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Opinion

Une affaire d'Etat

L'histoire de France au musée et les embarras de Clio
Manuel de Diéguez


Manuel de Diéguez

Dimanche 14 novembre 2010

Au début du mois de septembre, j'avais planifié jusqu'au mois de décembre les titres à venir de mes commentaires anthropologiques hebdomadaires de l'actualité internationale; mais, dans le même temps, je prévenais mes lecteurs qu'une affaire d'Etat d'une portée exceptionnelle pouvait faire irruption dans mon programme et en troubler le cours.

Cependant, j'étais loin de m'imaginer que la question de la nature, du rang et des armes de la science historique pût placer le Ministère de la culture au cœur de l'actualité intellectuelle mondiale et que, de surcroît, une réflexion sur la profondeur ou la subjectivité du regard que les civilisations portent sur leur passé politique vienne illustrer à quel point l'avenir de l'intelligence que notre espèce conquiert d'elle-même dépend de l'interprétation que nous donnons du temps écoulé. Autant dire que la réflexion anthropologique sur l'encéphale des évadés de la zoologie se place au cœur de la géopolitique.

Et voici que, le 10 novembre, M. Henri Gaino, conseiller et plume du Président de la République et M. Nicolas Offenstadt, Maître de conférences à l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne, spécialiste du Moyen Age, ont débattu à potron minet sur France Inter de la nature et du destin de la future Maison de l'histoire de France que le chef de l'Etat a l'intention d'installer jusqu'en 2017 pour un coût global d'environ un milliard et demi d'euros.

Je n'évoquerai pas un débat qui fut scandaleusement inaudible, puisque M. Offenstadt ne s'est pas levé et n'a pas menacé de planter là M. Gaino s'il ne lui laissait pas la parole et si l'interviewer ne remplissait pas le devoir de politesse élémentaire du journaliste à l'égard des auditeurs. Que se serait-il passé s'il avait été permis de rendre la question posée intelligible à leurs oreilles, que serait-il arrivé si un partage équitable du temps de parole n'avait pas contraint le professeur à parler en même temps que le conseiller du prince?

Je me suis alors demandé s'il valait mieux attendre quelques semaines afin que les disputeurs s'accordent un peu de recul - donc qu'ils prennent de la hauteur ou s'il était préférable d'entrer sans tarder dans l'arène des textes dont mes lecteurs savent que huit grands portails les reprennent fidèlement et in extenso semaine après semaine. Il était prévisible que la question décisive de savoir à quelle profondeur de la réflexion la science historique censée devenue explicative depuis Thucydide tente de rendre compréhensibles les évènements serait escamotée sur les ondes, tantôt au profit apparent de M. Gaino, qui s'est proclamé le représentant d'une fresque française de l'histoire universelle dont il convenait de déployer les banderoles siècle après siècle - donc au nom d'une histoire en images dont l'Etat assurerait le montage - tantôt à l'avantage non moins illusoire du Professeur Offenstadt, qui brandissait le drapeau d'une destinée de notre espèce qu'il aurait rendue trans-chronologique et trans-événementielle. Le représentant de la Sorbonne était convaincu qu'une méthodologie limpide suffisait à rendre la science historique transparente, tandis que le fondé de pouvoirs de la Ve République était persuadé que le sens de l'Etat et de la nation plaçait entre ses mains la clé universelle de l'histoire rationnelle et scientifique du globe terrestre et qu'un bon patriote doit se ruer dans cette brèche afin de faire entendre en tous temps et en tous lieux la voix de Clio.

Par un comble de chance pour mes lecteurs , M. Offenstadt initie ses étudiants à l'histoire du Moyen Age. S'il savait vraiment ce qu'il en est des croyances religieuses, si sa science de notre espèce lui avait livré les secrets éternels d'un animal messianique, apostolique et sacrificateur, s'il avait décodé le fonctionnement du cerveau simiohumain dans le spéculaire sacré, s'il avait mis à nu les ressorts de l'animal des offertoires, il y a longtemps qu'on lui aurait discrètement retiré une chaire devenue trop dangereusement décodeuse et défricheuse; et on lui aurait confié une chaire moins retentissante, celle d'une anthropologie critique des idoles qui servent de miroirs politiques aux fuyards de la nuit animale.

