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Opinion

Drogues
Manuel de Diéguez


Manuel de Diéguez

Dimanche 10 octobre 2010


1 - L'éducation nationale en 2050
2 - Comment exorciser le malheur d'exister ?
3 - Sus au suicide
4 - La science des seringues
5 - L'apprentissage de l'héroïsme et les verdicts de l'inexorable
6 - Les deux philosophies de la santé et de la maladie
7 - L'erreur est-elle immunitaire ?
8 - L'éducation nationale et l'enseignement de la vérité
9- La jeunesse et l'apprentissage de la condition humaine
10 - Les instructeurs du courage
11 - Les élites de demain
12 - La nouvelle spiritualité
13 - Le retour du mystère

1- L'éducation nationale en 2050

En 2050, on pouvait lire les informations suivantes dans un manuel scolaire destiné à initier les enfants de France aux plus cruels secrets de la condition simiohumaine: "L'homme d'hier était un animal désemparé et craintif. C'est pourquoi il se cherchait un chef, mais aussi un guide et un protecteur dans le vide de l'immensité. On lui racontait qu'une divinité généreuse avait fabriqué le soleil, la terre et les étoiles et que si elle s'était appliquée à encastrer provisoirement notre espèce dans un logement trop vaste pour elle, c'est que tels étaient les effets de sa volonté, de sa sagesse et de sa bonté. Depuis lors, ce souverain invisible et insaisissable enseignait les règles immuables de la morale et de la justice à une créature qu'il n'avait rendue fragile et chancelante qu'afin de lui accorder le prodige, de l'immortalité de son ossature en échange de sa docilité. Toute la difficulté pour l'humanité était seulement de vénérer son bienveillant géniteur avec une constance suffisantepour mériter en retour une récompense aussi extraordinaire."

Ce n'est qu'au début du IIIe millénaire que le Ministre de l'éducation nationale de la VIè République a commencé de préparer l'esprit des enfants des écoles à la révélation de ce que le cosmos est désert et de ce que le sort de notre espèce est sans issue dans l'infini d'un espace et d'un temps désespérément muets. Comment une telle mutation du civisme pédagogique français et mondial a-t-elle pu s'imposer soudainement à la catéchèse jusqu'alors lénifiante des Etats démocratiques? Comment la nation des droits de l'homme a-t-elle pris la tête d'un progrès cérébral inouï de l' humanité et avec quel succès une entreprise aussi aporétique a-t-elle été programmée et conduite? A-t-elle réussi à entraîner quelques peuples de la planisphère dans son sillage? Quelle postérité nouvelle une si grande tempête intellectuelle a-t-elle donné à la Révolution de 1789? Observons les causes mémorables qui ont rendu possible une révolution de cette ampleur et qui l'ont fait juger aussi nécessaire que salutaire par de nombreux gouvernements européens.

Mais il a fallu que ces raison fussent étalées à tous les regards pour que les semi-évadés du règne animal écarquillassent leurs yeux embrumés et acceptassent stoïquement un bouleversement tellement radical et inattendu du contenu de leurs têtes que l'entreprise aurait pu tourner au désastre après des millénaires d'accoutumance des encéphales à un saint bercement de leurs neurones sous la houlette des religions et des idéologies politiques.

2 - Comment exorciser le malheur d'exister ?

