En 2050, on pouvait lire les informations
suivantes dans un manuel scolaire destiné à initier les enfants
de France aux plus cruels secrets de la condition simiohumaine:
"L'homme d'hier était un animal désemparé et craintif. C'est
pourquoi il se cherchait un chef, mais aussi un guide et un
protecteur dans le vide de l'immensité. On lui racontait qu'une
divinité généreuse avait fabriqué le soleil, la terre et les
étoiles et que si elle s'était appliquée à encastrer
provisoirement notre espèce dans un logement trop vaste pour
elle, c'est que tels étaient les effets de sa volonté, de sa
sagesse et de sa bonté. Depuis lors, ce souverain invisible et
insaisissable enseignait les règles immuables de la morale et de
la justice à une créature qu'il n'avait rendue fragile et
chancelante qu'afin de lui accorder le prodige, de l'immortalité
de son ossature en échange de sa docilité. Toute la difficulté
pour l'humanité était seulement de vénérer son bienveillant
géniteur avec une constance suffisantepour mériter en retour une
récompense aussi extraordinaire."
Ce n'est qu'au début du IIIe millénaire que
le Ministre de l'éducation nationale de la VIè République a
commencé de préparer l'esprit des enfants des écoles à la
révélation de ce que le cosmos est désert et de ce que le sort
de notre espèce est sans issue dans l'infini d'un espace et d'un
temps désespérément muets. Comment une telle mutation du civisme
pédagogique français et mondial a-t-elle pu s'imposer
soudainement à la catéchèse jusqu'alors lénifiante des Etats
démocratiques? Comment la nation des droits de l'homme a-t-elle
pris la tête d'un progrès cérébral inouï de l' humanité et avec
quel succès une entreprise aussi aporétique a-t-elle été
programmée et conduite? A-t-elle réussi à entraîner quelques
peuples de la planisphère dans son sillage? Quelle postérité
nouvelle une si grande tempête intellectuelle a-t-elle donné à
la Révolution de 1789? Observons les causes mémorables qui ont
rendu possible une révolution de cette ampleur et qui l'ont fait
juger aussi nécessaire que salutaire par de nombreux
gouvernements européens.
Mais il a fallu
que ces raison fussent étalées à tous les regards pour que les
semi-évadés du règne animal écarquillassent leurs yeux embrumés
et acceptassent stoïquement un bouleversement tellement radical
et inattendu du contenu de leurs têtes que l'entreprise aurait
pu tourner au désastre après des millénaires d'accoutumance des
encéphales à un saint bercement de leurs neurones sous la
houlette des religions et des idéologies politiques.
2 -
Comment exorciser le malheur d'exister ?
Tout a commencé vers 2010, quand certains
Etats alertés par leur corps médical décidèrent d'ouvrir sans
tarder des salles d'intoxication volontaire et contrôlée de la
fraction de la population qui consommait secrètement des drogues
mortelles au mépris d'un code pénal qui, non seulement en
interdisait l'ingestion, mais en châtiait les usagers par une
incarcération nullement guérisseuse. N'était-il pas plus sage,
se disaient maintenant les Etats-thérapeutes, d'en faire
vérifier l'efficacité psychique par Hippocrate et Galien ? En
vérité, il s'agissait déjà d'une pré-expérimentation massive et
destinée à préparer le débarquement de la civilisation
simiohumaine de demain, à laquelle il faudra administrer des
euphorisants et des anesthésiants en grande quantité, ce qui
exigera le cadre rassurant d'un contrôle légal du trépas
retardé, afin que les toxicomanes pussent bénéficier d'une
surveillance de leur survie de nature à limiter autant que faire
se pourra le danger d'ingurgiter par imprudence et d'un seul
coup des doses cataleptiques ou de contracter par négligence des
hépatites incurables. Afin de conjurer, sans pour autant espérer
les éliminer, des contaminations mortelles qui résulteraient de
l'insalubrité inévitable d'un matériel d'intoxication mal
entretenu, on préparerait des seringues et des aiguilles
soigneusement stérilisées et de nature à laisser à la mort sa
propreté.