Quoi qu'il en soit, la Maison de l'histoire de France illustrera l'adage selon lequel "à quelque chose malheur est bon", puisqu'il est maintenant évident que la question du rang et des méthodes de la science historique actuelle débarquera progressivement, mais nécessairement sur la place publique; et comme chacun saura en catimini que l'histoire officielle est la vitrine cérébrale des peuples et des nations, on se demandera si nous allons continuer de lire en tapinois les albums de Tintin de l'historiographie classique ou si les Sophocle et les Shakespeare, les Cervantès et les Swift, vont servir de pédagogues aux professeurs du destin et de la mort des nations.

Dans ces conditions, j'ai estimé qu'il valait mieux essayer d'élever quelque peu un débat qui deviendra central à l'école même de la sottise qui l'aura inauguré. Oui ou non l'heure a-t-elle sonné, pour Clio, d'observer et de comprendre ce qui se passe dans la tête des fils d'Adam, afin de ne s'atteler qu'ensuite à la tâche redoutable de raconter les péripéties de la véritable histoire de l'espèce sommitale à laquelle nous appartenons?


1- In memorian
2 - A quel niveau donner la parole à Clio ?
3 - Le vol d'Icare de la science historique
4 - L'échec de l'école de François Furet
5 - Le quinquennat de Nicolas Sarkozy exposé à la Maison de l'histoire de la France
6 - Nora, Gauchet, Ozouf
7 - A quelque chose malheur est bon
8 - L'avenir du trans-événementiel
9 - Conclusion

1 - In memorian

L'un après l'autre, les Présidents de la Ve République ont tenu à apposer leur sceau sur l'histoire du génie de la France. Voilà qui est révélateur de la place qu'une civilisation occupe dans le déroulement de sa propre histoire. Nos chefs de l'Etat ont-ils voulu imiter les empereurs romains qui, de Jules César à Constantin, ont tenu à parer une civilisation sur le déclin de ses monuments les plus colossaux? Il est plus étonnant encore que les préfigurateurs des Vespasien, des Hadrien, des Trajan de l'Europe finissante aient illustré l'histoire de la Gaule sommitale à l'école de la tournure d'esprit propre à chacun d'eux.

Le Général de Gaulle avait compris que la France des provinces était demeurée un désert culturel; et il avait trouvé, en l'auteur de la Condition humaine, le barde qui rêverait de semer le territoire de la nation de capitales intellectuelles et littéraires. Un demi-siècle plus tard, Lyon, Marseille, Bordeaux, Lille ou Strasbourg sont bien loin de faire figure d'Athènes régionales; mais toutes les nations du monde ont fait place à un Ministère de la culture au sein de leur gouvernement. Sans doute aurait-il mieux valu les armer d'un Ministère de la création, tellement il était fatal que toute l'entreprise de déprovincialiser des territoires endormis par les siècles courait le danger de tomber dans le piège prévu et dénoncé par André Malraux de confondre la culture avec l'instruction publique et l'intelligence des grandes œuvres avec l'idée que les Etats se font de l'éducation nationale.

Georges Pompidou a su éviter cette glissade: le centre qui porte son nom permettait à l'Etat de s'associer jour après jour aux alliances qu'une mémoire sans cesse menacée par la scolarisation des savoirs conclut avec les aventures périlleuses de l'art, de la littérature et de la pensée. Ce pacte de l'audace et de la vie avec la profondeur de vues d'un grand homme d'Etat répondait à l'esprit d'un lauréat du concours général, d'un amateur de poésie et d'un connaisseur de la langue de Périclès.

Puis, M. Giscard d'Estaing sut tirer le meilleur parti de son aristocratisme naturel et de sa vocation de Ministre des finances : le musée d'Orsay d'un côté et l'ampleur accordée au Centre national des Lettres de l'autre permirent à l'Etat d'honorer les grands peintres impressionnistes tout en préservant les Verlaine et les Rimbaud de notre temps de périr sur une paillasse. Quel progrès qu'il fût permis à Socrate de s'acheter un manteau en hiver, alors qu'à Athènes, seuls quelques amis généreux du premier martyr de la raison y veillaient.

Puis, M. François Mitterrand comprit le premier que si Vespasien avait construit le Colisée afin de tenter d'effacer de la mémoire de Rome la souillure des Néron, des Claude, des Caligula, des Othon, des Vitellus, le tour était venu, pour l'Europe mourante, de donner dans le pharaonique purificateur. Le grand Louvre, la Très grande Bibliothèque, l'Opéra de la Bastille, les tours de la Défense ont fait entrer la France dans le titanesque qui préside aux funérailles des civilisations.