Tout a commencé vers 2010, quand certains Etats alertés par leur corps médical décidèrent d'ouvrir sans tarder des salles d'intoxication volontaire et contrôlée de la fraction de la population qui consommait secrètement des drogues mortelles au mépris d'un code pénal qui, non seulement en interdisait l'ingestion, mais en châtiait les usagers par une incarcération nullement guérisseuse. N'était-il pas plus sage, se disaient maintenant les Etats-thérapeutes, d'en faire vérifier l'efficacité psychique par Hippocrate et Galien ? En vérité, il s'agissait déjà d'une pré-expérimentation massive et destinée à préparer le débarquement de la civilisation simiohumaine de demain, à laquelle il faudra administrer des euphorisants et des anesthésiants en grande quantité, ce qui exigera le cadre rassurant d'un contrôle légal du trépas retardé, afin que les toxicomanes pussent bénéficier d'une surveillance de leur survie de nature à limiter autant que faire se pourra le danger d'ingurgiter par imprudence et d'un seul coup des doses cataleptiques ou de contracter par négligence des hépatites incurables. Afin de conjurer, sans pour autant espérer les éliminer, des contaminations mortelles qui résulteraient de l'insalubrité inévitable d'un matériel d'intoxication mal entretenu, on préparerait des seringues et des aiguilles soigneusement stérilisées et de nature à laisser à la mort sa propreté.

3 - Sus au suicide

Mais une administration ultra sécurisante de la mise en couveuse de la maladie avait bientôt révélé le danger de la traîner en longueur, parce que la sauvegarde de l'ordre public exigeait maintenant une prise en charge coûteuse du corps entier de la population. Comment fallait-il organiser et financer la gestion d'une responsabilité fort nouvelle des Etats à l'égard du peuple souverain ? Pour prévenir un suicide excessif des charpentes citoyennes, on allait recourir à des experts en ossatures dont la compétence permettrait de détecter les malheureux ou les maladroits les plus exposés aux désastres de la prise des médicaments censés pallier le malheur de se trouver au monde. On allait mettre en place des comités de surveillance du squelette du corps électoral, qui piloteraient prudemment l'injection d'euphorisants aux désespérés. Des policiers, des élus du suffrage universel et des "acteurs sociaux", comme on disait, collaboreraient avec des infirmiers qui diagnostiqueraient en permanence et à coup sûr le degré de désespoir qu'éprouvaient les malades de se trouver sur la terre. Mais des députés et des sénateurs en grand nombre avaient soutenu que si la dépénalisation de la consommation obsessionnelle du venin appelé à servir d'antidote sporadique à la souffrance de se trouver en vie devait conduire le "meilleur des mondes possibles" de Leibniz ou de Aldous Huxley à la légitimation de l' ingestion coutumière de poisons éprouvés, le devoir du législateur vigilant demeurait de combattre le mal, non de le tolérer et encore moins de se complaire à la paresse politique de s'en accommoder.

Le débat sur la responsabilité médicale des gouvernements démocratiques à l'égard du genre humain avait duré plusieurs mois. Il s'était d'abord circonscrit dans les enceintes parlementaire, hospitalière et judiciaire; puis il avait débarqué sur le territoire plus étendu de l'expertise des philosophes, des anthropologues et enfin des psychophysiologues des religions. Car si, après tant d'autres, Karl Marx avait traité les récits sacrés de drogues, la question se posait désormais aux Etats rationnels de préciser ce qu'il fallait entendre par ce terme et à partir de quels critères on jugerait des avantages et des désavantages respectifs de la toxicomanie et des drogues doctrinales. Qu'il fallût refuser ou recommander les bénéfices passagers de la consommation des euphorisants chimiques ou des élixirs dogmatiques de la nature humaine, dans les deux cas, la question de fond était de savoir quelle grille de lecture de la foi civique ou religieuse, donc quelle hiérarchie des valeurs allait en juger le plus catéchétiquement.