3 - Sus au
suicide
Mais une
administration ultra sécurisante de la mise en couveuse de la
maladie avait bientôt révélé le danger de la traîner en
longueur, parce que la sauvegarde de l'ordre public exigeait
maintenant une prise en charge coûteuse du corps entier de la
population. Comment fallait-il organiser et financer la gestion
d'une responsabilité fort nouvelle des Etats à l'égard du peuple
souverain ? Pour prévenir un suicide excessif des charpentes
citoyennes, on allait recourir à des experts en ossatures dont
la compétence permettrait de détecter les malheureux ou les
maladroits les plus exposés aux désastres de la prise des
médicaments censés pallier le malheur de se trouver au monde. On
allait mettre en place des comités de surveillance du squelette
du corps électoral, qui piloteraient prudemment l'injection
d'euphorisants aux désespérés. Des policiers, des élus du
suffrage universel et des "acteurs sociaux", comme on disait,
collaboreraient avec des infirmiers qui diagnostiqueraient en
permanence et à coup sûr le degré de désespoir qu'éprouvaient
les malades de se trouver sur la terre. Mais des députés et des
sénateurs en grand nombre avaient soutenu que si la
dépénalisation de la consommation obsessionnelle du venin appelé
à servir d'antidote sporadique à la souffrance de se trouver en
vie devait conduire le "meilleur des mondes possibles" de
Leibniz ou de Aldous Huxley à la légitimation de l' ingestion
coutumière de poisons éprouvés, le devoir du législateur
vigilant demeurait de combattre le mal, non de le tolérer et
encore moins de se complaire à la paresse politique de s'en
accommoder.
Le débat sur la
responsabilité médicale des gouvernements démocratiques à
l'égard du genre humain avait duré plusieurs mois. Il s'était
d'abord circonscrit dans les enceintes parlementaire,
hospitalière et judiciaire; puis il avait débarqué sur le
territoire plus étendu de l'expertise des philosophes, des
anthropologues et enfin des psychophysiologues des religions.
Car si, après tant d'autres, Karl Marx avait traité les récits
sacrés de drogues, la question se posait désormais aux Etats
rationnels de préciser ce qu'il fallait entendre par ce terme et
à partir de quels critères on jugerait des avantages et des
désavantages respectifs de la toxicomanie et des drogues
doctrinales. Qu'il fallût refuser ou recommander les bénéfices
passagers de la consommation des euphorisants chimiques ou des
élixirs dogmatiques de la nature humaine, dans les deux cas, la
question de fond était de savoir quelle grille de lecture de la
foi civique ou religieuse, donc quelle hiérarchie des valeurs
allait en juger le plus catéchétiquement.
4 - La
science des seringues
Il existait des différences connues entre
les drogues verbales et les drogues médicamenteuses. Les
euphorisants célestes fournissaient au malade un confort
psychique relativement durable. Les affublements cérébraux
homogènes, constants et d'un usage planétaire que le sacré avait
confectionnés depuis des millénaires avaient été répertoriés
tout au long des siècles, tandis que les drogues chimiques,
qu'elles fussent qualifiées de douces ou de dures, provoquaient
une euphorie passagère et toujours au détriment de l'organisme
tout entier du sujet. De plus, les pharmacopées théologiques
étaient jugées hautement désirables, parce qu'elles conduisaient
le malade à un état psycho-cérébral censé lui révéler les
dernier secrets de l'univers, tandis que les drogues composées
de produits chimiques ne conduisaient nullement à la découverte
de l'origine et de la finalité de toutes choses, mais
exclusivement à un bref apaisement de l'angoisse ou de
l'épouvante. De plus les élixirs divins jouaient un rôle civique
et politique roboratif non seulement en ce qu'ils assuraient une
thérapie psychique ambitieuse de délivrer le sujet de la
mortalité de ses ossements, mais en ce qu'ils y ajoutaient le
complément d'une potion magique d'un emploi quotidien et
répétitif: le croyant se voyait convié à goûter ici bas les
prémices de son éternité posthume et à entretenir de surcroît
avec son prochain des relations apaisées et même iréniques, ce
qui rendait son existence rythmée et ritualisée par des
liturgies beaucoup moins anxiogène que celle des damnés de la
chimie.