Puis M. Jacques Chirac a fait sonner les cloches du soir aux oreilles des apprentis de la décadence: le musée du Quai Branly fait appel aux tribus antérieures à l'apparition de l'écriture, de la pensée philosophique, des sciences abstraites et des équations; et il a demandé aux derniers feux de notre éternité d'éclairer une exposition de fétiches et de totems qu'une pluie de sorciers jaillis du fond de leurs forêts sont venus protéger des mauvais esprits. La dérive de la culture européenne vers la muséographie allait se poursuivre jusqu'à la caricature avec M. Nicolas Sarkozy , qui a projeté de mettre l'histoire de la France sous vitrine.

Il est significatif que les étapes de cette chute répondent au lent trépas des exploits de la plume: le Général de Gaulle, M. Pompidou, M. Giscard d'Estaing et M. Mitterrand étaient des familiers de l'encrier. Il suffit de lire une page de l'auteur des Mémoires d'espoir pour comprendre que cet homme-là a forgé sa trempe sur l'enclume de l'écriture. M. Chirac fut le premier Président de la République étranger à l'art d'écrire. Mais M. Nicolas Sarkozy fait débarquer l'inculture dans la démagogie jusqu'à mettre le passé de la nation en bandes dessinées.

2 - A quel niveau donner la parole à Clio ?

Mais voyez la justesse de l'adage selon lequel "à quelque chose malheur est bon": de nombreux historiens ont signé un appel vibrant d'indignation, afin de tenter de conjurer une profanation de l'intelligence de Clio et M. Thomas Legrand a aussitôt compris sur France Inter qu'il s'agissait d'une affaire d'Etat. Exposer le contenu d'une discipline rationnelle dans un livre d'images à l'usage des enfants des écoles est de l'ordre du sacrilège culturel. Mais si le malheur n'était bon qu'à redresser des erreurs, l'adage ne serait pas à double tranchant. Sa fécondité sera de rappeler que, depuis plus de deux siècles, la science historique mondiale tente en vain de se rendre "trans-événementielle", comme elle dit et qu'elle ne se demande même pas ce qu'il faut entendre par l'adjectif "trans-événementiel", tellement il faudrait recourir au regard et à la réflexion d'une autre discipline, la philosophie, pour seulement se poser sérieusement la question. A quelle profondeur sera-t-il permis à la science de la mémoire d'apprendre à penser son savoir s'il lui est interdit de déserter le récit, donc l'anecdotique et le notarial que la chronologie sème nécessairement sous ses pas ? Mais quelle occasion providentielle, si je puis dire, de poser la question du statut et de la méthode de la science historique du XXIe siècle!

M. Nicolas Sarkozy - aux innocents les mains pleines - permet jusqu'à nos historiographes, mémorialistes et chroniqueurs de monter sur leurs grands chevaux et de donner un coup de balai dans l'infantilisation outrancière d'une science qui, d'Hérodote à nos jours, a écrit l' histoire de l'esprit moyen du genre humain. Quels objets exposera-t-on à la Maison de l'histoire de la France? Si l'on inaugurait une Maison de l'histoire du christianisme, on verrait, d'un côté, les héritiers d'Erasme et de Voltaire exposer de pleins paniers de la sainte épine, un cargo de morceaux de la vraie croix, des pots de lait de la sainte Vierge durcis à souhait et des piles de suaires de Turin, pour ne rien dire d'une rangée de fioles du sang de saint Janvier, dont on sait que Naples en produit une chaque année et à date fixe sous les yeux d'un notaire dûment assermenté.

Mais si cette exposition de l'histoire de la foi se trouvait placée entre des mains pieuses, on y trouverait, certes, et pour mémoire, des ciboires en or massif du XIVe siècle, des crucifix sertis de pierreries et des tiares de saints pontifes d'un poids considérable, mais également le texte authentique de l'Edit de Nantes signé de la main d'Henri IV et de son abolition paraphée par Louis XIV, une copie conforme de la Bulle Unigenitus, des cuirasses et des lances chargées d'illustrer la sainte ardeur des croisés, des éditions précieuses de la Cité de Dieu de saint Augustin, de l'Imitiation de Jésus-Christ ou du Discours sur l'histoire universelle de Bossuet. Et puis, le Génie du christianisme de Chateaubriand n'est-il pas une brillante récapitulation et une superbe exposition de la fécondité culturelle du mythe chrétien?

