Qu'est-ce que philosopher ?
Heurs et malheurs
des anthropologues (2)
Manuel de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Dimanche 9
septembre 2012
Cette semaine, une révolution
pédagogique a failli se déclencher au
cœur même de la République: on
s'imaginait qu'elle allait redevenir
pensante et l'on n'en croyait pas ses
oreilles d'entendre l'un de ses augures
officiels, le Ministre de l'éducation
nationale en personne, rappeler à huit
cent cinquante mille enseignants qu'une
laïcité privée d'éthique ne fera pas le
poids devant le retour massif du sacré
dans le monde entier, mais qu'une morale
privée de la connaissance des secrets
les plus cachés de l'homme et de son
histoire manquera également de l'assise
cérébrale qui seule définit la France de
la raison.
Naturellement un double engagement aussi
audacieux de l'Etat a pris tout de suite
du plomb dans l'aile; à l'origine, la
laïcité reprochait son inculture
philosophique et scientifique à
l'Eglise, mais deux siècles plus tard,
le tour est venu pour une laïcité rendue
acéphale d'illustrer une ignorance et
une inculture calquées sur le modèle
ecclésial.
Si vous n'observez pas les enjeux
psychiques et politiques qui donnent
leur poids aux mythes religieux, vous
interdirez tout progrès aux sciences
humaines. Comment pèserez-vous les
recettes dont use la pensée dogmatique,
comment déconstruirez-vous les
raisonnements scolastiques, comment
placerez-vous les constructions
conceptuelles et les ruses verbales de
l'entendement mythologique sous le verre
grossissant des microscopes les plus
puissants si vous changez la laïcité en
un instrument d'abêtissement calqué sur
celui des cosmologies mythiques ? Une
théologie peut se passer d'approfondir
les notions de preuve, de signe et
d'emblème, mais un humanisme qui
persévèrerait à faire silence sur les
fondements anthropologiques des verbes
expliquer et comprendre n'aurait pas sa
place dans une civilisation dont le
"Connais-toi" aurait encore un avenir.
Mais une anthropologie qui ne
comprendrait pas la politique qui
inspire en secret les défis que les
mystiques lancent à la raison ne
rendrait pas compte de la grandeur et de
la noblesse des héros de l'absolu.
C'est dans
la brèche ouverte entre la bancalité de
la laïcité d'aujourd'hui et la cécité
d'un humanisme superficiel qu'il
convient de lire ma modeste réflexion
d'aujourd'hui et de la semaine dernière.
.
1 - 1 - La myopie
des dieux uniques
Passage par les
souterrains
Comment une divinité plus
habilement construite et plus
sage que les précédentes
conquerrait-elle une manière
d'existence dans le vide de
l'immensité, et cela par le seul
effet de la profondeur d'esprit
dont elle pourrait se targuer?
Croire et savoir font deux: on
ne validera jamais l'alchimie,
l'astrologie, la théologie ou la
chiromancie à en perfectionner
les visées oniriques, parce que
tout progrès de la raison passe
par l'enfantement d'un encéphale
placé sur un autre échiquier de
la méthode que celui
d'autrefois.
Observons donc de plus près la
myopie native dont souffrent les
trois monothéismes dont la
guérison exigerait un changement
de leur esprit et de leur cœur -
ce qui nous donnera une première
idée, certes encore confuse, de
la cécité commune à la
psychobiologie que trois dieux
persévèrent à se partager, mais
qui les distingue cependant
quelque peu de l'aveuglement
propre aux neurones des
polythéismes. Car nos solitaires
du cosmos furent et demeurent
les premiers empereurs du vide
qui se soient mis en tête non
seulement de disqualifier
radicalement les prétentions de
notre misérable grain de raison,
mais également les premiers
démiurges acharnés à éradiquer
purement et simplement notre
lumignon vacillant de la surface
de la terre, et cela avec un si
bel accord de vues entre eux
qu'ils en sont venus à cacher ou
à masquer à nos propres yeux les
périodes brèves et trompeuses au
cours desquelles ils accordent
un retour en grâce à nos
sciences, à nos lettres et à nos
arts.