4 - La science des seringues

Il existait des différences connues entre les drogues verbales et les drogues médicamenteuses. Les euphorisants célestes fournissaient au malade un confort psychique relativement durable. Les affublements cérébraux homogènes, constants et d'un usage planétaire que le sacré avait confectionnés depuis des millénaires avaient été répertoriés tout au long des siècles, tandis que les drogues chimiques, qu'elles fussent qualifiées de douces ou de dures, provoquaient une euphorie passagère et toujours au détriment de l'organisme tout entier du sujet. De plus, les pharmacopées théologiques étaient jugées hautement désirables, parce qu'elles conduisaient le malade à un état psycho-cérébral censé lui révéler les dernier secrets de l'univers, tandis que les drogues composées de produits chimiques ne conduisaient nullement à la découverte de l'origine et de la finalité de toutes choses, mais exclusivement à un bref apaisement de l'angoisse ou de l'épouvante. De plus les élixirs divins jouaient un rôle civique et politique roboratif non seulement en ce qu'ils assuraient une thérapie psychique ambitieuse de délivrer le sujet de la mortalité de ses ossements, mais en ce qu'ils y ajoutaient le complément d'une potion magique d'un emploi quotidien et répétitif: le croyant se voyait convié à goûter ici bas les prémices de son éternité posthume et à entretenir de surcroît avec son prochain des relations apaisées et même iréniques, ce qui rendait son existence rythmée et ritualisée par des liturgies beaucoup moins anxiogène que celle des damnés de la chimie.

Mais l'administration patriotique de drogues pharmacologiques rivalisait néanmoins avec tant de succès immédiat avec la pédagogie catéchétique que le malade, faute d'accéder instantanément à la connaissance extatique des mystères du cosmos et de se voir mettre en mains les clés de son éternité, ne s'en trouvait pas moins soulagé par le débarquement de son corps dans des cités semi paradisiaques sur lesquelles flottaient les banderoles de la rédemption et de la délivrance laïques. Certes, sur la porte du royaume des cieux on pouvait lire la sainte inscription : "Foi, Espérance, Charité", mais sur les deux battants des celles du paradis de la drogue on disait : "Liberté, Egalité, Fraternité". Quelle était la pharmacologie la plus coûteuse, celle qu'on vendait dans le commerce comme des substances de nature à soulager un instant la souffrance d'être né ou celle qu'on vendait à l'école de l'impérissable?

A partir de 2010, la science comparative des ambroisies cérébrales qui coulaient depuis la nuit des temps ici, des alambics des liturgistes du sacré, là des préparateurs de liquides injectables, a conduit l'anthropologie critique à affuter les méthodes d'une science des nectars de l'oubli et de la provenance des seringues. Cette discipline, disaient ses inventeurs, allait permettre à l'humanité de détecter les causes de son refus de connaître sa condition véritable dans le cosmos.

5 - L'apprentissage de l'héroïsme et les verdicts de l'inexorable

Mais, dès ses premiers pas, cette cogitation préfiguratrice des temps nouveaux a conduit les historiens à des découvertes pharmacologiques inattendues, dont la première est demeurée vivante dans toutes les mémoires : car on s'aperçut soudain que notre espèce ignore le plus volontairement du monde son sort réel sous le soleil et que, depuis les origines, tous ses savoirs reposent sur des drogues fort différentes les unes des autres par leur composition cérébrale ou chimique. Comment choisir ses seringues en toute connaissance de cause?

Du coup, les philosophes de l'époque ont commencé de se demander les uns aux autres si, depuis la nuit des temps, les faux remèdes n'étaient pas pires que la maladie ; et ils se sont entendus, dans le secret de leurs conciliabules, pour débattre de la nature tourmentée ou légumière des évadés de la zoologie. Pouvait-on les rendre tellement héroïques que leur encéphale conclurait un pacte aussi solide que stoïque avec leur tempérament naturel ou artificiellement fortifié? On comprend qu'il fallût se mettre à l'écart du public pour traiter de difficultés anthropologiques de ce genre. Et pourtant, la discrétion de la réflexion des anthropologues et des penseurs sur les bienfaits et les méfaits de la drogue n'a pas empêché la question de débarquer dans une pratique politique et dans une science médicale enfin unifiées par une angoisse partagée.

Mais comment fallait-il expérimenter la capacité de l'espèce simiohumaine de choisir ses toxines exagérément ressuscitatives ou débilitantes à l'excès? Convenait-il de commencer par réformer les méthodes pédagogiques des éducations nationales et tenter d'enseigner à tous les enfants du monde la place que notre espèce occupe dans l'immensité? Dans ce cas, on fermerait les séminaires et les pharmacies - car, dans les deux officines, on enseignait aux toxicomanes à vaincre la mort avec des seringues. Mais comment des animaux hantés par leur extinction se délivreraient-ils du rêve de parer leur musculature des avantages de l'immortalité dans l'au-delà?