Après tout, si cette exposition comprenait la liste des chefs d'œuvre de la foi qui, de saint François de Sales à Claudel, se trouvent édités dans la Pléiade, on ne voit pas pourquoi une maison de l'histoire de la France qui exposerait côte à côte le couteau de Charlotte Corday et le texte de la proclamation des droits de l'homme et du citoyen ne passerait pas pour un conte de nature à nourrir les vertus républicaines et l'esprit patriotique des citoyens.

3 - Le vol d'Icare de la science historique

Mais la question devient dangereuse, donc féconde, si l'on se demande quels trésors inestimables de l'intelligence et de la méthode une histoire qualifiée de trans-événementielle oppose aux gamineries si, comme il est dit plus haut, il est plus difficile qu'on ne pense de survoler des enfantillages des huissiers.

S'il est une nation que son histoire appelle plus que toute autre à mettre en question la méthode historique superficielle et routinière dont le monde entier fait usage un siècle et demi après les Tocqueville et les Bonald et un siècle après les Hippolyte Taine ou les Mommsen, c'est bien la France, puisque, depuis 1789, l'histoire de la Révolution s'écrit encore dans l'esprit eschatologique de l'histoire sainte des modernes, selon laquelle le nouveau Royaume du salut serait celui dont le concept de Liberté a accouché au forceps de la guillotine ou dans un esprit conservateur inconsciemment nostalgique du droit divin.

Prenons l'exemple de François Furet, dont l'essai La fin d'une illusion, prenait le contrepied de l'illustre essai de Freud de 1926 intitulé L'Avenir d'une illusion. Un tel titre préfigurait une philosophie du trans-événementiel de type anthropologique, puisqu'il était suggéré, du moins implicitement, qu'il fallait tenter de scruter de haut et de loin ce que le genre humain a dans la tête afin d'apprendre à préciser ce qu'il faut appeler une "illusion" à l'échelle de l'histoire universelle. Toute l'aventure du christianisme était-elle celle d'une illusion du singe détoisonné? Pouvait-on écrire l'histoire entière de la Grèce et de Rome à la lumière de l'illusion selon laquelle il existerait des dieux tantôt ripailleurs sur leur Olympe, tantôt courant par monts et par vaux? La philosophie de l'illusion que professait François Furet lui permettait, certes, d'entrer dans les tourments psychiques et sociaux d'une bourgeoisie qui avait accouché de la Révolution afin d'accorder généreusement ou de feindre de concéder la "liberté" au peuple. Mais, dit Furet, cette classe sociale de bonne foi a découvert trop tard qu'elle avait seulement conquis le droit et le pouvoir de s'enrichir sans frein, ce qui la mettait dans un porte-à-faux tragique ou tragi-comique avec son évangélisme politique inné, appris ou récité. Et maintenant la foi nouvelle en une justice universelle appelée à changer de parure religieuse et à se convertir en une soif fort peu évangélique de rivaliser avec le roi Crésus jetait une classe politique d'enfants de chœur ou de malins commerçants dans le désarroi des saintetés désabusées.

A partir de ce diagnostic, François Furet aurait pu tenter de faire débarquer une pesée critique de la condition simiohumaine actuelle dans une science historique en quête d'un élargissement de son horizon intellectuel et philosophique et rédiger une histoire de la Révolution française inspirée par une contemplation des apories psychobiologiques qui caractérisent et paralysent depuis toujours les rescapés des ténèbres.

4 - L'échec de l'école de François Furet

Comment articuler le récit vaudevillesque et au jour le jour des évènements avec le regard d'aigle que les anthropologues du séraphique et du sanglant portent sur les ressorts ultimes d'une espèce dichotomisée par le grossissement catastrophique de sa boîte osseuse ? En vérité, la réécriture trans-événementielle de la Révolution française inaugurée par l'école des Annales et par ses continuateurs a libéré la science historique nationale du finalisme parareligieux et rédempteur de Michelet, mais seulement afin de la laisser aussitôt retomber dans l'ornière de l'interprétation dite conservatrice ou progressiste.