Mais l'administration patriotique de drogues pharmacologiques
rivalisait néanmoins avec tant de succès immédiat avec la
pédagogie catéchétique que le malade, faute d'accéder
instantanément à la connaissance extatique des mystères du
cosmos et de se voir mettre en mains les clés de son éternité,
ne s'en trouvait pas moins soulagé par le débarquement de son
corps dans des cités semi paradisiaques sur lesquelles
flottaient les banderoles de la rédemption et de la délivrance
laïques. Certes, sur la porte du royaume des cieux on pouvait
lire la sainte inscription : "Foi, Espérance, Charité",
mais sur les deux battants des celles du paradis de la drogue on
disait : "Liberté, Egalité, Fraternité". Quelle était la
pharmacologie la plus coûteuse, celle qu'on vendait dans le
commerce comme des substances de nature à soulager un instant la
souffrance d'être né ou celle qu'on vendait à l'école de
l'impérissable?
A partir de 2010, la science comparative des
ambroisies cérébrales qui coulaient depuis la nuit des temps
ici, des alambics des liturgistes du sacré, là des préparateurs
de liquides injectables, a conduit l'anthropologie critique à
affuter les méthodes d'une science des nectars de l'oubli et de
la provenance des seringues. Cette discipline, disaient ses
inventeurs, allait permettre à l'humanité de détecter les causes
de son refus de connaître sa condition véritable dans le cosmos.
5 -
L'apprentissage de l'héroïsme et les verdicts de l'inexorable
Mais, dès ses
premiers pas, cette cogitation préfiguratrice des temps nouveaux
a conduit les historiens à des découvertes pharmacologiques
inattendues, dont la première est demeurée vivante dans toutes
les mémoires : car on s'aperçut soudain que notre espèce ignore
le plus volontairement du monde son sort réel sous le soleil et
que, depuis les origines, tous ses savoirs reposent sur des
drogues fort différentes les unes des autres par leur
composition cérébrale ou chimique. Comment choisir ses seringues
en toute connaissance de cause?
Du coup, les philosophes de l'époque ont
commencé de se demander les uns aux autres si, depuis la nuit
des temps, les faux remèdes n'étaient pas pires que la maladie ;
et ils se sont entendus, dans le secret de leurs conciliabules,
pour débattre de la nature tourmentée ou légumière des évadés de
la zoologie. Pouvait-on les rendre tellement héroïques que leur
encéphale conclurait un pacte aussi solide que stoïque avec leur
tempérament naturel ou artificiellement fortifié? On comprend
qu'il fallût se mettre à l'écart du public pour traiter de
difficultés anthropologiques de ce genre. Et pourtant, la
discrétion de la réflexion des anthropologues et des penseurs
sur les bienfaits et les méfaits de la drogue n'a pas empêché la
question de débarquer dans une pratique politique et dans une
science médicale enfin unifiées par une angoisse partagée.
Mais comment fallait-il expérimenter la capacité de
l'espèce simiohumaine de choisir ses toxines exagérément
ressuscitatives ou débilitantes à l'excès? Convenait-il de
commencer par réformer les méthodes pédagogiques des éducations
nationales et tenter d'enseigner à tous les enfants du monde la
place que notre espèce occupe dans l'immensité? Dans ce cas, on
fermerait les séminaires et les pharmacies - car, dans les deux
officines, on enseignait aux toxicomanes à vaincre la mort avec
des seringues. Mais comment des animaux hantés par leur
extinction se délivreraient-ils du rêve de parer leur
musculature des avantages de l'immortalité dans l'au-delà?