Au XVIIe siècle, par exemple, un
Richard Simon avait réussi à
construire un vasistas qui nous
avait permis d'observer d'un peu
plus près la cuirasse d'acier
qui protégeait notre
sacrificium intellectus,
ainsi que le ciboire
retentissant qui sonorisait
notre credo quia absurdum.
Ces deux oracles de l'absolu
nous répétaient jour et nuit que
l'absurdité même de nos
convictions rationnelles
servirait précisément d'emblème
à une vérité enfin
triomphalement révélée et de
témoin du caractère irréfutable
des écrits que nos trois ciels
réunis nous avaient dictés -
celui des juifs, puis des
chrétiens, puis des musulmans.
2 - Comment nous
sommes devenus les pédagogues de nos
dieux
Suite
du passage par les
souterrains
C'est dire que l'extinction
préalable de la flammèche de
notre raison tremblotante sera
la condition sine qua non
d'une démarche enfin assurée de
notre entendement et que ce
sacrifice radical de notre
embryon d'intelligence nous
inspirera une ambition nouvelle
et glorieuse, celle de nous
immoler sur l'autel de notre
immortalité. Puisque nous
aurions été créés afin de servir
d'offrandes sanglantes à nos
sacrificateurs célestes, nos
boîtes osseuses souffriraient de
naissance d'une servitude
paradoxalement providentielle,
qui nous ferait chercher en vain
une divinité en mesure de
combler nos espérances
posthumes, mais condamnée à
demeurer incompréhensible,
omnipotente et omnisciente, donc
inaccessible et incapturable par
définition.
Mais alors, notre infirmité
native de victime à exposer sur
nos offertoires ne serait-elle
pas précisément celle de la
boîte osseuse du boucher des
nues qu'une véritable
anthropologie scientifique nous
apprendra à terrasser sur les
étals sacrés de notre salut ?
Mais alors, notre besoin
irrépressible de nous procurer
un immolateur mystérieux et de
le magnifier jusqu'à la folie
sur nos autels ne serait-elle
pas précisément la preuve de ce
que notre culte de meurtriers
évangélisés serait la source
ultime de notre politique et de
notre histoire. Mais alors, un
créateur faussement angélique
aurait fait de nous des aveugles
séraphisés d'avance? Mais alors,
notre espèce aurait longtemps
partagé clopin-clopant les
exploits satrapiques et confus
d'un Pygmée divin. Mais alors,
les dieux-pygmées du paganisme
d'un côté et le trépied de nos
dieux uniques, de l'autre,
auraient suivi de génération en
génération et cahin-caha le même
itinéraire. Mais alors, la
cohorte entière de nos nains du
ciel se serait montrée rebelle à
couper du moins notre
intelligence en deux portions
inégales et à négocier le statut
et les apanages respectifs de
leur encéphale et du nôtre. Mais
alors, comment expliquer leur
refus entêté de partager leurs
prérogatives excessives avec les
maigres attributs qu'ils se
résigneraient à concéder à notre
pauvre glande cervicale?
3 - Les démiurges
de l'espace et du temps et le nouvel
humanisme
Au grand jour de
l'histoire
Pour tenter de comprendre le refus
obstiné de nos Titans du vide et de
l'éternité de conclure d'utiles
compromis avec notre infirmité
cérébrale, il faut observer le
statut que les saints de l'islam ont
accordé à leur propre boîte osseuse.
Abdelkader Dehbi, ancien moudjahid
du peuple et ancien collaborateur du
Président Boumédiène de 1965 à 1968,
réfutait en ces termes un
contradicteur audacieux qui
prétendait qu'entre croire et
savoir, il existerait une
vaste étendue: "Le fait que
Descartes, écrit-il, soit considéré
comme l'un des plus grands génies
rationalistes ne l'a pas empêché
d'affirmer, avec une suffisance
consommée et une ignorance inouïe de
la logique la plus élémentaire, que
"Dieu lui-même ne peut faire que
ce qui a été fait n'ait pas eu
lieu...". C'est vous dire le
vide sidéral qui peut parfois régner
même dans les têtes les mieux
faites... ".
