cérébrale moyenne de l'humanité se serait accrue de quelques
grammes depuis l'attentat de 2001? On allègue que les places
financières du monde entier ont salué la dépouille mortelle du
miraculé non seulement par l'annonce d'une chute des cours sans
précédent, mais par une hausse vertigineuse du prix de l'or - de
grands économistes l'ont évaluée à dix mille dollars l'once. On
sait que, dans la langue imagée des boursiers de New-York, de
Londres ou de Francfort, le métal jaune "s'envole", ou qu'il
"atteint des sommets". Mais ces paroles ailées me semblent
inspirées par une autre considération encore: comme il se trouve
que Ben Laden s'était métamorphosé en un mythe vivant, la
capture de cette légende dotée de bras et de jambes aurait valu
à M. Barack Obama, non seulement un triomphe politique immense,
mais l'assurance de sa réélection à la Maison Blanche.
La logique politique la plus élémentaire
aurait donc dû commander au chef des services secrets du pays de
donner aux tueurs d'Etat la consigne la plus impérieuse de
capturer leur proie bien remuante et respirante et de songer
bien moins à leur propre survie qu'à conserver en état de marche
le plus précieux des trésors politiques - oui, il aurait été
rationnel de demander à ces héros de n'assassiner Ben Landen
qu'en cas de nécessité: on ne tire pas sur une idole, on
n'exécute pas un otage plus précieux pour ses geôliers que pour
les tireurs entraînés aux abattages. Mais, de l'aveu de la
Maison Blanche elle-même, Ben Laden était désarmé. Pourquoi
l'a-t-on si froidement fait passer de vie à trépas, puis
précipitamment jeté à la mer à deux mille kilomètres de là ?
Notre candeur s'interroge sur cette célérité: pourquoi a-t-on
tenu en toute hâte à s'assurer de son mutisme éternel?
3 -
L'esprit d'orthodoxie de la démocratie
A cet endroit de
mon récit, ma naïveté naturelle me conduit à me remémorer de la
forte carrure d'une étrangeté politique: depuis plusieurs
années, aucun architecte, aucun entrepreneur, aucun physicien,
aucun connaisseur en explosifs, aucun spécialiste de la
résistance des matériaux de construction ne soutient plus la
thèse selon laquelle les avions qui se sont volontairement
brisés sur le World Trade Center seraient la cause matérielle de
l'effondrement de buildings en béton armé. Des vidéos ont
apporté la démonstration irréfutable que les étages des tours
avaient été soigneusement dynamités et qu'ils ont explosé l'un
après l'autre à un signal convenu. S'il subsistait le moindre
doute sur cette évidence, il resterait qu'à la suite de
circonstances inconnues, l'avion qui devait se fracasser sur le
troisième building n'a pu mener sa mission à son terme, de sorte
que l'immeuble qu'il était censé faire s'écrouler sous le choc
s'est effondré en toute autonomie et conformément au programme
établi par des déclencheurs automatiques.
C'est pourquoi
les Etats-Unis ont dû recourir aux services théologaux d'une loi
tout à fait allogène, tant par son esprit que par son contenu,
aux traditions rationalistes de la religion protestante. On sait
que la civilisation anglo-saxonne est née des droits d'une
science expérimentale ennemie des miracles et convertie aux
savoirs conquis de haute lutte par la Réforme. A ce titre, elle
refuse de poursuivre en justice et de condamner à de lourdes
peines d'emprisonnement les citoyens de sens rassis dont les
raisonnements logiques ou les preuves établies à l'école des
faits démentiraient des thèses fondées sur un credo.
Déraisonner, c'est reconduire tout droit la démocratie aux
méthodes inquisitoriales de l'Eglise catholique. Je rappelle
que, depuis les origines, la religion romaine s'est protégée du
sacrilège et de la profanation dont la raison critique ne
cessait de se rendre coupable à son égard et qu'elle continue de
se réclamer de la méthode conjuratrice: à ses yeux, la vérité ne
se démontre pas, elle se promulgue, ce qui signifie qu'elle se
fonde sur l'autorité qu'exerce celui qui l'énonce.
Tout le monde
savait donc que l'esprit d'orthodoxie des peuples latins se veut
toujours et nécessairement confusible avec des contre vérités
évidentes, mais fondatrices et garantes du lien social en
vigueur. C'est dans cet esprit que la nouvelle Constitution de
la Hongrie proclame que le christianisme catholique est le
"ciment de la nation". Mais pourquoi ne pas laisser la vérité se
démontrer d'elle-même et par ses propres forces, pourquoi seul
le faux requiert-il l'appui des magistrats, sinon parce que la
vérité se fait souvent tirer l'oreille, elle aussi? Chacun sait
que la garce ne va pas toujours et nécessairement son chemin de
son propre mouvement. Certes, il suffisait des preuves des
astronomes pour légitimer l'héliocentrisme de Copernic, tandis
que pour valider les allégations cosmologiques des Saintes
Ecritures, seul le glaive est de taille à élever l'absurde au
rang de triomphateur de la vérité: mais la politique peut-elle
toujours se passer des victoires du sang et des poignards?
