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Analyse

La Russie post-marxiste et l'avenir post-freudien de la psychanalyse du sacré
Manuel de Diéguez


Manuel de Diéguez

Dimanche 11 avril 2010

Introduction

Dans son essai: Des progrès de l'esprit humain dans la Grèce antique, Condorcet décrit "l'hypocrisie effrayée" des devins. "Les prêtres voyaient avec douleur des hommes qui, cherchant à perfectionner leur raison, à remonter aux causes premières, connaissaient toute l'absurdité de leurs dogmes, toute l'extravagance de leurs cérémonies, toute la fourberie de leurs oracles et de leurs prodiges". Près de trois siècles plus tard, il n'est pas de paysage de la pensée philosophique qui ait davantage changé que celui dont les religions font l'objet. Premièrement, les Etats laïcs ont pris discrètement la relève de la guerre de la peur à la science : sous l'autorité de "comités d'éthique" chargés de prendre la relève du sacré, ils s'opposent vertueusement aux progrès d'une psychogénétique et d'une anthropologie critique qui ébranleraient, disent-ils, les fondements politiques et moraux des Etats que protégeaient autrefois les Eglises. Secondement, il est apparu que la tyrannie ne découle ni exclusivement, ni même au premier chef, des dogmes et des doctrines des clergés. Troisièmement, il a été démontré que l'esprit théologique messianique et rédempteur peut faire irruption dans le temporel et enfanter des champignons mythologiques empruntés au fanatisme et à l'inquisition des orthodoxies révélées : alors les rêves de salut et l'esprit eschatologique passent aux mains des prêtres d'une classe ouvrière désemparée.

Le questionnement entièrement nouveau du sacré qui en est résulté est bien plus radical que celui des déistes du siècle des Lumières: il s'agit désormais de conquérir une connaissance anthropologique des raisons qui font naître des dieux d'une longévité variable dans l'encéphale du singe schizoïde, de comprendre l'évolution politique et morale des idoles cérébralisées et harnachées de doctrines, de mettre en pleine lumière les fondements psychobiologiques des notions d'explication, de compréhensibilité et d'intelligibilité dont use jusque dans ses sciences expérimentales une espèce vocalisée, de percer les secrets d'une connaissance "existentielle" de l'inconnaissable et de l'infini, de radiographier les signes et les signalétiques anthropomorphiques qui conduisent à la confusion mentale entre les faits et les signifiants au cœur même du concept de "vérité".

Dans un contexte désormais béant sur l'angoisse et le tragique de la condition dite humaine, le retour précipité de la Russie officielle à la foi des Tolstoï et des Dostoïevski pose la question du sens d'une religion orthodoxe dont l'anthropocentrisme ne s'est pas focalisé sur la glorification d'un père et d'un fils mythique, mais sur le mystère de l'esprit qu'illustre le récit de la Pentecôte.

Si la Russie devenait le foyer mondial de la connaissance anthropologique d'un "esprit" religieux désincarné et ouvert sur la déréliction d'une créature que son langage a séparée de son corps, ce serait une postérité féconde de l'athéisme rudimentaire des philosophes de la raison occidentale de passer de Marx au message encore à décoder de l'Eglise d'Antioche. L'anthropologie critique s'interroge sur le destin cérébral de la "Sainte Russie".

1 - Le scannage de "Dieu"
2 - La postérité anthropologique de Freud
3 - Les théologies du sanglant
4 - Où l'éloge de la stupidité (Stultitiae laus) d'Erasme entre en scène
5 - De la nature des idoles et de la guerre au trépas
6 - A la recherche des hérétiques dignes de ce nom
7 - A la recherche des sacrilèges
8 - Les dieux sont éducables à l'école de leurs pédagogues
9 - Où "l'absence" commence de faire entendre sa voix
10 - Les religions et la torture
11 - La scissiparité de " Dieu "
12- L'ère post-marxiste des religions
13 - Le nouvel observatoire de l'humanité
14 - L'avenir de la dichotomie simiohumaine
15 - L'immoralité de "Dieu"

1 - Le scannage de " Dieu "

De 1917 à 1989, et pour la première fois depuis son évasion partielle du règne animal l'humanité a assisté à l'ascension et à la chute d'un empire privé de la majestueuse effigie des peuples hissés dans le ciel de gloire du sacré. Le bref intermède d'une Révolution française encore viscéralement attachée à son image dans les nues fait bien pâle figure auprès de la gigantesque interruption du parcours des dynasties célestes que fut le marxisme. L'histoire d'un "être suprême" de type schizoïde dont notre espèce salue les trônes successifs allait-elle prendre fin ou se poursuivre un instant dans le culte d'un "petit père des peuples" moustachu ? Comment interpréter une césure aussi énigmatique dans le défilé des millénaires du dédoublement théâtral du cerveau de l'humanité?

Le 3 mars dernier, le musée du Louvres consacrait une exposition aux trésors de l'art religieux de la Sainte Russie. Comment se fait-il qu'elle ait été inaugurée en présence de M. Medvedev? Le 4 avril, le métro de Moscou demeurait ouvert toute la nuit afin de faciliter le retour à leur domicile de deux millions de Moscovites qui allaient assister à la messe de Pâques dans toutes les églises de la capitale. M. Poutine et M. Merdvedev ont prié côte à côte dans l'Eglise sainte Sophie. M. Schröder, ex-Chancelier d'Allemagne, raconte dans ses Mémoires que le Président Poutine est fort pieux - il fait ses dévotions dans le jardin de sa datcha, où il a fait bâtir une église. Non seulement la religion orthodoxe de Russie est sortie de terre comme par enchantement sitôt que le mur de Berlin fût tombé, mais son clergé est en passe de redevenir le plus riche propriétaire terrien de l'ex-empire de Tsars, ce qui n'est pas près de se reproduire en Europe et encore moins en France.