6 - Les deux philosophies de la santé et
de la maladie
Les premiers anthropologues des drogues et
des seringues se sont alors répartis entre deux écoles dont les
travaux allaient bientôt converger jusqu'à se rejoindre dans une
synthèse réconciliatrice. Les adeptes de la première
problématique disaient que si l'encéphale simiohumain sécrète
jour et nuit des antidotes appelés à exorciser la mort, c'est
que cet animal ne saurait survivre sans absorber des substances
immunitaires, de sorte que la toxicomanie généralisée de type
pharmaceutique s'était fatalement répandue en raison de
l'effondrement progressif des drogues sacrées; car, depuis le
paléolithique le singe vocalisé se vaccine contre la maladie la
plus universelle qui le menace, celle d'une prise de conscience
douloureuse du tragique de sa déréliction dans un cosmos à
jamais désert et muet. L'heure avait donc sonné où les idoles
débarqueraient derechef dans la politique mondiale, et cela non
plus sur le modèle cosmologique, mais exclusivement sous la
bannière des euphorisants et des anesthésiants chimiques.
Etait-il trop tôt pour faire connaître le bilan de la
toxicomanie généralisée sous le sceptre de laquelle le genre
simiohumain courait vers des remèdes aussi imaginaires que les
précédents?
A ces
raisonnements tragiques, l'autre école opposait une dialectique
parallèle: de toutes façons, disait-elle, le problème n'était
pas de savoir si la disqualification des drogues sacrées avait
déclenché la fuite précipitée du genre humain dans une
toxicomanie d'un type nouveau et sous le sceptre de laquelle le
genre simiohumain se pelotonnait aussi craintivement que sous la
férule et la houlette précédentes, mais de prendre acte de ce
que notre espèce ne serait pas évolutive si elle n'était
irrémédiablement condamnée par les millénaires à perdre ses
premières carapaces cérébrales en cours de route.
Il était donc
vain de tenter d'en valider à nouveaux frais les capacités
immunisantes sous prétexte qu'il serait politiquement désastreux
de se priver de ce genre d'écailles. Comment se faisait-il que
cette espèce infantile, puis mûrissante, fût la première à se
voir contrainte de prédéfinir les notions mêmes de santé et de
maladie, la première à se demander s'il est préférable de se
masquer ou de s'avancer à visage découvert, la première à rendre
héréditaire les antidotes qu'elle s'administre pour soutenir ses
premiers pas, la première à ignorer s'il vaut mieux ouvrir les
yeux que de se les couvrir d'une taie?
7 -
L'erreur est-elle immunitaire ?
A partir de 2010, la responsabilité nouvelle
de la classe dirigeante mondiale n'était plus seulement
d'exorciser l'inexorable, mais de mettre en œuvre une pédagogie
susceptible de vérifier sur le mode expérimental et de toute
urgence si l'encéphale simiohumain est appelé à survivre dans un
monde de la connaissance froide de la plus froide vérité ou si
cet organe est condamné à demeurer tellement infirme de
naissance, donc inguérissable par un verdict irrécusable de ses
chromosomes, que sa fonction psychobiologique se réduirait à
perpétuer une ignorance et une sottise éternelles à l'aide de
mille artifices para létaux. A peine évadés de la nuit animale,
c'était à l'école de leurs Olympes que les ancêtres s'étaient
attachés à consolider leur système immunitaire; et maintenant,
le monde moderne ne savait pas encore s'il était possible de
faire changer de boîte osseuse au seul animal en voyage que la
nature eût produit ou si l'unanimité de sa vocation à sécréter
des carapaces sacrées est inscrite à titre immuable dans le
capital psychogénétique des otages du vide. Après tout, disait
la seconde branche de l'Ecole, on ne pouvait à la fois se
proclamer en marche sur un certain chemin de la connaissance
socratique de soi-même et se croire d'ores et déjà arrivé à bon
port. Il fallait donc apprendre à décrypter les secrets d'un
encéphale qui ferait le point sur son propre parcours et qui
disposerait d'un levier pour se soulever lui-même. Mais comment
se fabriquer la boussole, le compas et le sextant qui nous
permettraient de localiser la borne de la route où l'on se
trouvait arrêté?