Nos malheureux cerveaux de petits
logiciens se révèleraient donc
tellement microscopiques que leurs
coquillages se confondraient à la
poussière des chemins, tandis que
l'encéphale d'un super logicien
surplomberait leur multitude
besogneuse de l'éclat resplendissant
de sa tiare - celle dont les vrais
musulmans se partageraient la
splendeur sur la terre et qui leur
permettrait de contempler la conque
osseuse des microbes qui se seraient
propagés autour de leur trône.
Mais si l'islam
de demain devait féconder l'Occident
de la politique et si, de son côté,
un Occident intellectuellement
ressuscité devait trouver pour allié
l'islam des retrouvailles de la
civilisation musulmane avec la
pensée critique, que dirions-nous de
la réouverture du champ de la raison
qui nous a dessillé les yeux depuis
la fin du Moyen Age ? Car si notre
naufrage politique plaide, hélas,
contre nous, il faut bien que, de
leur côté, les mythes sacrés
recèlent les secrets psychiques
d'une anthropologie plus rationnelle
et moins désastreuse que la nôtre,
laquelle nous ordonnerait de nous
mettre à l'écoute des penseurs et
des peseurs de la vassalité de
l'Europe qui germent dans les
profondeurs de la quatrième
génération de l'islam français.
4 - Ce que la
raison a commencé de nous enseigner
Au
grand jour de l'histoire
Cherchons donc le chemin sur lequel
les animalcules assujettis à un
empire étranger que nous sommes
devenus se sont hasardés depuis cinq
siècles et qui ne nous ont en rien
rapprochés de la connaissance
politique de la matière grise de
Jahvé, de celle de notre Machiavel
en trois personnes et d'Allah
l'herculéen, dont la logique
anéantit nos misérables exploits
cérébraux.
Certes, au XVIe siècle, nous sommes
devenus des hommes de plume
attentifs à corriger les fautes
d'orthographe, de syntaxe et de
grammaire de notre divinité.
Assurément, au XVII e siècle, nos
philologues ont commencé de
découvrir que nos textes sacrés,
nous en étions les seuls auteurs.
Pas de doute : il est démontré qu'au
XVIIIe siècle, nous avons déclaré
que seules les civilisations en état
de marche vers le royaume de la
connaissance rationnelle se
révèleront des moteurs fiables des
microscopiques progrès intellectuels
dont nous bénéficions et de ceux de
nos ciels que nous aurons réduits au
rang de coadjuteurs empressés de nos
propres têtes - et nous nous sommes
mis en devoir d'éduquer les Célestes
les plus stupides de nos ancêtres.
Il est également démontré qu'au XIXe
siècle, nous avons découvert
l'évolution rassurante de notre
crâne de mécaniciens depuis le
chimpanzé jusqu'à nos derniers lions
de l'univers. Il est non moins
certain qu'au XXe nous avons
commencé de voguer toutes voiles
dehors sur l'Océan de l'inconscient
religieux de l'humanité et que nous
avons appris à connaître les
quelques archipels de la conscience
claire qui ont émergé des flots.
Mais est-il raisonnable de croire
qu'au XXIe siècle, nous ferons
débarquer dans une anthropologie
résolument prospective une
spectrographie de visionnaires des
mythes sacrés dont se nourrissaient
nos lointains ascendants et que nous
nous demanderons quel génie éthique
et politique ordonnait à nos trois
dieux uniques non seulement de
vaincre la raison native dont nous
disposions à l'époque , mais de
créer et de décréer à leur guise le
temps que notre Renatus Cartesius
proclamait irréversible? Autrement
dit, quel est le sens politique
d'une durée qui rebrousserait chemin
sous la poigne du ciel?