Le malheureux destin de la science historique serait-il de la mettre dans un porte-à-faux insoluble entre le journal de bord et l'eschatologie laïque ? Certes, il fallait éviter les périls liés à la droite politique, qui pouvaient reconduire le pays à une tyrannie consubstantielle aux monarchies théocratiques; et il fallait non moins tenter de conjurer les dangers que la gauche de l'époque faisait courir aux nations tentées de reprendre à leur compte l'évangélisme politique dont on sait qu'il conduit au débarquement de Clio dans l'utopie. La dictature soviétique avait guidé les peuples jusqu'aux portes dorées du paradis à la fainéantise bureaucratique et au culte d'une "liberté" de fonctionnaires repus. Comment éviter qu'une population d'enfants trompés accouche d'une classe dirigeante dont la puissance reposera sur la sacralité d'un suffrage universel illusoire, comment interdire à un peuple d'enfants de se nourrir du ciel qu'il est devenu à lui-même sous les couleurs de la "liberté" au pays d'Alice, comment congédier les légions serrées de serviteurs stipendiés de l'Etat et de garde-chiourme, bref, comment écrire une histoire sans illusion du genre humain si l'illusion est inscrite dans les gènes de notre espèce?

L'école de François Furet est irrémédiablement datée par la nécessité de son temps de sortir du rêve marxiste, ce qui aurait pu enseigner aux historiens en quête d'une trans-événementialité le fonctionnement du cerveau simiohumain - science qui leur aurait été bien utile , comme la suite n'allait pas tarder à le démontrer, puisque, dix ans seulement après la mort de François Furet, l'histoire mondiale devient inintelligible aux professeurs d'histoire privés d'une anthropologie des mythes sacrés et d'une radiographie du messianisme démocratique.

5 - Le quinquennat de Nicolas Sarkozy exposé à la Maison de l'histoire de la France

Comment les "vrais historiens" d'aujourd'hui interprèteront-ils le quinquennat de M. Nicolas Sarkozy sur le mode trans-événementiel, comment conquerront-ils l'intelligibilité du temps des peuples et des nations sur des chemins transcendants au quotidien et de telle sorte qu'ils ridiculiseront, n'en doutons pas, la mise sous vitrine de trois années de l'histoire de France dans un musée de l'anecdotique. Mais que se passerait-il s'ils se heurtaient in fine aux impasses méthodologiques liées à la science historique elle-même et en tant que telle?

En 2010, François Furet, irait du moins jusqu'à observer la loupe à l'œil l'histoire de la Ve République du point de vue de l'évolution des démocraties présidentialisées. Car, d'un côté, ce type d' Etat tente en vain de contrebalancer l'incompétence sur la scène internationale des assemblées parlementaires dont la médiocrité municipale conduit les nations à une décadence irrémédiable, de l'autre, ce régime ne tarde pas à céder au glissement du président vers un autoritarisme étroit et stérile. Mais une analyse anthropologique de ce genre de dérive se verra condamnée, elle aussi, à restreindre le champ d'investigation d'une science historique dont la logique interne conduira fatalement la science de la mémoire à découvrir que l'homme appartient à une espèce ingouvernable, ce qui interdit, en fait, tout véritable enseignement de ce savoir au sein des civilisations encore semi-rationnelles de notre temps et incapables de combattre les formes modernes de la démagogie.

L'enseignement officiel de l'histoire dans les écoles est la catéchèse dont la raison laïque a revêtu la chasuble Chaque année, ce ne sont pas les ministres de l'éducation nationale, mais les chefs de gouvernement en personne qui se rencontrent afin de convenir entre eux de la manière dont l'histoire ad usum Delphini sera rédigée. Il s'agit d'"harmoniser" les manuels scolaires qu'on fera lire aux enfants afin de les béatifier à l'école de la démocratie, de la "liberté" et de la "justice". Le mythe de la délivrance a seulement changé de tiare et de crosse. Mais si le nouveau clergé rivalise avec l'ancien, qu'est-ce que l'illusion? Qu'est-ce que le "trans-événementiel" dont la science historique a fait son pays de Canaan? Depuis les origines, cette discipline porterait-elle des vêtements trop grands pour elle? Mais si, à force de grossir, elle fait éclater ses coutures, comment la faire maigrir sans la réduire à un squelette et comment la faire engraisser sans lui faire changer de domicile? Quel est l'enclos de l'histoire proprement dite en ce début du IIIe millénaire?

6 - Nora, Gauchet, Ozouf

Prenons trois exemples de la course entravée de la science historique contemporaine vers la trans-événementialité de sa réflexion et de sa méthode.