8 -
L'éducation nationale et l'enseignement de la vérité
C'est alors seulement que quelques Etats résolument laïcs du
début du IIIe millénaire, dont la France, se sont résignés à
rédiger les manuels scolaires d'avant-garde qui, pour la
première fois dans l'histoire de l'humanité, allaient permettre
d'enseigner aux enfants des écoles le fonctionnement onirique et
trompeur de tout encéphale simiohumain laissé à l'état de
nature; et telle est la raison cachée pour laquelle le lecteur a
pu lire d'entrée de jeu un extrait intrépide du contenu des
manuels scolaires rédigés sur le modèle des romans d'Alexandre
Dumas, et notamment des Trois mousquetaires, dont
le récit commence par le portrait en flashback de d'Artagnan et
de son cheval, qui avait des javarts aux jambes, afin de
n'initier qu'après coup le lecteur aux motifs secrets pour
lesquels ce cadet de Gascogne se trouvait à cet endroit et pour
quelles raisons il montait à Paris.
Les premiers résultats de la pédagogie
d'initiation d'une génération entière de Français aux apories
dont souffre notre espèce inachevée ont confirmé les vues des
premiers analystes post-marxiens concernant la nature des
drogues cérébrales maléfiques et passagèrement bénéfiques; car
il a été démontré que les drogués souffrent exactement des mêmes
maux psychiques dont la foi guérissait quelquefois les croyants
ou dont elle atténuait un instant les souffrances: même
sentiment de la vacuité et de la vanité de l'existence
terrestre, même dégoût et même amertume de se trouver réduits à
un monde sans envol, même besoin de se transporter dans un monde
onirique et d'y trouver une plénitude euphorisante. Saint Jean
de la Croix avait théorisé tout cela: le mystique subissait
l'épreuve de la "nuit des sens", puis de la "nuit de
l'entendement" avant de sortir des ténèbres et de suivre une
lumière. Ce souffle intérieur répondait-il à la nature
indépassable d'un animal flanqué d'une conque sommitale
schizoïde?
9 - La
jeunesse et l'apprentissage de la condition humaine
La vraie question était donc de savoir si
l'enfant informé en bas âge de ce qu'il n'existe ni dorloteur de
sa faiblesse dans le cosmos, ni guide des cités des nations et
des empires dans le vide d'une étendue infinie, si l'enfant mis
brutalement en face de sa solitude dans un néant silencieux, si
l'enfant rudement sommé de se hausser à une conscience virile de
son statut réel dans le cosmos cédait à l'épouvante et courait
au suicide ou si, au contraire, il éprouvait de la satisfaction
qu'on élargît son champ de vision et qu'on lui donnât sans
tarder l'insaisissable pour demeure.
L'expérience a
démontré que la jeunesse est sensible, avant tout, à la manière
impavide ou affolée dont ses aînés vivent dans le monde à la
fois exaltant et cruel qu'ils font connaître sans ambages à
l'enfant. S'ils se montrent désemparés, interloqués et tout
ébahis au spectacle qui s'offre à leur regard, s'ils se
présentent à leurs jeunes interlocuteurs comme des modèles
d'abassourdissement et d'ahurissement, l'élève calque sa
stupéfaction atterrée sur les sentiments qu'il observe chez son
pédagogue épouvanté ; et il se croit appelé à en mimer la
panique. Mais si l'homme mûr élève l'enfant à la dignité d'un
complice et même d'un compagnon de sa sagesse et de sa fermeté
d'âme, l'élève accueille spontanément la promotion cérébrale et
la constance psychique qu'il se voit offrir en exemple. Les
premiers pédagogues de la solitude et de la mort ont en outre
remarqué que la notion de transgression et de dépassement
intellectuel que les philosophes appellent lourdement la
transcendance n'est nullement liée à la peinture du monde
surréel et merveilleux que les croyants baptisent le surnaturel
ou le royaume des cieux, mais à la simple extension naturelle du
regard et à la surélévation innée de l'intelligence proprement
dite : l'enfant respire spontanément dans un nouvel espace de la
conscience et triomphe sans efforts de la platitude du monde
dont souffre ici le toxicomane, là le croyant abandonné par sa
divinité.