6 - Les deux philosophies de la santé et de la maladie

Les premiers anthropologues des drogues et des seringues se sont alors répartis entre deux écoles dont les travaux allaient bientôt converger jusqu'à se rejoindre dans une synthèse réconciliatrice. Les adeptes de la première problématique disaient que si l'encéphale simiohumain sécrète jour et nuit des antidotes appelés à exorciser la mort, c'est que cet animal ne saurait survivre sans absorber des substances immunitaires, de sorte que la toxicomanie généralisée de type pharmaceutique s'était fatalement répandue en raison de l'effondrement progressif des drogues sacrées; car, depuis le paléolithique le singe vocalisé se vaccine contre la maladie la plus universelle qui le menace, celle d'une prise de conscience douloureuse du tragique de sa déréliction dans un cosmos à jamais désert et muet. L'heure avait donc sonné où les idoles débarqueraient derechef dans la politique mondiale, et cela non plus sur le modèle cosmologique, mais exclusivement sous la bannière des euphorisants et des anesthésiants chimiques. Etait-il trop tôt pour faire connaître le bilan de la toxicomanie généralisée sous le sceptre de laquelle le genre simiohumain courait vers des remèdes aussi imaginaires que les précédents?

A ces raisonnements tragiques, l'autre école opposait une dialectique parallèle: de toutes façons, disait-elle, le problème n'était pas de savoir si la disqualification des drogues sacrées avait déclenché la fuite précipitée du genre humain dans une toxicomanie d'un type nouveau et sous le sceptre de laquelle le genre simiohumain se pelotonnait aussi craintivement que sous la férule et la houlette précédentes, mais de prendre acte de ce que notre espèce ne serait pas évolutive si elle n'était irrémédiablement condamnée par les millénaires à perdre ses premières carapaces cérébrales en cours de route.

Il était donc vain de tenter d'en valider à nouveaux frais les capacités immunisantes sous prétexte qu'il serait politiquement désastreux de se priver de ce genre d'écailles. Comment se faisait-il que cette espèce infantile, puis mûrissante, fût la première à se voir contrainte de prédéfinir les notions mêmes de santé et de maladie, la première à se demander s'il est préférable de se masquer ou de s'avancer à visage découvert, la première à rendre héréditaire les antidotes qu'elle s'administre pour soutenir ses premiers pas, la première à ignorer s'il vaut mieux ouvrir les yeux que de se les couvrir d'une taie?

7 - L'erreur est-elle immunitaire ?

A partir de 2010, la responsabilité nouvelle de la classe dirigeante mondiale n'était plus seulement d'exorciser l'inexorable, mais de mettre en œuvre une pédagogie susceptible de vérifier sur le mode expérimental et de toute urgence si l'encéphale simiohumain est appelé à survivre dans un monde de la connaissance froide de la plus froide vérité ou si cet organe est condamné à demeurer tellement infirme de naissance, donc inguérissable par un verdict irrécusable de ses chromosomes, que sa fonction psychobiologique se réduirait à perpétuer une ignorance et une sottise éternelles à l'aide de mille artifices para létaux. A peine évadés de la nuit animale, c'était à l'école de leurs Olympes que les ancêtres s'étaient attachés à consolider leur système immunitaire; et maintenant, le monde moderne ne savait pas encore s'il était possible de faire changer de boîte osseuse au seul animal en voyage que la nature eût produit ou si l'unanimité de sa vocation à sécréter des carapaces sacrées est inscrite à titre immuable dans le capital psychogénétique des otages du vide. Après tout, disait la seconde branche de l'Ecole, on ne pouvait à la fois se proclamer en marche sur un certain chemin de la connaissance socratique de soi-même et se croire d'ores et déjà arrivé à bon port. Il fallait donc apprendre à décrypter les secrets d'un encéphale qui ferait le point sur son propre parcours et qui disposerait d'un levier pour se soulever lui-même. Mais comment se fabriquer la boussole, le compas et le sextant qui nous permettraient de localiser la borne de la route où l'on se trouvait arrêté?