4 - Autopsie d'un prodige
Prenons l'exemple que Ben Laden propose à la
réflexion anthropologique: capturé vivant il aurait tiré
quelques révélations de sa giberne concernant le déroulement
réels des attentats qu'il croyait avoir organisés tout seul. Qui
avait autant d'intérêt que lui, sinon davantage, à dynamiter les
tours? Qui avait intérêt à traumatiser le peuple américain au
spectacle de trois mille cadavres ? Qui avait intérêt à élever
le terrorisme au rang d'un ennemi mythifié à l'échelle mondiale?
Qui avait intérêt à convertir l'Amérique à la fiole magique que
le Général Powell avait brandie comme l'élixir du démon devant
l'Assemblée des Nations Unies? Qui avait intérêt à ramener le
niveau cérébral du genre humain à la crédulité d'un nouveau
Moyen Age? Qui avait intérêt à placer un Lucifer éternel face à
l'assemblée de Dieu et de ses séraphins ? Qui avait intérêt à se
trouver informé à une seconde près du moment où il fallait
déclencher un effondrement subit et incompréhensible de deux
tours? Qui a réussi l'exploit d'obtenir le silence de la presse
mondiale sur l'énorme démenti à la thèse officielle concernant
les causes réelles de l'effondrement des deux premières tours et
de l'effondrement solitaire et spontané de la troisième?
On voit combien
l'enquête anthropologique sur la démonologie moderne se révèle
féconde en surprises politico-théologiques. On savait seulement
que la foi religieuse est fondée sur la métamorphose magique de
l'erreur en vérité et qu'elle a besoin de l'armature mentale
d'une orthodoxie; on savait seulement que l'esprit catholique a
intérêt à défendre toujours et à tout prix les raisonnements
tordus du Démon; on savait seulement que ces méthodes sont
indispensables à la consolidation d'un ordre politique et social
déterminé. Mais l'inverse n'avait pas encore bénéficié d'une
démonstration irréfutable. Nous savons maintenant qu'il n'y a
pas de réelles difficultés non plus à protéger des intérêts
exclusivement politiques à l'aide des armes magiques que les
croyances sacrées appellent à leur secours.
C'est ainsi que des centaines de millions de
catholiques confessent en aveugles le dogme selon lequel le pain
et le vin de la messe se changeraient physiquement en chair et
en sang d'une victime réellement assassinée sur l'autel du
sacrifice et que ce miracle se produirait automatiquement au
simple énoncé des déclencheurs vocaux du prodige: mais des
millions d'Américains récitent à leur tour des allégations
tombées de la bouche des prêtres de la démocratie mondiale. On
me dira que le prodige de la transsubstantiation, lui, est censé
échapper aux regards des curieux, tandis celui de l'effondrement
instantané du World Trade Center s'étale aux yeux du monde
entier sur des vidéos à la disposition des vérificateurs dans
les cinémathèques du monde entier, de sorte qu'il ne s'agit
nullement de réfuter des faits, mais seulement d'en connaître la
cause véritable. Personne ne nie que le soleil court dans le
ciel - il s'agit exclusivement de démontrer, à l'école de la
logique d'Euclide que nous sommes leurrés par un témoignage
illusoire de nos sens. Quelle est, en l'espèce, la logique
d'Euclide qui tient la dragée haute aux vains bavardages de nos
sens?
5 - La
lenteur de notre évolution cérébrale
On voit que
l'assassinat de Ben Laden et l'attentat du 11 septembre 2001
présentent l'immense mérite de raviver la question centrale aux
yeux de l'anthropologie de demain de préciser le degré
d'intelligence dont dispose l'humanité moyenne d'aujourd'hui;
car les théoriciens de l' évolution cérébrale de notre espèce se
sont trompés de métrage s'ils ont estimé que les descendants du
primate à fourrure que vous savez auraient grandi de quelques
pouces depuis l'immolation d'Iphigénie au dieu Eole dont Homère
nous certifie que le sacrifice avait donné bon vent à la flotte
des Achéens en partance pour la cité de Priam.