10 - Les instructeurs du courage
Cette première découverte pédagogique des
Pestalozzi du cosmos a donné son essor à la célèbre école des
instructeurs de l'humaine condition, tellement il est aussitôt
et clairement apparu que seul courage intellectuel fonde les
conquêtes de la raison et assure leur envol. Il est fécond de
rendre exaltante la marche de l'élève vers la connaissance des
secrets de l'ignorance d'elle-même que câline le genre humain.
Loin de faire tomber l'enfant dans un désespoir de bambin privé
de gâteries, une pédagogie ferme et tranquille peut forger une
humanité en mesure d'habiter une immensité vide, déserte et
muette. L'heure semblait avoir sonné où l'éducation nationale
allait élever le pouvoir politique à la dignité d'un forgeron de
l'humanité véritable; et puisque les fuyards de la zoologie se
trouvaient livrés à des métamorphoses et à des mutations non
seulement du contenu, mais du fonctionnement de leur tête,
pourquoi les Etats n'auraient-ils pas pris acte de ce que la
pédagogie peut devenir un moteur de l'évolution et aider la
nature à produire de nouveaux chromosomes?
Du reste, ce n'était pas sur le chemin de la
spéculation métaphysique que cette exigence ou cette urgence
s'imposait désormais aux démocraties du IIIe millénaire: comme
il est rappelé plus haut, la chute du genre humain dans la
consommation de plus en plus massive d'une drogue de
substitution aux euphorisants cosmologiques épuisés par près de
cent millénaires de bons et loyaux services, cette chute,
dis-je, se présentait comme un avertissement hautement politique
et à l'échelle planétaire, autrement dit comme un appel à
métamorphoser les hérésies anciennes en un instrument en quelque
sorte bouddhique du salut par la lucidité . Une police
religieuse longtemps attachée à brûler les défenseurs de la
vérité sur des bûchers se changeait en science d'une humanité
enfin digne de se placer sur le chemin de sa véritable vocation
spirituelle.
11 - Les
élites de demain
Mais était-il d'ores et déjà avéré que la connaissance
rationnelle de la déréliction qui frappe le simianthrope dans le
cosmos pouvait devenir l'axe central des éducations nationales
modernes ? Car la question demeurait grande ouverte de savoir si
l'élévation de notre espèce à un regard métazoologique sur
elle-même et l'élargissement révolutionnaire de notre champ de
vision allaient également fortifier l'éthique publique sans
laquelle aucune civilisation ne résiste longtemps au pouvoir
d'érosion de la mort. Certes, l'enfant armé d'une pénétration
d'esprit et d'un courage hors du commun promettait de produire
des générations d'adultes dégrisés et souverains, ascensionnels
et modestes, vigoureux et paisibles. Mais l'homme dégrisé
n'allait-il pas profiter de sa solitude et de sa responsabilité
pour abuser de sa liberté et pour ne songer qu'à ses intérêts ?
Depuis le paléolithique, les dieux étaient des garde-chiourme
respectés. Pouvait-on briser le lien entre la sagesse et la
peur, alors que le premier adage du singe contrôlé du haut des
nues disait: "La crainte des dieux est le commencement de la
sagesse"?
C'est pourquoi
j'ai cité un manuel scolaire de 2050, parce qu'il a fallu plus
de deux générations pour découvrir que le simianthrope n'avait
pas le choix. Ou bien il fondait son éthique sur les verdicts de
son intelligence et forgeait une élite planétaire de la
connaissance rationnelle du politique , ou bien les drogues
chimiques prenaient les sociétés semi animales de l'époque en
otage et menaçaient la survie même du genre semi cérébralisé. On
assistait d'ores et déjà à une course de vitesse entre deux
concurrents du tragique et de la mort dont la connaissance
anthropologique et critique de l'encéphale de notre espèce était
devenue l'enjeu.