2 - La postérité anthropologique de Freud

Comment la postérité anthropologique de Freud va-t-elle débarquer dans la radiographie psychanalytique de l'inconscient religieux qui régit l'entendement de l'animal politique dans le monde entier? On sait que le spéléologue de l'Avenir d'une illusion a passé au large de la spectrographie des sacrifices, donc de la science des ressorts psychobiologiques d'une espèce dont la chute dans l'histoire a dichotomisé l'encéphale entre des mondes du rêve et la terre. Aussi la nature biphasée de la boîte osseuse simiohumaine appelle-telle une réflexion de fond sur l'avenir d'une anthropologie critique que l'Occident rationnel avait prématurément qualifiée de science, alors qu'une discipline privée de connaissance philosophique de la vie onirique du singe cérébralisé, d'une spéléologie de l'inconscient de la parole sacrée, d'un décryptage du code génétique de Dieu et d'une spectrographie des exploits vocaux des Célestes en général n'est pas encore une anthropologie au plein sens de ce terme, mais seulement un document révélateur de l'art avec lequel les sciences humaines actuelles se dérobent aux appels d'une anthropologie qui répondrait aux critères de la scientificité que notre époque leur adresse.

L'étude de la généalogie d'un animal que son évolution a rendu cérébralement bifide sera-t-elle progressivement réservée à une classe ou à une caste restreinte de psycho-biologistes aussi séparés de l'intelligentsia moyenne de leur temps que la minuscule phalange des physiciens de l'atome ou bien tout progrès de la connaissance anthropologique du sacré va-t-il se trouver définitivement interdit à la suite d'un retour définitif des foules et de la majorité de leurs dirigeants à des pratiques cultuelles devenues indéracinables, parce qu'elles se seraient inscrites dans les neurones de notre espèce depuis le paléolithique? Mais dans ce cas, comment serait-il possible de les observer de l'extérieur ou de trouver les colorants chimiques qui les isoleraient en laboratoire?

3 - Les théologies du sanglant

Une étape des travaux des anthropologues et des philosophes traditionnels du sacré s'achève sous nos yeux : quatre siècles après Pascal et sa fameuse île déserte, nous commençons de radiographier les végétations cérébrales que sécrète un vivant condamné à se colleter avec l'immensité dans laquelle il se trouve malencontreusement enchâssé.

Si l'on devient homme primo à se forger des dieux dans la géhenne de l'histoire, secundo à les faire parler d'abondance sur la terre et dans les cieux, tertio à s'écouter dans le haut-parleur le plus glorieux et le plus retentissant qu'on aura réussi à mettre entre les mains des idoles à telle époque et en tels lieux, il faudra bien donner un sens à l'éloquence politique et morale qu'on prêtera à ces effigies en miroir. Pourquoi demeurent-elles locales, alors que le cerveau de notre espèce se trouve livré de naissance à une magie universelle, celle que le mythe de l'incarnation de la parole frappe sur l'enclume du temps?

Voir - M. Barack Obama est-il un homme d'Etat? (3) Le mythe de l'incarnation et l'Histoire, 28 mars 2010

Sommes-nous condamnés à faire retentir à jamais nos clochetons de l'éternité dans le vide ou bien pouvons-nous exposer notre encéphale sous vitrine et convier les visiteurs à se promener dans un musée des théologies qui nous ont mis en scène au cours des millénaires? Dans ce cas, il nous faudra examiner à la loupe le couteau du " boucher obscur " qu'évoquent les théologiens de nos sacrifices de sang, à commencer par Pascal.

4 - Où l'éloge de la stupidité (Stultitiae laus) d'Erasme entre en scène

De même qu'on ne prend plus la peine de réfuter les maléfices des sorcières, parce que seule une science des raisons qui avaient placé leurs balais sous l'os frontal de notre espèce nous paraîtra profitable, de même, l'heure a sonné de nous demander pourquoi l'humanité se calfeutre de génération en génération dans des constructions cérébrales tour à tour pastorales et meurtrières. Certes, les univers doctrinaux des religions punitives servent d'armature cérébrale au désir atavique des fils d'Adam de conquérir une immortalité achetable. Mais pourquoi cette espèce croit-elle y accéder par l'oblation à un ogre cosmique d'un congénère assassiné ou d'une victime animale égorgée sur les autels? On sait que le "singe nu" est taraudé par une scission irréparable entre son corps et sa tête. Mais pourquoi ses représentations trucidatoires de l'univers sont-elles si changeantes et se révèlent-elles des moteurs de la mort dont les décors se modifient d'un siècle à l'autre?

Telle est la première fécondité anthropologique du retour à fond de train du peuple russe à la foi commune à Dostoïevski et aux patriarches d'aspect paisible de l'Eglise d'Antioche. En Occident, on se frotte encore les yeux, on se pince, on n'en croit pas ses oreilles. Que signifie une démonstration aussi spectaculaire de l'échec de soixante-dix ans d'un rêve prolétarien qui devait précipiter du haut des nues les trônes de tous les dieux ? Comment se fait-il que le sacrifice des animaux de boucherie ait ressuscité comme le Phénix de ses cendres, puisque la classe ouvrière a été égorgée à titre symbolique sur l'autel du salut capitaliste? Le désastre politique auquel un messianisme marxiste pourtant d'inspiration évangélique, donc sacrificiel sans le savoir, n'a pas terrassé l'âme et l'esprit d'une nation de la délivrance que la mystique orthodoxe avait initiée à l'extase. Aurions-nous oublié que le titre ironique de L'Eloge de la folie d'Erasme est: L'éloge de la stupidité (Stultitiae laus)?