M. Pierre Nora a une conception institutionnalisée conservatoire et sagement gestionnaire de l'histoire: Clio dispose, pense-t-il, de monuments, de musées et de lieux de stockage du passé de la France. Le trésor public de sa discipline est la masse des archives. Pour piloter la mémoire de la nation, il faut une droiture d'esprit ennemie des combinaisons terre à terre de la politique au jour le jour. A ce titre, Pierre Nora reproche au Président de la République un "péché originel" daté et localisé: au début de 2009, il a lancé un débat sur l'identité nationale à seule fin de combattre la recrudescence, dangereuse pour la majorité, du crédit électoral accordé au Front National par une fraction hérétique de la population.

Mais le débat sur la méthode historique et sur la profondeur de la connaissance du passé et du présent à laquelle l'historien doit tenter d'accéder ne passe pas par le chemin des remontrances naïves de Clio aux hommes politiques en général et au chef de l'Etat en particulier, parce que le premier regard trans-événementiel sur l'histoire enseigne que la perversion cérébrale naturelle aux hommes d'action leur interdit de se soucier de la vérité scientifique en tant que telle, mais seulement de son utilité pratique. Pis que cela, non seulement ils pèsent le vrai sur la balance de l'utile, mais ils proclament que l'utile dit le vrai et doit lui imposer sa balance.

Qu'en est-il, en revanche, de la question de l'identité nationale soulevée mal à propos et dans un esprit démagogique par M. Nicolas Sarkozy? S'il s'agit de peser l'identité musulmane, il faut commencer par rappeler que le concept même d'identité religieuse est un fruit de l'humanisme européen post renacentiste et que les relations que le croyant s'imagine entretenir avec son idole sont de type théologique, donc objectives à ses yeux, donc soustraites par nature à un examen nécessairement subjectif de leur contenu. De même, si vous demandez à une conscience catholique, protestante ou juive, ce qu'il en est de leur "identité religieuse", elles ne comprendront pas de quoi vous leur parlez puisqu'elles nourrissent des relations "objectives" avec un démiurgeet qu'elles échappent, elles en sont convaincues, à la pesée du concept subjectif d' "identité doctrinale" qui ne répond en rien à un univers mental dont le contenu mythique est immuable et défini par des dogmes révélés.

Mais sitôt que la science historique tente de faire un pas hors de son enceinte événementielle, il lui est rappelé qu'elle est narratrice, descriptive et huissière par nature et qu'il faudrait changer la nature même de cette discipline pour parvenir à lui poser la question, artificielle à ses yeux, de sa trans-événementialité. Lui serait-il cependant possible de traiter des relations que l'identité religieuse entretient avec les identités nationales? Nenni : elles sont étroitement confondues dans l'inconscient collectif. Comment expliquer à l'école des historiens l'association de la terre de France avec une mythologie sacrée de Clovis à nos jours ? Cette tâche est du ressort d'une anthropologie étrangère, ici encore, à l'outillage mental de l'historien depuis Homère.

Passons à la méta-événementionnalité de Marcel Gauchet, qui se fonde sur la notion de "démocratie administrative". Il faudrait se demander quelle est la généalogie du concept de "civilisation administrative" et à quelle étape de la croissance, de la maturation et du déclin des nations et des empires il convient de situer leur chute dans l'"âge administratif" qui précède leur trépas - sinon vous n'aurez pas de regard surplombant sur l'espèce dont il s'agit de peser l'historicité, et vous ne sauriez remonter à la source des aventures et des avatars d'un animal au cerveau schizoïde. Ici encore, le concept prétendument trans-événementiel de "démocratie administrative reste en rade, faute d'une analyse de son sens qui entraînerait la science historique hors de la clôture de l'événementiel au sens laïc du terme.

Que dit Mme Mona Ozouf, la seule historienne qui soit allée beaucoup plus loin que Furet dans la compréhension des fondements théologiques de la Terreur et qui a esquissé un parallèle entre l'épuration robespierriste et la purification sacrée.

- Discours d'outre-tombe sur l'islam - Un orateur de 1797 s'adresse à l'Assemblée Nationale de la Ve République, 9 mai 2010

Ici encore, nous nous heurtons aux frontières d'une science historique privée d'anthropologie critique; si nousprenons le risque de faire une seul pas dans cette direction, nous spectrographierons l'évolution de la boîte osseuse de l'animal dichotomique dont un historien anglais, E. M. Dodds, disait qu'elle était la seule à vivre sur le mode biphasé, donc dans deux mondes à la fois. Quelle est la fonction de la trans-événementialité à l'égard de son propre corps qui dote le simianthrope bipolaire de son destin historique dans le spéculaire ? Quels sont les poumons et la respiration d'une espèce auto-orchestrée par ses songes?