5 - L'humanisme
de demain
Passage par les souterrains
Est-il un rêve plus souverain
que celui d'enfanter le temps et
de le jeter à la casse selon
notre bon plaisir? M. Abdelkader
Dehbi nous rappelle que le
mystique musulman s'égale à ce
cerveau-là. A nos yeux
d'Occidentaux, il se construit
inconsciemment un levier
titanesque de sa propre boîte
osseuse et en attribue ensuite
non moins inconsciemment
l'omnipotence et les
prérogatives fabuleuses à une
divinité sommitale afin de ne
pas assumer sa propre ambition
cérébrale de disposer de la
souveraineté intellectuelle
absolue auquel le mythe sacré
sert de médiateur.
Qu'on me comprenne bien: toute
analyse anthropologique et
critique qui se voudrait
seulement ironique à l'égard de
la dimension onirique de
l'humanité serait vaine par
définition, puisqu'elle se
serait convaincue de connaître
d'avance la réponse à ses
questions, à l'instar,
précisément, des théologies, qui
n'ont rien à chercher et rien à
démontrer, mais seulement à
suivre dans tous ses ruisselets
et ses rigoles le fleuve d'une
vérité réputée révélée. Depuis
Platon, en revanche, la
philosophie occidentale part de
l'évidence que l'humanité se
trouve plongée dans les ténèbres
d'une profonde ignorancte et
qu'il lui faut conquérir un
savoir médical dont elle se
trouve privée de naissance.
Mon propos de défenseur de la
philosophie socratique, donc
thérapeutique, est seulement
d'observer que les trois dieux
uniques se présentent à leur
tour et à leurs corps défendant
en paradigmes de l'inconscient
malade qui inspire leurs
cosmologues sacrés. A ce titre,
les personnages mythologiques
qui peuplent les têtes de leurs
adorateurs sont, eux aussi et
sans le savoir, des décrypteurs
des effigies cérébrales, donc
oniriques par définition, d'un
Zeus qui se serait vaporisé dans
le cosmos. Il serait donc
illogique de refuser de
découvrir la signification
psychopolitique du Dieu dûment
installé sous l'os frontal qui
abrite son sceptre; et il serait
plus illogique encore, pour un
Occidental averti, de
hiérarchiser les songes sacrés
de l'humanité, donc de les
ranger dans un ordre qualitatif
et en clinicien sans
hiérarchiser en retour les
encéphales si diversement et si
inégalement ouverts et fermés de
leurs propriétaires.
6 - L'Europe et
le temps d'Allah
Au grand
jour de l'histoire
Qui niera l'existence clinique de
Hamlet ou de don Quichotte, qui
niera que le débat porte
exclusivement sur la nature basse ou
sommitale de l'existence cérébrale
et morale qui appartient en propre à
ces personnages dans l'hôpital
universel que nous appelons la
littérature mondiale?
L'homme appartient à une espèce
divisée entre l'erreur qui guérit et
la vérité qui tue, mais il ne
s'accorde pas sur la définition de
la santé et de la maladie mentale.
Don Quichotte avait recouvré la
santé mentale: il avait découvert
qu'il n'existe pas de ciel des
idéalités, que les chevaliers
errants sont fous à lier et que
leurs Dulcinée ne sont que des
Maritorne autrement habillées. Cette
vérité l'a tué, mais dans son lit,
tandis que l'autre vérité l'aurait
tué sur les grands chemins de son
rêve. Vaut-il mieux vivre dans une
noble ivresse, quitte à payer le
tribut de la mort aux "mensonges
utiles", ou boire le poison de
la vérité mortelle à laquelle
Socrate attribuait les vertus d'une
haute délivrance? L'Europe
guérira-t-elle à ingurgiter le venin
de sa servitude ou à s'habiller en
Dulcinée de la Liberté?