La stultitia est le terme le plus vigoureux dont dispose la langue latine pour désigner la sottise pure et simple. Un homme stultiloquus débite des âneries, alors que la dementia ou l'insania renvoient le plus souvent à la maladie mentale. Erasme a traduit stultitia en grec par môria, ce qui signifie également la bêtise au sens de faiblesse naturelle de l'entendement et non de délire. La stupidité selon Erasme serait-elle néanmoins la rançon du renoncement à une autre "folie", celle qui transcenderait le sens pathologique de ce terme? On sait que la "folie chrétienne" au sens paulinien renvoie à l'inspiration religieuse de haut vol et à la vision prophétique. Qu'y a-t-il de divin dans la démence si la stupidité n'est pas une maladie, mais la cécité à la parole de Dieu? Erasme ferait-il partie du corps médical qu'on appelle les philosophes et dont la vocation thérapeutique s'attache à soigner la raison banalisée par la coutume et à la guérir d'une maladie dont elle ignore toujours qu'elle en est atteinte?

5 - De la nature des idoles et de la guerre au trépas

La pathologie dont souffre le sens commun ordinaire lui fait soutenir que l'homme serait devenu un animal religieux parce que le développement naturel de son minuscule encéphale l'aurait contraint à entrer sottement dans une guerre perdue d'avance contre sa propre mort. La bêtise maladive du monde antique était pieuse comme on respire, mais les imbéciles en bonne santé mentale de l'époque ne câlinaient leurs dieux que pour obtenir de leur avarice les faveurs les plus tangibles. La substitution tardive d'un seul médicastre à la pléthore des Immortels comblés de gâteries sur l'Olylmpe n'a pas modifié la donne originelle: le sacré simiohumain est à l'origine de la corruption dévote. On ne montait pas encore dans les airs afin d'y camper aux côtés de Zeus, à la manière des saints chrétiens, mais afin de se ménager sur la terre et à prix d'or le concours du grand sorcier de l'univers; et il fallait y mettre le prix, parce que le roi du ciel tenait entre ses mains une bourse dont les cordons étaient plus difficiles à desserrer qu'autrefois. La guerre frénétique au trépas ne s'est massifiée qu'à la suite de la chute de l'empire romain: quand la cassette du politique est vide, on prend la revanche des alpinistes de l'éternité et l'on se décide à faire le siège d'une idole autrement plus généreuse, mais aussi plus près de ses sous que les Célestes au coffre éventré des Anciens.

Il y a moins d'un quart de siècle, Staline était devenu l'idole la plus adorée non seulement d'un prolétariat mondial agenouillé à ses pieds, mais d'une intelligentsia européenne majoritairement prosternée devant sa statue; et voici que le bronze de ses effigies a roulé partout dans la poussière. Qu'était-ce donc qui différenciait ce sot totem de l'emblème bêtement vaporisé dans les nues depuis des millénaires et qui s'est tout à coup réinstallé dans l'esprit du peuple russe après un siècle de villégiature loin du regard de sa créature? L'avenir de l'anthropologie scientifique mondiale serait-il dans le débarquement de la réflexion sur la stultitia dans des sciences humaines demeurées coupables de légèreté dans la pesée de l'intelligence et de la sottise? Pouvons-nous demeurer ignorants de la nature de la stultitia focale de l'humanité?

Rendons grâces à la générosité et à la bêtise de l'eschatologie marxiste: le naufrage de la rédemption prolétarienne contraindra les arrière petits-fils du XVIIIe siècle à poser à un humanisme mondial qu'Erasme voulait arracher à la superficialité la question centrale de découvrir ce qu'il en est de la guerre à outrance que la faiblesse de l'esprit humain livre à la mort et pourquoi les trois dieux du monothéisme ne répandent plus leur fumet que dans le vide de l'immensité, alors que leur infirmité se confondait étroitement à la terre, à la mer et aux fleuves. Sous Tibère encore, le Sénat avait refusé d'endiguer le Tibre, parce qu'il était préférable, pensait-il, de subir les inondations de ce dieu que de lui passer un corset qui risquait de le fâcher.

Mais comment l'humanité d'hier séparait-elle le personnage en chair et en os de Neptune de la masse des océans? Pour l'apprendre, il vous suffira de demander aux savants d'aujourd'hui s'ils distinguent clairement la camisole de force du cosmos que la théorie scientifique figure à leurs yeux, d'un côté, des comportements observables de l'univers physique, de l'autre ; et vous découvrirez que, depuis Tibère, le cerveau simiohumain n'a pas tellement progressé dans la spectrographie des acteurs mentaux, puisque l'alliance serrée que la matière a conclue avec une raison dont les habitudes de la nature suffisent à sécréter la judicature est demeurée un pacte aussi mythologique, à sa manière, entre le réel et le signifiant que celui de Neptune avec l'intelligibilité des étendues liquides.

Décidément, Erasme est un Hippocrate qui donne bien du fil à retordre au verbe comprendre: la distinction entre la raison expliquante et la sottise en bonne santé est plus d'actualité que jamais. Trouverons-nous l'artisan qui nous vendra à prix d'or la balance à peser l'encéphale coutumier du singe parlant?

6 - A la recherche des hérétiques dignes de ce nom

L'interrogation des anthropologues de demain sur la nature des idoles cérébralisées, vocalisées et d'usage courant se révèle décidément riche en surprises, mais également plus fécondes en sacrilèges que le simple blasphème des Anciens, qui refusaient quelquefois aux dieux de leur prêter attention, parce que, disaient-ils, ils ne méritaient pas de tant de fatigue. Certes, il demeurait impie de s'interroger sur l'alliance de l'ubiquité des idoles avec leur localisation forcée dans leurs statues. Isis, Osiris, Zeus, Jahvé ou le Dieu incarné des chrétiens gardaient un pied sur la terre. En quels lieux était-il le plus sot de les installer? Pourquoi les idéalités de la démocratie sont-elles aussi difficile à domicilier que la théorie scientifique? La légitimation planétaire du mythe de la matérialisation de la vérité et de son assignation à résidence serait-il la magie la plus originelle au piquet de laquelle notre espèce se trouve ficelée?