7 - A quelque chose malheur est bon

Essayons de faire sortir l'histoire du quinquennat de M. Nicolas Sarkozy du musée de l'histoire de la France qu'il entend inaugurer et, pour cela, situons sa présidence dans un trans-événementiel qu'il est interdit d'évoquer officiellement, celui qui place la nation sur une planète politique dominée par un empire dont on sait que ses prétoriens quadrillent le globe terrestre de plus de mille garnisons et places fortes depuis soixante-cinq ans et que sa flotte de guerre sillonne nuit et jour tous les océans de la mappemonde. L'école de François Furet n'a accédé en rien à une vision planétaire de l'histoire de la France et de l'Europe de son temps. Mais si elle s'y était essayée, comment ses successeurs écriraient-ils l'histoire des illusions actuelles de M. Nicolas Sarkozy, sinon par la mise en évidence que si le parlementarisme de la IIIe et de la IVe Républiques n'étaient pas à l'échelle de l'histoire du globe terrestre du début du XXe siècle, le présidentialisme français de la Ve ne l'est pas davantage, et cela du simple fait que, dans tous les cas de figure, le suffrage universel ne saurait porter au pouvoir une classe dirigeante ambitieuse de prendre à bras le corps les problèmes politiques qui se posent à la planète des démocraties messianisées par le mythe de la Liberté.

Mais en quoi l'adage selon lequel "à quelque chose malheur est bon" est-il à double tranchant, comme il est rappelé plus haut et comment la scolarisation et la mise en images de l'histoire de la France à l'école des idéaux de 1789 renvoie-t-elle le Ministère de la culture aux albums de Tintin ? Pour comprendre le contenu de ces albums, il faut se demander comment la science historique française parviendrait à se rendre réellement trans-événementielle dans ses méthodes mêmes de réflexion. Car si nous n'approfondissons pas la notion fondamentale d'illusion, nous renoncerons purement et simplement à l'enseignement de l'histoire réelle dans les écoles de la République.

8 - L'avenir du trans-événementiel

D'un côté, la mort du marxisme a fait croire que le capitalisme était viable pour avoir terrassé l'utopie politique, alors que les défauts de ce régime économique se sont tellement aggravés à l'école de sa fausse victoire sur des songes d'origine évangélique que le désastre attendu, celui du naufrage des espérances para-religieuses de l'humanité, dépassera de loin l'échec de l'industrialisation intensive du XIXe siècle, qui n'a pas compris que le machinisme ne pouvait progresser sans une refonte radicale de la civilisation mondiale du profit.

La science historique du XXIe siècle est donc condamnée à devenir trans-événementielle à l'école d'un apprentissage sacrilège des impasses psychobiologiques auxquelles le capitalisme financier et bancaire conduira un globe terrestre à la dérive - ce qui nous contraindra inexorablement à fonder la véritable science historique sur des bases anthropologiques, donc en mesure de scanner les apories qui paralysent de naissance les fils de Darwin et de Freud.

Le second volet de l'adage selon lequel "à quelque chose malheur est bon" est le suivant: grâce à Tintin et à son histoire illustrée de la France, les historiens qui ont protesté contre les couleurs scolaires du héros de Hergé seront condamnés à se dire que leur propre histoire du monde demeure, elle aussi, radicalement inintelligible, et cela tant par nature que par définition, puisque les croyances religieuses d'un milliard et demi de chrétiens et d'autant de musulmans demeurent, pour l'heure, soustraites à toute explication proprement historique et scientifique. A la rigueur, Thucydide, Tite-Live, Tacite ou Suétone pouvaient se passer de comprendre les secrets cérébraux d'une espèce qui, depuis cent mille ans seulement, offrait des sacrifices coûteux à des êtres imaginaires afin de leur acheter le sauvetage de leur propre viande et d'obtenir leur appui ou leur secours sur les champs de bataille.