8 - L'éducation nationale et l'enseignement de la vérité

C'est alors seulement que quelques Etats résolument laïcs du début du IIIe millénaire, dont la France, se sont résignés à rédiger les manuels scolaires d'avant-garde qui, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, allaient permettre d'enseigner aux enfants des écoles le fonctionnement onirique et trompeur de tout encéphale simiohumain laissé à l'état de nature; et telle est la raison cachée pour laquelle le lecteur a pu lire d'entrée de jeu un extrait intrépide du contenu des manuels scolaires rédigés sur le modèle des romans d'Alexandre Dumas, et notamment des Trois mousquetaires, dont le récit commence par le portrait en flashback de d'Artagnan et de son cheval, qui avait des javarts aux jambes, afin de n'initier qu'après coup le lecteur aux motifs secrets pour lesquels ce cadet de Gascogne se trouvait à cet endroit et pour quelles raisons il montait à Paris.

Les premiers résultats de la pédagogie d'initiation d'une génération entière de Français aux apories dont souffre notre espèce inachevée ont confirmé les vues des premiers analystes post-marxiens concernant la nature des drogues cérébrales maléfiques et passagèrement bénéfiques; car il a été démontré que les drogués souffrent exactement des mêmes maux psychiques dont la foi guérissait quelquefois les croyants ou dont elle atténuait un instant les souffrances: même sentiment de la vacuité et de la vanité de l'existence terrestre, même dégoût et même amertume de se trouver réduits à un monde sans envol, même besoin de se transporter dans un monde onirique et d'y trouver une plénitude euphorisante. Saint Jean de la Croix avait théorisé tout cela: le mystique subissait l'épreuve de la "nuit des sens", puis de la "nuit de l'entendement" avant de sortir des ténèbres et de suivre une lumière. Ce souffle intérieur répondait-il à la nature indépassable d'un animal flanqué d'une conque sommitale schizoïde?

9 - La jeunesse et l'apprentissage de la condition humaine

La vraie question était donc de savoir si l'enfant informé en bas âge de ce qu'il n'existe ni dorloteur de sa faiblesse dans le cosmos, ni guide des cités des nations et des empires dans le vide d'une étendue infinie, si l'enfant mis brutalement en face de sa solitude dans un néant silencieux, si l'enfant rudement sommé de se hausser à une conscience virile de son statut réel dans le cosmos cédait à l'épouvante et courait au suicide ou si, au contraire, il éprouvait de la satisfaction qu'on élargît son champ de vision et qu'on lui donnât sans tarder l'insaisissable pour demeure.

L'expérience a démontré que la jeunesse est sensible, avant tout, à la manière impavide ou affolée dont ses aînés vivent dans le monde à la fois exaltant et cruel qu'ils font connaître sans ambages à l'enfant. S'ils se montrent désemparés, interloqués et tout ébahis au spectacle qui s'offre à leur regard, s'ils se présentent à leurs jeunes interlocuteurs comme des modèles d'abassourdissement et d'ahurissement, l'élève calque sa stupéfaction atterrée sur les sentiments qu'il observe chez son pédagogue épouvanté ; et il se croit appelé à en mimer la panique. Mais si l'homme mûr élève l'enfant à la dignité d'un complice et même d'un compagnon de sa sagesse et de sa fermeté d'âme, l'élève accueille spontanément la promotion cérébrale et la constance psychique qu'il se voit offrir en exemple. Les premiers pédagogues de la solitude et de la mort ont en outre remarqué que la notion de transgression et de dépassement intellectuel que les philosophes appellent lourdement la transcendance n'est nullement liée à la peinture du monde surréel et merveilleux que les croyants baptisent le surnaturel ou le royaume des cieux, mais à la simple extension naturelle du regard et à la surélévation innée de l'intelligence proprement dite : l'enfant respire spontanément dans un nouvel espace de la conscience et triomphe sans efforts de la platitude du monde dont souffre ici le toxicomane, là le croyant abandonné par sa divinité.