Voir - M. Barack Obama est-il un homme d'Etat? (3) Le mythe de l'incarnation et l'Histoire, 28 mars 2010

Décidément, il est plus périlleux que jamais de se demander pourquoi l'humanité actuelle demeure ligotée à des sorciers et à des démiurges encastrés dans l'insaisissable et le vaporeux et pourquoi la chosification des signifiants se trouve gravée dans les gènes des nations. Le besoin de se camper sur des lopins bien tracés serait-il taraudant, parce que fécond à sa manière, s'il est permis aux esprits pragmatiques de qualifier de féconde l'erreur qu'ils jugent utile ou nécessaire à la survie de l'espèce ? Mais si l'humanité demeure errante parmi les vapeurs impérieuses ou anesthésiantes que répand son cerveau d'immolateur-né, on risquera bien davantage de monter bien bâillonné sur le bûcher si l'on s'engage corps et âme dans un questionnement cruel - et marginal seulement en apparence - celui de contester, le prodige de la transsubstantiation des offrandes végétales des chrétiens en chair et en sang d'un homme-dieu.

C'est qu'en ce début du IIIe millénaire, les travaux des radiologues du meurtre sacrificiel de la Croix commencent de découvrir la faiblesse des méthodes d'observation et d'analyse dont usaient les sciences dites humaines du passé. Car, faute de méthodes d'interprétation des documents sanglants qu'elles mettaient au jour, elles ne s'étonnaient en rien que les croyances religieuses fussent répandues sur toute la terre habitée. Plus de vingt siècles après la dernière en date des mutations de Jahvé - on lui avait fourni un fils en chair et en os à assassiner pour le salut du monde - notre espèce a commencé de s'étonner de sa titanesque méconnaissance des raisons psychogénétiques qui lui ont commandé de croire qu'il existerait des Célestes tantôt charpentés, tantôt privés de corps, mais toujours avides de trucidations cruelles sur leurs saints offertoires.

Encore une fois, pourquoi toutes les religions réclament-elles des cadavres palpitants à offrir aux dieux, pourquoi, depuis Abraham, nous sommes-nous battus comme des chiens pour leur jeter des os d'animaux domestiques à ronger là haut en lieu et place des nôtres sur la terre? La musculature et les viscères de nos offrandes sont-ils jugés indispensables non seulement à l'efficacité des activités de nos idoles ici bas et dans les nues, mais à la rentabilité des exécutions capitales qu'elles réclament sur les étals de notre piété ? Eux et nous serions-nous d'abord des guerriers éprouvés et aurions-nous intérêt à partager notre butin avec eux?

7 - A la recherche des sacrilèges

Les grands esprits des temps anciens font encore, et à juste titre, l'objet de l'admiration de nos écrivains et de nos philosophes, alors que tous ont cru dur comme fer en la rentabilité de leurs comptes à demi avec les propitiatoires aspergés de sang de leur époque. Une anthropologie qui ne se demanderait pas pourquoi, sitôt qu'elles basculent dans la guerre, les civilisations proclament que seuls les sacrifices bien saignants sont dignes de ce nom demeurerait une discipline muette; car si les sacrifices conséquents d'autrefois étaient toujours meurtriers, comment se cacher que celui des chrétiens ne l'est pas moins, puisqu'il est censé immoler un homme vivant? La cérémonie de la messe est fondée sur un rituel de la consommation d'une victime tuée afin de se trouver offerte au dieu. Elle serait bien coupable, si elle se révélait têtue, l'ignorance d'un animal qui se mettrait à l'écoute de son dernier soupir et qui ne cesserait de se clouer sur la potence de sa propre agonie sous la forme de l'hostie qu'il est devenu à lui-même! Décidons-nous donc à faire monter le pain des nouveaux sacrilèges dans le four d'une philosophie de profanateurs. Puisque nous avons retrouvé sur la pente d'un certain Golgotha l'allégresse du sacrifice d'Iphigénie, quels Achéens sommes-nous redevenus sans nous en douter?

Cette question se confond à une autre: avons-nous eu raison de livrer à la crémation publique un Bérenger dont l'hérésie bénigne se réduisait à traiter de "troupe de sots" les croyants en la métamorphose des molécules du pain et du vin de nos offrandes végétales en une victime que nous proclamons égorgée sous le couteau de Dieu? Car c'était encore fort peu de chose de brûler vif le mécréant qui se contentait de nous démontrer qu'il n'existe nul empereur éthéré du cosmos à rassasier avec nos prises de guerre; en revanche, le blasphémateur-né qui nous démontrera que nous sommes devenus à nous mêmes nos propres sacrificateurs et notre propre butin mérite bien davantage qu'on lui passe la camisole de force.

Car le levain de cet hérétique-là nous suggèrera l'audace de nous demander ce qu'il en est de l'encéphale auto-sanctificateur d'une espèce tellement déhanchée qu'elle s'acharne depuis la nuit des temps à se donner des ailes d'ange ; et pour cela, voyons comment elle s'arme du corps, du psychisme et du cerveau de ses divinités les plus meurtrières, voyons comme elle s'habille de vêtements de plus en plus trompeusement pastoraux, voyons comme elle affine, si possible, les offrandes suintantes de sang qu'elle présente sans relâche et joliment masquées à sa propre effigie de sacrificateur pseudo séraphique . Pourquoi notre propre image de justiciers aux mains jointes nous interdit-elle d'emprunter les chemins nouveaux du "Connais-toi" socratique? Décidément, comme le pensait Erasme, il est mortellement dangereux de tracer la frontière entre la sainteté ensanglantée de notre folie religieuse d'un côté et notre stultitia terre à terre de l'autre.