Car la Maritorne américaine est
devenue la Dulcinée de la démocratie
mondiale aux yeux des uns, un filtre
mortel aux yeux de Socrate. Faut-il
nier les heures de notre esclavage
ou les regarder en face? L'Europe
mourra-t-elle sur son matelas crevé
ou à l'école d'un Quichotte auquel
le dieu des chevaliers errants
aurait accordé la grâce de mourir
dans son ciel ? Satanée question que
celle des relations que la vérité
entretient avec les ressorts
respectifs de la santé mentale et de
la folie, satanée question que celle
de la noblesse ou de la bassesse de
l'illusion et de la folie
politiques.
7 -
Les Dulcinée et les Maritorne de
l'histoire
Passage par les souterrains
Apprenons donc à peser les
élévations et les hontes de
l'humanité dulcinesque ou
maritornesque - car si les
documents religieux se
révèlaient plus ou moins dignes
de l'âme, du cœur et de la
raison de l'humanité, nous
disposerions d'un moyen de
décadenasser l'humanisme étroit,
avare et falot d'une Europe
vouée à la débâcle politique.
Quelle serait donc la
spécificité de l'existence de
Zeus, de Jupiter, de Jahvé ou
d'Allah dans nos têtes si la
pesée de la psychobiologie de
nos dieux morts ou vivants nous
apprenait en quoi, nous non
plus, nous ne sommes pas des
vivants tridimensionnels?
Puisque de nombreux docteurs de
nos dieux d'autrefois se
révèlent plus éloquents que ceux
de nos dieux censés s'être
vaporisés dans l'immensité, le
XXIe siècle devra fabriquer la
balance à peser le génie des
grands mystiques de notre vie et
de notre mort. Puis il nous
faudra apprendre à transporter
leur ciel dans le champ d'un
humanisme plus abyssal que celui
du christianisme et de l'islam
des piètres docteurs de la
chose.
Telle est la problématique
qui sous-tend la question de
l'abolition du temps des morts
qu'Abdelkader Dehbi a soulevée.
La Béatrice réelle et respirante
est-elle celle de Dante ou la
petite bourgeoise d'Italie qui a
servi de modèle au poète? La
vraie Nausicaa est-elle celle
qui a trouvé le corps d'Ulysse
sur le rivage des Phéaciens ou
celle qui salue le rescapé de
Charybde et de Scylla en
partance pour l'Ithaque de sa
résurrection, la vraie Marie
est-elle celle de Ronsard ou
celle qu'attendent rides et
cheveux blancs, la vraie
Dulcinée est-elle celle de don
Quichotte, la vraie Europe
est-elle celle des rêveurs du
traité de Rome ou celle des
bureaucrates de Bruxelles ?
Décidément, la question de la
définition de la santé mentale a
débarqué dans l'histoire avec
Homère, décidément la biographie
de la démocratie se lit dans le
livre des vainqueurs et des
vaincus de l'Odyssée de leur
ciel. Abdelkader Dehbi veut-il
que le temps de la colonisation
n'ait pas existé ou bien
entend-il le regarder en face ?
A l'Europe de savoir si elle
vaincra sa vassalité à l'école
de Nausicaa ou si elle la niera,
afin de s'en accommoder à
l'écoute de la Maritorne de
Sagayo. .
8 - Les
vainqueurs du temps
Au
grand jour de l'histoire
Mais pourquoi une si haute exigence
spirituelle - celle qui nourrit le
"Connais-toi" de la Liberté -
est-elle demeurée absente d'une
psychobiologie critique du Jahvé des
juifs et de celui des chrétiens,
pourquoi ces divinités manchottes ou
triomphales sont-elles allées, selon
la Genèse, jusqu'à se repentir
piteusement de leur décision, certes
cruelle, furieuse et stupide de
noyer toutes leurs créatures en
quelques instants, à l'exception
d'une seule? Si cette paire de
petits dieux était capable, à
l'instar d'Allah, de Dulcinée ou de
Béatrice, de faire "que ce qui a
été fait n'ait pas eu lieu", ces
jumeaux sauvages ne se seraient pas
contentés d'adresser à leur propre
omnipotence des reproches bien
sentis, mais tardifs, donc non moins
impuissants qu'inutiles: tous deux
auraient fait que le Déluge n'aurait
pas eu lieu. Et pourquoi les vrais
saints de l'islam, eux, ne
calibrent-ils pas l'encéphale
d'Allah à l'école de celui du vieux
Chronos, ce barbare qui dévorait
tout crus ses enfants nouveau-nés,
sinon parce que la noblesse du
vertige dont le monothéisme de
l'islam nourrit sa politique de la
grandeur des âmes conduit la science
historique au plus secret du désir
de Dante, d'Homère ou de Cervantès
de terrasser l'espace et le temps.