En vérité, seuls quelques égarés - les
Teilhard de Chardin, les Karl Marx - ont oublié que le génie de
Darwin nous a protégés des songeries qui auraient pu nous
convaincre des progrès foudroyants auxquels notre cerveau
microscopique aurait servi de théâtre en quelques millénaires
seulement. Le grand Anglais ne court, toutes voiles dehors, que
sur l'océan des âges qui ont précédé la naissance de notre
mémoire écrite: c'est à l'école des millions d'années de notre
espèce que sa règle à calcul égrène les lentes métamorphoses de
notre squelette. Nous sommes demeurés un tas d'ossements d'une
inaltérable fixité. Le crâne d'Archimède ou d'Euclide n'est en
rien moins lourd et moins spacieux que celui de Pascal ou de
Descartes. Nous n'avons pas à nous vanter de notre progression
sur l'échelle de notre entendement, alors que le volume et le
poids du crâne de nos congénères de Cro-magnon dépassait de loin
ceux de nos plus grands savants.
6 - Une diversification à double tranchant
Dans ces conditions, pourquoi disposons-nous
de montres électroniques, de stimulateurs cardiaques, de
téléphones portables, de machines à laver, de
super-calculatrices, de trains à grande vitesse, de moteurs à
réaction, de centrales nucléaires et pourquoi avons-nous
rapporté dans nos poches quelques cailloux de la lune s'il nous
faut revisiter la théorie de l'évolution positive de nos pauvres
méninges, alors qu'en lieu et place d'une belle vierge nous
assassinons maintenant le fils en chair et en os d'une divinité
sur nos autels? Ne devrions-nous pas commencer par constater
qu'on compte moins d'un descendant de nos ancêtres sur mille qui
sache comment "nous" contrôlons la désintégration de la matière
ou comment "nous" la transformons en une arme de notre suicide.
Il faut donc que nos progrès cérébraux ne
répondent nullement à un perfectionnement global de nos
neurones, mais seulement à une spécialisation intensive et à une
parcellisation accélérée de nos performances de plus en plus
étroitement localisées et partielles. J'ai connu un calculateur
prodige qui croyait comme un enfant aux miracles de
Jésus-Christ, j'ai connu un grand poète qui s'étonnait du peu
d'enthousiasme que l'Amérique avait montrée à rendre le canal de
Panama aux Panaméens, j'ai connu un polyglotte qui ne comprenait
goutte au sens anthropologique des mots dont il usait, j'ai
connu des joueurs d'échecs que la fraction hypertrophiée de leur
cervelle faisait courir au bord du gouffre de l'autisme. Mais
pourquoi notre tête s'est-elle bien davantage fractionnée que
celle des tribus de l'Orégon dont j'ai pu admirer la polyvalence
cérébrale, sinon parce que notre sédentarisation citadine a
minusculisé nos centres d'attention et nous a enfermés dans la
cage d'une immense et inépuisable diversification de nos
aptitudes?
7 - Le compartimentage des cerveaux
Il se trouve que
nos sciences exactes ne sont plus exclusivement paralysées par
l'esprit dogmatique propre aux orthodoxies religieuses - nous
sommes désormais handicapés par les interdits économiques que
prononce une orthodoxie à courte vue et dont je ne citerai qu'un
exemple: à la suite de la catastrophe nucléaire de Fukushima au
Japon, il n'est pas un seul physicien qui ne sache pertinemment
que nous pourrions construire des centrales à vapeur peu
coûteuses et dont la résistance des cuves serait des centaines
de fois supérieure à celle de la citerne ambulante des
locomotives du XIXe siècle. La puissance de l'énergie produite
par ces marmites verrouillées serait incalculable :il suffirait
d'en utiliser une fraction infime pour générer l'énergie
électrique nécessaire à la mise sous pression de l'eau vaporisée
et de brancher le reste, c'est-à-dire l'infini sur le réseau
national, ce qui produirait du courant quasiment gratuit.
Mais nos centrales nucléaires à usage civil
sont exportables au plus haut prix et seuls les pays les plus
industrialisés du monde sont en mesure de les construire et de
les livrer clés en mains aux peuples relativement
sous-développés, tandis que non seulement les éoliennes
produisent le mégawatt heure à cent cinquante euros au lieu de
trente et un pour le nucléaire, mais l'énergie éolienne se situe
déjà à deux cent soixante sept euros au Danemark. Dans ces
conditions, les industriels intéressés à vendre de l'énergie
électrique produite par des réacteurs dangereux plutôt que par
des cocottes-minutes hyper résistantes brandissent l'épouvantail
d'une "mode écolo" à un prix prohibitif; ils se gardent bien de
rappeler que la vapeur sous pression serait dix fois moins
coûteuse que le nucléaire civil.