8 - Les dieux sont éducables à l'école de leurs pédagogues

Pour tenter de traîner de force l'anthropologie scientifique et critique de demain sur le champ de mines d'un examen sacrilège de la nature de notre sang et de celui de nos idoles, il nous sera bien impossible de nous en tenir aux débats faussement iréniques de nos prédécesseurs, qui s'entretenaient tout de travers de l'existence "réelle" de leur Zeus, de leur Athéna ou de leur Jahvé, parce que leur encéphale emmuré ne savait encore ni ce qu'il fallait qualifier de "réel", ni quel sens étranger à leurs conventions culturelles ils devaient attribuer à l'adjectif "irréel " quand ils l'appliquaient à leurs dieux.

Quand, à bout de ressources, ils se voyaient contraints de se demander pourquoi le peuple russe retrouvait dans l'euphorie tant cérébrale que psychique le maître invisible auquel Staline n'avait pas réussi à substituer son propre despotisme, quand il leur fallait tenter de comprendre pourquoi leur espèce avait été rendue fort joyeuse d'avoir fini par dénicher un souverain trop longtemps caché dans les replis du cosmos, quand il leur fallait expliquer pourquoi ils s'étaient crus encore plus comblés de grâces d'avoir affublé un Jahvé à peine sorti de son trou d'une progéniture bien plus appétissante que les bœufs et les moutons des ancêtres, il leur était bien inutile d'engrosser des sacrilèges de ce calibre à la lecture du solennel discours sur la question que saint Ambroise avait prononcé devant le Sénat romain en 385.

On sait que ce Père de l'Eglise avait farouchement contesté l'existence des dieux de la République sous le prétexte qu'ils jouaient par trop à cache-cache sous les offertoires de la Démocratie et qu'ils étaient allés jusqu'à se dissimuler sottement dans le gosier des oies du Capitole; car, en ces temps reculés, nos ancêtres ne réfutaient encore la stultitia de leurs augures que pour le motif qu'ils s'imaginaient avoir mis la main sur une divinité infiniment plus intelligente que toutes les précédentes. Vu la grosseur de l'encéphale de leur dernière idole, aucune autre ne pouvait rivaliser avec elle dans le cosmos; mais, hélas, son quotient intellectuel insurpassable la condamnait également, la pauvresse, à traîner sa solitude dans le vide de l'immensité. On voit que nos sacrilèges à nous sont d'une autre carrure: nous nous demandons pourquoi nous avions cherché en vain le vrai Jupiter, pourquoi son successeur allait enfin faire l'affaire à lui seul, pourquoi il s'était si longtemps dérobé à nos recherches, pourquoi aucun candidat d'un plus grand génie encore que le sien ne se laissait débusquer dans l'univers et surtout, comment nous allions le citer à comparaître pieds et poings liés, lui aussi, devant le tribunal des juges de nos idoles d'autrefois, que nous avons toutes livrées aux verdicts de nos magistrats.

Car enfin, le temps a coulé sous les ponts; et puisqu'aucun Jupiter ne saurait se rendre plus dégourdi dans le cosmos que celui-là, l'histoire de notre judicature se trouvait arrêtée; et, du coup, comment allions-nous ouvrir un musée de l'histoire de notre encéphale et y exposer nos crânes successifs, alors que non seulement nous n'avons cessé de changer de boîte osseuse tant au ciel que sur la terre, mais que nous avons modelé sans relâche le crâne de nos idoles afin d'éviter qu'au cours des siècles il ne prît trop de retard sur le nôtre.

9 - Où l'absence commence de faire entendre sa voix

Qu'allons-nous conclure de nos plus divins sacrilèges? Car d'ores et déjà l'absence de tout successeur crédible du Créateur de la Genèse, nos télescopes l'observent non plus comme une épave condamnée à l'errance aux frontières de notre système solaire, mais comme un astre étrange, l'astre de son absence . Nos blasphèmes sont tels, désormais, qu'il n'est pas de personnage plus parlant à nos yeux que l'Absence de Zeus. Mais si, faute de fournisseur patenté de l'Absence, nos offertoires, se chargeaient de victimes de remplacement, il faudrait nous résoudre à nous demander pourquoi le ciel de nos ancêtres achetait ses victuailles aux étalages de leurs théologies, pourquoi ils les plaçaient sous vitrines doctrinales et pourquoi les marchés qu'ils concluaient avec leurs confessions de foi étaient toujours fort bien achalandés.

La voie serait-elle enfin grande ouverte pour que nous descendions dans les entrailles de la question du non-tarissement de nos boucheries catéchétiques et pour nous demander, en anthropologues du sang des cieux, pourquoi le Dieu de la Russie s'est réveillé en sursaut après soixante-dix ans d'un sommeil artificiel et pourquoi les oies du Capitole que saint Ambroise tenait en si piètre estime ont cédé le pas aux saintes icônes qui, depuis des siècles, remplacent désormais dans nos propres gosiers les voix de Mars, d'Athéna, de Zeus ou de la Vierge Marie. Car enfin, si la mort de nos dieux ne leur retire en rien leurs repas, qu'en est-il de nos sacrifices de sang et comment nos idoles n'en sont-elles jamais que les porte-parole?