Mais à partir du 1er siècle, comment prétendre comprendre réellement, c'est-à-dire sérieusement les évènements historiques proprement dits si l'encéphale énigmatique d'une humanité prématurément qualifiée de pensante offre soudainement à une idole trans-événementielle son propre fils en chair et en os à immoler sur les offertoires, et cela en échange d'un "rachat" événementiellement intéressé de la masse de ses créatures, et si le montant de la rançon à acquitter au pays de Cocagne de la trans-événementialité de l'Histoire se veut sanglant au point de passer par la manducation et la digestion du corps de la victime et de la potion de son hémoglobine ? Pourquoi les fidèles se réunissent-ils pieusement autour du propitiatoire du trans-événementiel qu'ils appellent le transcendant? Puis, à partir du XVIe siècle, la guerre entre les mangeurs et les buveurs d'un côté, et les consommateurs contrits d'un symbole de leur foi de l'autre a écrit l'histoire rédemptrice et sanglante du genre humain à l'école des carnages du sacré. Que vaut une science historique mondiale qui, depuis un demi millénaire demeure bouche bée devant une espèce semi animale et trans-événementielle de ce type, que vaut la Muse d'une mémoire coite et pétrifiée de surprise face à l'histoire non décryptée du simianthrope trans-événementiel?

Et maintenant Allah, Jahvé et le Dieu trinitaire se révèlent plus que jamais les vrais ressorts de l'histoire trans-chronologique du monde, tandis que nos historiens prétendument devenus trans-anecdotiques, eux aussi ne comprennent goutte à un spectacle indécodable à leurs yeux.

9 - Conclusion

Décidément le musée de l'histoire de la France est une sottise tellement providentielle, si je puis dire, qu'elle met les historiens contemporains au pied du mur. Ou bien ils avoueront sous la torture des évènements les plus spectaculairement indéchiffrables que leur discipline est demeurée une infirme et qu'elle demeurera à jamais inguérissable, de sorte qu'il faudra la remiser au garage, tellement on ne saurait raconter indéfiniment aux enfants des écoles des évènements censés compréhensibles aux adultes; ou bien on renonce à dévider la trame du récit pour entrer en apprentissage des derniers secrets du genre simiohumain. Mais alors, les deux tranchants du malheur en glorifierait le couteau, puisque Socrate renverra dos à dos un Etat inculte et ses scribes illettrés pour demander aux Athéniens de reprendre le chemin du "Connais-toi".

Qu'est-ce à dire? Que la notion de trans-événementialité n'est autre que la forme nouvelle qu'a prise la quête du sens dont le sacré assurait autrefois le service. En ces temps reculés, un géniteur du cosmos avait enfanté l'univers, et, depuis lors, sa bienveillance pateline conduisait d'une main ferme la masse de ses fidèles habiter un royaume des félicités éternelles et posthumes, tandis que, de l'autre, il expédiait d'un geste rageur ses opposants bouillir dans sa chambre des tortures souterraines. Sur tous les cadrans solaires du chef on lisait: "Omnia creasti, nec minore regis providentia" (Ta prévoyance a créé toutes choses et elle les gouverne avec une non moindre prévoyance).

Qu'est devenue la question du sens? Le ciel offrait son trône à une science historique mollement couchée dans la chaise à porteurs d'une théologie. C'est à la science post-darwinienne et post-euclidienne qu'il appartient désormais de répondre partiellement à une interrogation mythologique. Mais encore faut-il que l'historien poursuive jusqu'à son terme le chemin de la connaissance rationnelle du temps humain que seul le regard de l'extérieur de l'anthropologie critique peut lui faire connaître; et pour cela, son champ d'investigation doit aller jusqu'à se demander comment et à quelle fin l'encéphale d'un animal condamné à se colleter seul avec le vide et le silence de l'immensité sécrète les personnages fantastiques qui lui serviront de guides imaginaires. Si Clio refuse connaître le fabuleux mental qui pilote le simianthrope et sur lequel il prend appui, libre à elle. Mais, dans ce cas, ce sera délibérément qu'elle occupera un fauteuil dans l'histoire en images que la République des songes lui aura aménagé ; et ce fauteuil, jamais elle ne le validera scientifiquement, parce qu'un aveuglement volontaire n'est pas légitimable aux yeux de la raison et du savoir. C'est cela la leçon à tirer du futur musée de l'histoire de la France: les adultes apprennent à prendre leur véritable mesure au spectacle des nains.

Vivent l'ignorance et la sottise de la République en images si l'humanité du XXIe siècle devait apprendre sa véritable histoire dans le miroir de ses totems.

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Publié le 14 novembre 2010 avec l'aimable autorisation de Manuel de Diéguez

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Source : Manuel de Diéguez
http://www.dieguez-philosophe.com/


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