10 - Les instructeurs du courage

Cette première découverte pédagogique des Pestalozzi du cosmos a donné son essor à la célèbre école des instructeurs de l'humaine condition, tellement il est aussitôt et clairement apparu que seul courage intellectuel fonde les conquêtes de la raison et assure leur envol. Il est fécond de rendre exaltante la marche de l'élève vers la connaissance des secrets de l'ignorance d'elle-même que câline le genre humain. Loin de faire tomber l'enfant dans un désespoir de bambin privé de gâteries, une pédagogie ferme et tranquille peut forger une humanité en mesure d'habiter une immensité vide, déserte et muette. L'heure semblait avoir sonné où l'éducation nationale allait élever le pouvoir politique à la dignité d'un forgeron de l'humanité véritable; et puisque les fuyards de la zoologie se trouvaient livrés à des métamorphoses et à des mutations non seulement du contenu, mais du fonctionnement de leur tête, pourquoi les Etats n'auraient-ils pas pris acte de ce que la pédagogie peut devenir un moteur de l'évolution et aider la nature à produire de nouveaux chromosomes?

Du reste, ce n'était pas sur le chemin de la spéculation métaphysique que cette exigence ou cette urgence s'imposait désormais aux démocraties du IIIe millénaire: comme il est rappelé plus haut, la chute du genre humain dans la consommation de plus en plus massive d'une drogue de substitution aux euphorisants cosmologiques épuisés par près de cent millénaires de bons et loyaux services, cette chute, dis-je, se présentait comme un avertissement hautement politique et à l'échelle planétaire, autrement dit comme un appel à métamorphoser les hérésies anciennes en un instrument en quelque sorte bouddhique du salut par la lucidité . Une police religieuse longtemps attachée à brûler les défenseurs de la vérité sur des bûchers se changeait en science d'une humanité enfin digne de se placer sur le chemin de sa véritable vocation spirituelle.

11 - Les élites de demain

Mais était-il d'ores et déjà avéré que la connaissance rationnelle de la déréliction qui frappe le simianthrope dans le cosmos pouvait devenir l'axe central des éducations nationales modernes ? Car la question demeurait grande ouverte de savoir si l'élévation de notre espèce à un regard métazoologique sur elle-même et l'élargissement révolutionnaire de notre champ de vision allaient également fortifier l'éthique publique sans laquelle aucune civilisation ne résiste longtemps au pouvoir d'érosion de la mort. Certes, l'enfant armé d'une pénétration d'esprit et d'un courage hors du commun promettait de produire des générations d'adultes dégrisés et souverains, ascensionnels et modestes, vigoureux et paisibles. Mais l'homme dégrisé n'allait-il pas profiter de sa solitude et de sa responsabilité pour abuser de sa liberté et pour ne songer qu'à ses intérêts ? Depuis le paléolithique, les dieux étaient des garde-chiourme respectés. Pouvait-on briser le lien entre la sagesse et la peur, alors que le premier adage du singe contrôlé du haut des nues disait: "La crainte des dieux est le commencement de la sagesse"?

C'est pourquoi j'ai cité un manuel scolaire de 2050, parce qu'il a fallu plus de deux générations pour découvrir que le simianthrope n'avait pas le choix. Ou bien il fondait son éthique sur les verdicts de son intelligence et forgeait une élite planétaire de la connaissance rationnelle du politique , ou bien les drogues chimiques prenaient les sociétés semi animales de l'époque en otage et menaçaient la survie même du genre semi cérébralisé. On assistait d'ores et déjà à une course de vitesse entre deux concurrents du tragique et de la mort dont la connaissance anthropologique et critique de l'encéphale de notre espèce était devenue l'enjeu.