10 - Les religions et la torture

Mais voyez combien, trois siècles seulement après Voltaire, la question posée à l'anthropologie scientifique en gestation se révèle plus iconoclaste, donc plus périlleuse que celle des Darwin et des Freud; car il y a longtemps que ce débat a débarqué dans les tréfonds de la connaissance rationnelle des secrets de notre géopolitique. Que demande le peuple russe au gosier de son Dieu subitement retrouvé et comment radiographie-t-il la semi animalité des oies de la piété? Il demande le plus simplement du monde que le cosmos soit à nouveau dirigé d'une main ferme et sûre, il voudrait qu'à nouveau un chef honnête et respectable de l'univers succédât à Ivan le Terrible, il supplie le vide qu'un maître à la fois moins sanglant et plus intelligent de l'éternité et de l'immensité que Staline rende crédible une autorité à nouveau vaporisée dans le silence de l'infini. Mais alors, comment privera-t-on l'idole des instruments de torture nécessaires à la grandeur de tous les dieux anciens et modernes? Qu'est-ce donc que le crime de lèse-majesté d'un côté, sinon un délit attentatoire à la sacralité des apprêts vestimentaires du pouvoir temporel et, de l'autre, le sacrilège, sinon une offense aux sceptres des dieux dont la cruauté flotte sur les mares de sang que répandent leurs empires infernaux?

Existerait-il un lien viscéral entre le sang des échafauds que réclame le sacrilège et le sang dont le crime de lèse-majesté se révèle demandeur ? Dans ce cas, l'indissolubilité du lien entre les gibets du ciel et les potences de la monarchie serait démontrée. Car, en latin, le passif laesus du verbe laedere, porter un dommage, blesser, donnera en français léser, lésion et lèse-majesté, ce qui prouve l'étroitesse de la relation entre le sacrilegium et le "sacri-lèse", si je puis ainsi franciser le latin. C'est donc que le peuple russe demande instamment un roi de l'univers à préserver des offenses à sa sacralité; et il se trouve que seule la royauté dispose des apanages solennels d'une autorité céleste de ce type. On vénère, on adore, on idolâtre des dieux à la fois hiératiques et rutilants, impavides et dorés sur tranches, sereins et souverains.

Quand Jacques Chirac a tenté de remettre la France dans le giron de l'Eglise catholique, tout le monde a compris qu'un pape couvert de pierreries et dont la blancheur arborait la pourpre et les dorures des rois de la Perse antique incarnait plus sûrement la puissance politique des religions sacrificielles qu'un clergé privé de soutanes depuis 1962. C'est pourquoi toute puissance politique appelée à se rendre intouchable se trouve revêtue de l'éclat du glaive impérial ou monarchique; c'est pourquoi les hauts dignitaires du monothéisme orthodoxe de Russie portent un sceptre serti de diamants; c'est pourquoi cette preuve de leur infaillibilité est jugée irréfutable dans son ordre; c'est pourquoi seule une tiare en or massif illustrera la majesté des serviteurs du sang du ciel; c'est pourquoi seul un trône plus éclatant que le soleil élèvera au surnaturel la grandeur terrestre de la Russie des châtiments éternels.

Observons de plus près encore le retour du peuple russe aux chamarrures d'une souveraineté absolue et portée sur la sedes gestatoria des Artaxerxès et des Cyrus: s'il s'agissait seulement du besoin impérieux de la nation russe de faire succéder une idole de grand prix à l'idole de pacotille du marxisme, il n'aurait pas suffi de remplacer une idole terrestre par une autre dont le tribunal se rendra indéboulonnable dans son ciel.

11 - La scissiparité de "Dieu"

Certes, les fuyards de la nuit animale travaillent d'arrache-pied à s'armer d'idoles, mais d'idoles à idéaliser, d'idoles qu'ils perfectionnent sans cesse et qu'ils voudraient rendre de plus en plus représentatives d'un pouvoir politique saisi par la sainteté. C'est pourquoi "Dieu" est un acteur biphasé du politique. Comme souverain réputé juste, fort et miséricordieux, il faut parer superbement sa magistrature, afin de lui conférer la majesté harnachée qui seule entraînera la prosternation de ses fidèles devant ses propitiatoires. Mais comme dépositaire d'une autorité pénale proportionnée à son omnipotence, donc inattaquable par nature, comment ne pas lui faire présider le plus sereinement possible une cour de justiciers impitoyables, comment ne pas lui donner des coupables à faire mijoter dans les marmites souterraines de la foi? Voici qu'un préposé général à l'administration des tortures les plus saintes se met à courir à toutes jambes derrière le roi prétendument charitable du cosmos.

On voit que les religions ne sont pas près de s'éteindre dans le grésillement de leurs dévotions. Comment régner dans l'éternité sans récompenser et châtier? Mais le pouvoir temporel fait tellement couler le sang que les peuples rêvent de transporter leur pauvre jurisprudence dans le ciel d'un sang racheteur. Puis leurs anges et leurs séraphins, si voletants qu'ils demeurent, s'arment des fourches du diable à leur tour, afin de faire craindre et trembler la créature apeurée, puisque, sur la terre comme au ciel, l'obéissance politique s'achète au prix de la terreur et de la cruauté. Quelle leçon pour les Républiques demeurées croyantes! Si elles entendent honorer leur devoir de représenter, aux yeux d'un peuple proclamé souverain, le monarque faussement charitable qu'elles ont installé dans un ciel faussement irénique, le relâchement de leur sévérité leur arrachera des mains un sceptre affaibli par les débordements de sa bonté. Du coup, ce sera sous tous les régimes que la condamnation du sacrilège se révèlera à la fois le plus précieux et le plus sanglant des trésors de la politique: car il s'agira de rien de moins que de protéger de la souillure l'image d'un roi idéal et d'un moi collectif aussi glorifié et purifié au ciel que sur la terre, il s'agira de rien de moins que de peindre le tableau de l'auto-béatification et du lustrage partagés de la politique et de la religion.

Qu'enseigne l'anthropologie du sacré ? Que le polythéisme avait vieilli sous le harnais au point qu'il fallait à la fois décorporer des dieux devenus asthmatiques et les réarmer d'une rage et d'une fureur dont le Zeus des Grecs et le Jupiter des Romains était toujours demeuré tragiquement dépourvu.