Décidément les secrets ultimes de la
politique et de l'histoire de notre
étrange espèce sont dans la sortie
de la passe entre Charybde et Scylla
- et il y faut la Nausicaa, la
Dulcinée ou la Béatrice d'une haute
folie.
9 - Les
entrailles de l'islam vivant
Au grand
jour de l'histoire (suite)
Quelle serait la politique offensive
et défensive d'une Europe qui se
serait arrachée à sa servitude et
qui se voudrait à nouveau
résurrectionnelle, donc
insurrectionnelle? Et dans ce cas,
comment le génie religieux de
l'islam conduirait-il le cogito
cartésien de la civilisation de la
pensée critique à enfanter une
anthropologie délivrée des garrots
de la mort ? Et dans ce cas, comment
psychanalyserions-nous le rêve
humain le plus originel et le plus
fou, mais également le plus
généreux, celui d'abolir le temps
des trépassés ? Et dans ce cas,
comment mettrons-nous ce triomphe
sur les épaules d'une divinité
nourricière du temps des vivants?
Croit-on que, dans tous ces cas, il
ne faudrait pas aider le Continent
des Dulcinée et des Maritorne à
remonter le cours du temps, croit-on
qu'il ne lui faudrait pas recourir à
la démence libératrice d'effacer les
sépulcres, croit-on qu'il ne lui
faudrait pas glorifier la démence de
vaincre ce qui est arrivé
sous un sceptre étranger? Sinon,
comment abolirions-nous la servitude
et la honte qui nous ont placés sous
le joug d'un empire d'au-delà des
mers? Si les descendants de la
bataille de Salamine n'élevaient pas
leur courage jusqu'à triompher de
leur mort, comment tourneraient-ils
le dos à leur vassalisateur-géant,
comment leur délire retrouvé en
ferait-il des Christophe Colomb de
leur résurrection, comment
s'enracineraient-ils dans l'histoire
respirante des mystiques, celle qui
tue le passé des esclaves, celle qui
redonne un destin respirant aux
nations agonisantes, celle qui
rallie à sa cause l'élan spirituel
des grands anthropologues de
l'absolu que furent les Augustin et
les Muhammad?
10 - Entre
Charybde et Scylla
Passage par les souterrains
En vérité, peser les
civilisations sur la balance de
leurs dieux vivants et de leurs
dieux morts , c'est confier à
l'humanisme occidental de demain
les armes d'une anthropologie du
ciel, donc d'un savoir
d'architectes de la condition
simiohumaine d'hier et
d'aujourd'hui. Certes, nous
savons depuis Lévy Brühl
(1857-1939) que le cerveau
primitif de notre espèce était
un organe artisanal et qu'à ce
titre, il projetait sur le
cosmos les recettes et les
outils qu'il avait forgés sur
ses établis: s'il apercevait une
montagne, il cachait en toute
hâte un fabricant derrière des
rochers et des pics, s'il voyait
une étendue liquide, il la
dotait précipitamment d'un
créateur ou bien il y logeait
une divinité qu'il proclamait
consubstantielle à une masse
d'eau. Voltaire n'avait tué
Poséidon que pour métamorphoser
le cosmos en une horloge
parlante et pour installer un
horloger gigantesque et parfait
dans l'atelier des heures.