Si la tentative du simianthrope de s'évader de l'ère onirique de son évolution cérébrale devait piteusement échouer, l'effondrement de la civilisation des rêves sacrés conduirait à un désastre psycho-biologique sans remède, puisqu'il serait démontré que les descendants du chimpanzé ne peuvent survivre sans un système immunitaire qui dote leur encéphale de la cuirasse de leurs songes; mais comme, de toutes façons les progrès de la raison rendaient impossible la perpétuation de la croyance en l'existence dans l'espace d'un personnage fantastique, lequel aurait fini par se décorporer et par s' installer sous la forme d'une vapeur dans le cosmos, il fallait se résigner à accepter les lenteurs de notre évolution mentale comme une fatalité imposée par nos gènes, de sorte que le défi de la toxicomanie s'inscrivait désormais dans une histoire des péripéties qui nous conduisent à chercher notre salut sur le chemin de la connaissance plutôt que sur celui des songes de nos ancêtres. Après tout, si notre évolution cérébrale est une aventure risquée, pourquoi l'heure n'aurait-elle pas sonné où notre nature elle-même nous commanderait de prendre en main les rênes de notre évolution?

12 - La nouvelle spiritualité

Pourquoi, disais-je, la stratégie inscrite dans nos chromosomes n'aurait-elle pas placé l'obstacle de la toxicomanie mondialisée sur la route de notre devenir, et cela précisément afin de nous contraindre à nous doter du télescope qui nous aiderait à nous colleter avec les aléas de notre évolution cérébrale ? Pourquoi ne s'agirait-il pas d'un piège et d'une nécessité astucieusement apprêtés au sein d'une nature mystérieusement intéressée à nous rendre pensants?

Vers 2045 seulement, il est devenu évident que la première génération formée par les pédagogues d'un vrai apprentissage de la condition prématurément qualifiée d'humaine se révélaient à la hauteur de leurs nouvelles lucidités. Pourquoi cela ? D'abord, les nouveaux adultes mouraient de honte et de confusion à la pelle quand ils ne se trouvaient pas à l'étiage d'une espèce privée de surveillants dans le cosmos. Quelle bassesse d'âme, se disaient-ils, que de se montrer indigne d'une responsabilité qui échappe au contrôle d'un châtiment ! C'était devenu un grand encouragement à l'honnêteté de se porter à la hauteur de sa liberté Mais surtout, après une épidémie de suicides parmi les exclus de la nouvelle condition humaine, une éthique de l'intelligence est devenue le tronc central de la politique. Par quel prodige nos retrouvailles avec le mystère se sont-elles alors placées sur le chemin d'une nouvelle humilité?

13 - Le retour du mystère

Sitôt que nous n'avons plus trouvé de refuge dans un sacré apeuré et vengeur, un surnaturel nouveau s'est précipité à notre rencontre, un surnaturel qui refusait de se fondre dans le mythologique, un surnaturel qui exaltait les intelligences et les courages. Nos ancêtres se déplaçaient encore dans l'espace et le temps. Ils croyaient décompter des heures et apprivoiser l'étendue. Toutes leurs horloges trottaient d'un même pas sur la terre et dans leur tête. Mais, vers 2050, une étape nouvelle de l'évolution de notre espèce s'est imposée à tous les regards, celle où le mystère des chemins et des cadrans a placé l' inconnaissable sous nos pas - et il est devenu impossible de trouver une drogue qui nous aurait fait tomber dans l'oubli d'une si haute ignorance.

C'est peut-être cela, l'évolution: l'espace et le temps nous précipitent dans le mystère, et ce mystère-là ne nous dégrade pas, ce mystère-là est un appel au courage de l'intelligence, ce mystère-là ouvre aux navigateurs de la pensée un océan inconnu.

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Publié le 10 octobre 2010 avec l'aimable autorisation de Manuel de Diéguez

- Voir : Programme de rentrée: du 22 août au 24 octobre 2010

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Source : Manuel de Diéguez
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