De plus, les empires infernaux des Anciens s'étaient révélés impuissants à égayer les morts, alors que si vous ne torturez pas les trépassés, il vous faudra leur fournir des distractions . Aux champs Elysées, on traînait son ennui d'asthéniques de l'éternité, on y dissertait du matin au doit de babioles. Le peuple russe veut retrouver à la fois une politique florissante et joyeuse sur la terre et resplendissante dans une vie posthume magnifiée par la résurrection, le peuple russe veut oublier que Dieu est aussi un Staline souterrain et que le "petit père des peuples" a simplement déménagé - il a retrouvé ses pénates dans les empires infernaux de la sainteté bi-millénaire du Dieu des chrétiens.

12- L'ère post-marxiste des religions

Quelle clé de l'interprétation post-freudienne du Dieu tortionnaire des chrétiens que l'étude des relations concentrationnaires que les trois monothéismes entretiennent avec les contraintes de la morale des Etats ! Pendant plus de dix-sept siècles, les monarchies européennes se sont trouvées encadrées et surveillées au quotidien par une Eglise devenue omnipotente dans l'ordre de l'éthique politique et qui contrôlait les devoirs de la charité des rois par l'intermédiaire d'un clergé armé en principe d'un gardiennage sourcilleux des trônes. J'ai cité, dans un texte antérieur, la formule vertueusement catéchétique du sacre des rois de France: "Que le roi réprime les orgueilleux, qu'il soit un modèle pour les riches et les puissants, qu'il soit bon envers les humbles et charitable envers les pauvres, qu'il soit juste à l'égard de tous ses sujets et qu'il travaille à la paix entre les nations."

Un tel roi répondait au patronage du ciel qu'il était censé représenter et incarner ici-bas. C'est pourquoi la fonction sacerdotale du souverain se voulait liée de surcroît à une thaumaturgie guérisseuse imitée des empereurs romains, puis de Jésus-Christ: à l'occasion de son couronnement, puis chaque année, le monarque imposait les mains à deux mille malades atteints d'écrouelles. Mais Vespasien ne disait pas à chacun: "L'empereur te touche, Jupiter te guérit" - l'Eglise avait pris soin de réserver la guérison à Dieu seul et de reléguer les souverains terrestres au rang de mandataires dont tout le privilège se réduisait à exécuter un geste rituel rendu efficace par un tiers.

Qu'en sera-t-il de la thérapeutique post-marxiste des perclus du christianisme? L'évangélisme soviétique voulait substituer son missel d'ici bas à celui du mythe salvateur des chrétiens pris en étau entre leur ciel et leur enfer. La catéchèse prolétarienne avait pris grand soin d'imiter dans le temporel une religion dont le culte reposait sur un bondissement surnaturel des fidèles hors de leur sépulcre. Du coup, Marx avait sécrété un clergé de prêcheurs, de confesseurs et de rédempteurs confits en dévotions réjouissantes et spécialisés dans un saut hors du cercueil non moins miraculeux que le précédent - le saut hors du capitalisme.

Quand les goulags d'une nouvelle sainteté infernale eurent succédé aux bûchers de l'inquisition, la foi incandescente du peuple russe s'est stérilisée au sein d'un sacerdoce de profiteurs des patenôtres d'un ciel privé à jamais du saint sarcophage hors duquel s'élancer. Puis la descente au sépulcre des masses laborieuses a laissé le peuple des travailleurs titubant et sans voix. Alors, l'espérance doctrinale refoulée s'est à nouveau transportée dans un au-delà supposé mieux patenté, un ciel où le rêve russe se nourrira derechef des cierges et de la pompe des dignitaires de l'Eglise. Jamais l'histoire de la terre et du ciel n'avait illustré sur une période aussi courte le cycle infernal des écroulements et des résurrections auquel obéit la piété d'une humanité désespérément oscillante entre la terre des damnés et le ciel des "félicités éternelles".

13 - Le nouvel observatoire de l'humanité

Demandons-nous maintenant quel sera l'avenir de la rotation désemparée du sacré entre les malheurs et les répits d'une Histoire tour à tour souillée et sanctifiée par son sang. Pourquoi la condition simiohumaine aiguise-t-elle les couteaux du sacré sur la meule de l'assassinat cultuel? Le peuple des icônes illustrera-t-il le retour durable des autels mondiaux de la mort sur la scène d'un théâtre plus giratoire que jamais de l'espérance religieuse ou bien un essor international des méthodes de l'anthropologie critique empêchera-t-il la retombée de l'humanité dans les songes de l'espérance religieuse dont le marxisme aura achevé d'illustrer la tragédie de leur échec?

Pour tenter de répondre à cette question, souvenons-nous de ce que le regard myope du simianthrope sur sa propre surréalité a d'abord passé par la médiation du globe oculaire des idoles aveugles qu'il s'était forgées et sur la rétine stupide desquelles il réfléchissait la stultitia de ses dévotions. C'est par le truchement d'un Jahvé monoculaire et manchot que le peuple juif s'est fait raconter les péripéties de son espérance flouée. Mais un christianisme redevenu beau-parleur depuis la Renaissance avait pris éloquemment le relais de la narration aux yeux crevés de la Genèse: Bossuet racontait l'histoire universelle en greffier cicéronien du Créateur, tandis que Port Royal se voulait le scribe appliqué de saint Augustin et de Jansénius. Puis Voltaire s'était forgé un Dieu naïvement tolérant à l'égard de toutes les hérésies qui le réfutaient âprement, ce qui l'humanisait sur les fonts baptismaux de la candeur politique . Puis, le XIXe siècle avait tenté de substituer un prophétisme des pauvres à celui dont Rome avait perdu le sceptre - Zola et Hugo annonçaient l'évangile du Manifeste communiste de 1848. Il aura fallu attendre 1989 pour qu'une humanité désenchantée perdît son gouvernail eschatologique, messianique et rédempteur. Le marxisme fut le plus désespéré des évangélisateurs impuissants et sanglants du capitalisme. Quel système de navigation des songes paradisiaques du genre humain remplacera-t-il un gouvernail céleste usé par deux millénaires de bons et cruels services?