L'anthropologie critique
enseignera que l'invention du
langage n'a pas guéri l'animal
de l'ignorance et de la peur. Au
contraire, la découverte de la
parole a épaissi les ténèbres de
l'ignorance au point que, de nos
jours encore, les religions
domptent et appâtent la bête
vocalisée. D'un côté, il faut
lui faire mordre à l'hameçon des
friandises promises au delà de
la mort et, de l'autre,
l'épouvanter à brandir des
châtiments posthumes éternels et
terribles.
C'est pourquoi les scrutateurs
des aiguilles et des cadrans du
cosmos se sont extasiés au
spectacle d'un horloger
tellement imprévoyant, qu'il
aurait, à l'en croire, fabriqué
le ciel et la terre sans s'être
demandé où il allait les loger.
Du moins saint Augustin avait-il
la tête un peu plus solide que
celle des théologiens au petit
pied de son temps. Quelle faute
de marmot de la logique,
disait-il de confier à un
démiurge exagérément
décérébralisé l'entreprise
ridiculement manquée d'avance
d'enfanter un ciel et une terre
qui lui resteront ensuite sur
les bras! Si vous oubliez, grand
nigaud, de prendre la précaution
littéraire de faire créer à
votre démiurge la quantité
d'étendue et de temps qu'il lui
faudra pour rendre son récit
cohérent, quel habitat ce benêt
donnera-t-il à des machineries
cosmiques dont il aura omis de
prévoir qu'il lui faudra les
livrer empaquetées dans deux
substances qu'on appelle Ouranos
et Chronos? On voit que l'esprit
de raison des petits enfants se
demande où Dieu avait la tête,
on voit que, non seulement saint
Augustin armait à jamais la
logique du sacré des principes
moins branlants que celle des
auteurs de la Genèse. Depuis
lors Allah et le dieu censé
incarné des chrétiens se
refusent à toute connaissance
rationnelle de leur nature
et de leurs prérogatives,
puisque la raison titubante de
leur créature leur fait
nécessairement conjuguer un
verbe exister garrotté par les
apanages réservés à l'espace et
au temps.
11 - La question
du sens
Au
grand jour de l'histoirespan>
Dans ces conditions que veut dire M.
Abdelkader Dehbi, quand il évoque "l'ignorance
inouïe de la logique la plus
élémentaire chez Descartes" et
quand il l'accuse d'une "suffisance
consommée"? Saurait-il que la
question du sens n'a pas de sens et
ne saurait en trouver un tel, parce
que tout signifiant se donne une
motivation et une finalité
nécessairement humaines pour
fondements et que celles-ci
renvoient nécessairement celui qui
les formule à justifier une
motivation et une finalité
subjectives, et ainsi de suite
jusqu'à la formulation d'une
justification dite originelle, donc
nécessairement privée de finalité et
de motivation. La succession infinie
des poupées russes qu'on appelle des
signifiants se brise sur un obstacle
insurmontable par définition, celui
d'une prétendue cause première,
laquelle serait privée de cause et
renverrait le principe de causalité
à la casse. On voit que la logique
conduite à son terme devient
l'instrument universel du néant.
C'est pourquoi Saint Augustin
demeure le fondateur de la mystique
dite apophatique, qui signifie en
grec, transcendante à la parole et à
toute logique humaine. La bombe de
l'absurde a pulvérisé "d'avance" les
notions anthropomorphiques par
nature de cause et de signification
expliquantes.
Quelle sera la portée
anthropologique et politique du
débarquement prochain de la
réflexion sur la mystique
universelle dans le double champ de
l'humanisme mondial et de la
décadence de l'Europe ? Autrement
dit, la civilisation de la raison
peut-elle renaître des cendres de la
raison? Dans ce cas, la théologie
apophatique serait un levier et un
tremplin de l'approfondissement de
l'humanisme classique.