On observera sur le vif le mécanisme social
et politique qui peut conduire une civilisation composée de
quatre-vingts pour cent de bacheliers à rejeter ou à ignorer les
solutions techniques aussi élémentaires que le passage de la
pierre taillée à la pierre polie au paléolithique: des millions
d'automobilistes savent que l'énergie produite par l'explosion
de l'essence résulte d'une succession exactement chronométrée de
minuscules étincelles électriques et que la batterie se trouve
constamment rechargée par le moteur en marche. Le principe d'une
alimentation en circuit fermé est donc connu et compris de tout
le monde. Mais si vous proposez d'appliquer ce circuit fermé à
une centrale à vapeur, les savants physiciens qui tenteraient de
faire valoir une évidence aussi irréfutable se heurteraient non
seulement aux instances supérieures de l'Etat et à l'industrie
en place, mais vous ne verrez pas la population descendre en
masse dans la rue pour défendre une révolution économique
pourtant fort simple, parce que le compartimentage des savoirs
convainc les foules à se déclarer incompétentes. En revanche, si
l'Etat demande aux citoyens de trancher de l'opportunité de
signer le traité de Maestricht, chacun se dit qu'on ne lui
poserait pas la question s'il n'était reconnu capable d'y
répondre - sinon la République se livrerait à un gigantesque
simulacre intellectuel. On voit que le pouvoir de suggestion
qu'exerce l'autorité publique en place flatte tantôt la vanité
des ignorants, tantôt étouffe la voix de leur bon sens.
On voit que ce n'est plus la superstition religieuse en tant que
telle qui aveugle l'humanité, mais le vieux besoin d'obéir sur
lequel l'autorité politique repose depuis les origines - celui
dont Stanley Milgram a démontré la puissance (Soumission à
l'autorité, 1974). Six milliards d'encéphales
s'interdisent aussi spontanément de se demander qui a dynamité
les tours de Manhattan en 2001 qu'hier de se demander quels
étaient les inventeurs d'un créateur mythique de l'univers. On
était hérétique, on est désormais comploteur. Toute une classe
dirigeante a pour fonction naturelle d'organiser, de garantir et
de meubler le temple de l'obéissance. Elle y procède toujours
par la mise en place d'un monde imaginaire, et l'imaginaire est
toujours piloté par une orthodoxie.
La pensée a changé de type de rébellion, non
de vocation. Pourquoi s'en prendre au dieu des chrétiens, des
juifs ou des musulmans, quand les instruments de persuasion des
foules dont disposent désormais les Etats laïcs renvoient à une
presse mondiale omnipotente et bien contrôlée, des gestionnaires
patentés du patriotisme officiel, un manichéisme démocratique
catéchisé dans les écoles publiques et à une pluie de démons
voletants autour du nouveau rédempteur de l'univers, le mythe
intouchable de la Liberté?
Mais si l'électricité d'origine nucléaire,
donc actuellement la moins coûteuse, se révélait décidément
suicidaire et si le choix devenait forcé entre une énergie quasi
gratuite, mais sottement qualifiée d'anachronique, et une autre
follement dispendieuse, mais parée du prestige de la science
d'avant-garde, peut-être la raison de l'humanité
progresserait-elle non plus avec la lenteur de l'évolution
darwinienne, mais à l'écoute subite des intérêts économiques et
commerciaux enfin éclairés à la bougie du sens commun.
8 -
L'histoire du sang du monde
Et voici que Ben Laden nous rappelle qu'Allah s'agite et respire
sous des centaines de millions d'os frontaux, et voici qu'un G.
W. Bush nous dit que le Dieu des chrétiens lui donne la
réplique, mais qu'il n'a pas son pareil pour veiller sur les
troupeaux du Texas, et voici que Barack Obama nous rappelle que
la démocratie mondiale est un shérif du cosmos capable de
capturer ses ennemis au lasso, et voici que la guerre en
Afghanistan se poursuit alors même qu'on a eu l'imprudence de
tuer l'alibi Ben Laden, et voici que, las d'une guerre
infructueuse, le Pentagone décide de combattre les Talibans avec
des commandos de tueurs, tellement l' assassinat d'un seul homme
au Pakistan a semé les dents du dragon fameux dont nous avions
oublié la légende.
En 1830, Talleyrand se proposait de légitimer l'alliance
nouvelle de la France et de l'Angleterre à l'école des grands
éducateurs du monde. Ces deux nations, disait-il, étaient les
civilisatrices de l'Europe. Pour la première fois, le royaliste
de 1815 esquissait à grands traits l'avenir cérébral des
démocraties pédagogiques et soulignait que les peuples encore
rassemblés sous le drapeau de leur divinité ne connaissent que
le canon, tandis que les démocraties futures se fonderont sur
des principes universels. Or les principes, ajoutait-il, sont
trop informés de la faible portée du canon pour légitimer leur
diplomatie à l'école des gueuloirs de leur artillerie. Cent
soixante-dix ans après la révolution de 1830, qu'en est-il de la
conversion de l'Europe aux principes civilisateurs de la
démocratie si l'ubiquité et l'instantanéité de Baal nous placent
au balcon de la nouvelle histoire du sang du monde?
Publié le 15 mai 2011 avec l'aimable autorisation de Manuel de Diéguez
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