En vérité, si le moteur cérébral simiohumain fonctionne sur deux temps, sa bi-polarité va se perpétuer sous un autre revêtement doctrinal que celui des théologies biphasées. C'est pourquoi, depuis le naufrage des orthodoxies schizoïdes, les catéchismes se masquent sous une laïcité subrepticement finalisée par le récit d'une mythologie de la liberté et des droits de l'homme plus bicéphale que jamais. Mais le décryptage anthropologique de la boîte osseuse simiohumaine ne saurait tomber dans le piège de ces ultimes substituts des eschatologies du salut et de la délivrance: pour conquérir le premier recul réellement trans-religieux de la raison à l' égard de l'espèce bipolarisée par sa boîte osseuse, il faudra se construire le télescope que rendra compte de la généalogie des rêves qu'enfante le sacré dichotomique.

Nous nous trouvons donc à un tournant des notions mêmes de conscience et d'intelligence, ce qui n'est pas pour déplaire aux mânes des Gogol, des Tolstoï et des Dostoïevski. Car si la balance à peser le degré de distanciation de l'intelligence et de la stultitia attribuées aux idoles nous ramène à l'ironiste de la Stultitiae laus, nous saurons quelles sont les limites de la lucidité politique du simianthrope et pourquoi la raison véritable de demain regardera enfin de l'extérieur l'encéphale infirme du Créateur.

14 - L'avenir de la dichotomie simiohumaine

Il est maintenant dûment démontré que l'humanité n'est pas près d'accéder à la maturité transanimale qui lui permettait de se discipliner, de se responsabiliser et de prendre son élan "évangélique" en mains - immaturité morale dont le calvinisme a démontré les racines psychobiologiques depuis plus de cinq siècles et toujours à son corps défendant, puisque l'empire américain s'est fatalement inscrit dans la postérité planétaire d'une théologie de la légitimation sanglante du profit capitaliste.

Mais jamais encore l'histoire universelle ne s'était trouvée à un carrefour jacassant où les impuissances alternées de deux mythologies du "salut" et de la "délivrance" livrent le genre simiohumain à une aporie sans issue; car si, sauf à se trahir eux-mêmes, les rêves sacrés se rendent irréalisables par nature et si leur irruption passagère dans l'Histoire des millénaires ne fait jamais que démontrer la forfanterie de leur piété, que va-t-il advenir d'un animal cérébralement contrefait et pourtant condamné par son déhanchement intellectuel à transgresser son infirmité - donc à conquérir une lucidité qui l'éclairerait sur la nature des alliances, catastrophiques par définition, qu'il conclut avec les songes dévotieux qui le conduisent à la déroute sur la terre et au ciel tour à tour? C'est pourquoi l'interprétation simianthropologique de la reconversion post-marxiste du peuple russe à la mythologie religieuse des ancêtres impose aux sciences humaines un nouveau Discours de la méthode.

15 - L'immoralité du " Dieu " des singes

On se souvient de ce que le premier philosophe qui arma l'intelligence d'ironie et qui permit à la raison d'aiguiser ses couteaux à l'école du sourire ne savait pas encore que l'alliance de la sottise avec le sang est la clé de l'histoire et que le christianisme rendrait la justice du nouveau Jupiter plus cruelle que celle de l'ancien. Erasme a alourdi la plume de l'ironiste raisonneur jusqu'à la changer en une massue. Mais, du coup, il conduit l'anthropologie critique à regarder de haut l'encéphale de Zeus. Car si toute divinité est condamnée à se mettre en apprentissage de la semi animalité de sa politique et si sa créature est habilitée à lui enseigner en retour qu'une justice privée du sceptre des châtiments se rendra étrangère à l'histoire et à la politique, quel pont allons-nous jeter entre Erasme et Darwin? Nul autre que le pont d'un "Connais-toi" socratique plus prospectif que jamais. Si observer le politique, c'est observer l'immoralité de Dieu, quelle fontaine de jouvence de l'intelligence que de peser la stultitia du ciel sur les balances du sang !

Que disent les nouveaux peseurs de l'intelligence simiohumaine? Que le capitalisme brièvement triomphant à la suite de la chute du mur de Berlin en 1989 n'a fait qu'accélérer la démonstration, premièrement, de ce que les royaumes de l'autel sont illusoires, secondement, de ce que le monde réel est apocalyptique par nature, troisièmement, de ce que le destin du capitalisme est suicidaire. Mais peut-être faudra-t-il que le nihilisme européen nous ait fait perdre "infiniment de dignité dans l'univers", comme Nietzsche l'avait prophétisé. Mais alors, que signifie "perdre infiniment de dignité dans le cosmos" si cette perte nous délivre de l'indignité des dieux, si le vide et le silence se présentent en interlocuteurs nouveaux de l'intelligence , si notre absence à nous-mêmes nous conduit à la rencontre avec nos vrais interlocuteurs, l'immensité et l'éternité avec lesquels l'idole nous interdisait de nous colleter à sa place ? Décidément, il va falloir protéger " Dieu " de la chosification de son absence ; il va falloir enseigner à Zeus la généalogie de sa livraison aux oies de capitole.

Alors une mutation qualitative du cerveau de notre espèce nous engagera sur les chemins d'une nouvelle espérance - celle de peser la stultitia sur la balance dont saint Erasme a tenté d'assembler les rouages.

Publié le 11 avril 2010 avec l'aimable autorisation de Manuel de Diéguez

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Source : Manuel de Diéguez
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