Depuis saint Augustin, nous
cherchons les bésicles qui nous
permettraient d'observer du dehors
la prison dans laquelle nous sommes
enfermés de naissance aux côtés de
nos protons dansants, de nos
neutrons en fuite et de nos bosons
insaisissables. Quel est le génie de
l'histoire dont l'Europe vassalisée
aurait perdu la mémoire? Les esprits
que Victor Hugo qualifiait de
"résurrecteurs" détiendraient-ils
quelques hauts secrets du génie
politique? p>
En
vérité, la mystique n'a jamais
cherché d'autre socle cérébral et
psychique de la politique que le
cyclotron à tuer le temps. C'est
pourquoi le sacrifice de notre
pauvre verbe être s sur l'autel
d'une lancée vers l' inaccessible se
change en fontaine d'Aréthuse de
l'espérance, c'est pourquoi le
croyant devient le dément qu'on voit
agenouillé devant un mort herculéen,
lequel aurait déplacé à potron-minet
la pierre qu'on avait roulée devant
son tombeau, c'est pourquoi un
trépassé depuis belle lurette aurait
arraché les bandelettes dont on
avait enveloppé son cadavre, c'est
pourquoi une carcasse crucifiée
aurait ensuite montré ses cicatrices
à ses fidèles, c'est pourquoi les
morts sommitaux se changent en
sources de vie. C'est pourquoi la "diégèse"
des Grecs renvoyait à la fois au
verbe conduire et au verbe commander
et le "récit" était le lieu de la
rencontre de la raison avec
l'action. Et si l'Europe retrouvait
la vie à l'école de sa mort?
12 - Le cyclotron
à tuer le temps des morts
Au
grand jour de l'histoire
(suite)
Jamais l'Europe ne renaîtrait de ses
cendres si elle se disait
piteusement: " Décidément, je ne
suis plus la folle à lier que
j'étais hier, décidément je sais
maintenant que jamais plus des
dirigeants intrépides ne surgiront
des marécages du temps des morts,
jamais plus le peuple italien ne
bondira hors de son tombeau, jamais
plus les guerriers de Siegfried ne
retrouveront le fil de leurs épées,
jamais plus les Germains ne
chasseront, les armes à la main,
deux cents garnisons campées sur
leurs terres depuis trois quarts de
siècle. Voyez, dit Maritorne, comme
nous jetons du grain aux poules,
voyez comme nous sommes devenus
gentillets. Le quartier général des
vainqueurs s'est lové à Sagayo. Les
habitants du village se sont
assagis. Les traités internationaux
qu'ils ont tristement signés avec
leur souverain stipulent en toutes
lettres que ce dernier campera tout
sourires sur leurs arpents et leurs
lopins et que sa tiare resplendira
pour toujours à Pise, à Bologne, à
Florence. Ces cités glorieuses se
sont vertueusement soumises - mais
leur obéissance n'est-elle pas
l'emblème naturel de la sainteté
démocratique? Comme nous sommes
devenus intelligents, n'est-ce pas,
comme nous avons eu raison de jeter
nos vieux sacrifices aux orties!
Mais il jaillira des entrailles de
l'islam français le cri d'Ulysse au
Cyclope: "J'ai arraché les
bandelettes de la mort qui
enserraient mon front, j'ai déplacé
la pierre que tu avais roulée devant
ton antre, j'ai épointé un pieu
incandescent et je l'ai planté tout
fumant dans la prunelle du monstre."
On
raconte que les mystiques et les
saints du retour d'Ulysse dans sa
patrie sont arrivés à bord.
Savez-vous que ">retour" se
dit nostos en grec -
savez-vous que souffrance se dit
algos, d, d'où le français
nostalgie? La souffrance de tous les
mystiques que le monde a vus campés
sur le pont de l'Histoire est celle
de leur retour à leur éternité.
3Décidément, si
l'Europe devait retrouver le feu des
triomphateurs de la mort, il lui
faudrait conduire Socrate le brûlant
jusque dans l'abîme des incendiaires
de leur trépas, puis porter ce
cadavre au paradis du "Connais-toi".
On demande à la mystique européenne
de tuer le temps des trépassés, on
demande aux saints modernes de
retrouver le temps et le sang de
l'immortalité.
Le 9
septembre 2012>
Reçu de l'auteur pour
publication
Les textes de Manuel de Diéguez
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