Si la tentative du simianthrope de s'évader
de l'ère onirique de son évolution cérébrale devait piteusement
échouer, l'effondrement de la civilisation des rêves sacrés
conduirait à un désastre psycho-biologique sans remède,
puisqu'il serait démontré que les descendants du chimpanzé ne
peuvent survivre sans un système immunitaire qui dote leur
encéphale de la cuirasse de leurs songes; mais comme, de toutes
façons les progrès de la raison rendaient impossible la
perpétuation de la croyance en l'existence dans l'espace d'un
personnage fantastique, lequel aurait fini par se décorporer et
par s' installer sous la forme d'une vapeur dans le cosmos, il
fallait se résigner à accepter les lenteurs de notre évolution
mentale comme une fatalité imposée par nos gènes, de sorte que
le défi de la toxicomanie s'inscrivait désormais dans une
histoire des péripéties qui nous conduisent à chercher notre
salut sur le chemin de la connaissance plutôt que sur celui des
songes de nos ancêtres. Après tout, si notre évolution cérébrale
est une aventure risquée, pourquoi l'heure n'aurait-elle pas
sonné où notre nature elle-même nous commanderait de prendre en
main les rênes de notre évolution?
12 - La nouvelle spiritualité
Pourquoi, disais-je, la stratégie inscrite
dans nos chromosomes n'aurait-elle pas placé l'obstacle de la
toxicomanie mondialisée sur la route de notre devenir, et cela
précisément afin de nous contraindre à nous doter du télescope
qui nous aiderait à nous colleter avec les aléas de notre
évolution cérébrale ? Pourquoi ne s'agirait-il pas d'un piège et
d'une nécessité astucieusement apprêtés au sein d'une nature
mystérieusement intéressée à nous rendre pensants?
Vers 2045
seulement, il est devenu évident que la première génération
formée par les pédagogues d'un vrai apprentissage de la
condition prématurément qualifiée d'humaine se révélaient à la
hauteur de leurs nouvelles lucidités. Pourquoi cela ? D'abord,
les nouveaux adultes mouraient de honte et de confusion à la
pelle quand ils ne se trouvaient pas à l'étiage d'une espèce
privée de surveillants dans le cosmos. Quelle bassesse d'âme, se
disaient-ils, que de se montrer indigne d'une responsabilité qui
échappe au contrôle d'un châtiment ! C'était devenu un grand
encouragement à l'honnêteté de se porter à la hauteur de sa
liberté Mais surtout, après une épidémie de suicides parmi les
exclus de la nouvelle condition humaine, une éthique de
l'intelligence est devenue le tronc central de la politique. Par
quel prodige nos retrouvailles avec le mystère se sont-elles
alors placées sur le chemin d'une nouvelle humilité?
13 - Le retour du mystère
Sitôt que nous n'avons plus trouvé de refuge
dans un sacré apeuré et vengeur, un surnaturel nouveau s'est
précipité à notre rencontre, un surnaturel qui refusait de se
fondre dans le mythologique, un surnaturel qui exaltait les
intelligences et les courages. Nos ancêtres se déplaçaient
encore dans l'espace et le temps. Ils croyaient décompter des
heures et apprivoiser l'étendue. Toutes leurs horloges
trottaient d'un même pas sur la terre et dans leur tête. Mais,
vers 2050, une étape nouvelle de l'évolution de notre espèce
s'est imposée à tous les regards, celle où le mystère des
chemins et des cadrans a placé l' inconnaissable sous nos pas -
et il est devenu impossible de trouver une drogue qui nous
aurait fait tomber dans l'oubli d'une si haute ignorance.
C'est peut-être
cela, l'évolution: l'espace et le temps nous précipitent dans le
mystère, et ce mystère-là ne nous dégrade pas, ce mystère-là est
un appel au courage de l'intelligence, ce mystère-là ouvre aux
navigateurs de la pensée un océan inconnu.