Qu'est-ce que philosopher ?
La civilisation de
la pensée critique et l'avenir
intellectuel du printemps arabe
Manuel de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Lundi 2 janvier 2012
Tout au long des
premiers siècles du christianisme,
les esprits avertis ne cessaient de
crier: "Orbis Romanus ruit
-
l'empire romain s'écroule".
De nos jours, les constructeurs du
radeau de la Méduse se sont rendus à
Pékin et ils ont annoncé au monde
entier que l'Europe n'est plus
qu'une épave dont le plus léger
clapotis de la mer fera sombrer la
coque. Mais les pilotes du
vaisseau-fantôme ont les yeux fixés
sur les brèches où l'eau s'engouffre
dans la carène et ils se gardent
bien de tourner leurs regards vers
l'abîme qui attend le corps du
bâtiment. Si un noyé remontait du
gouffre pour nous raconter
l'histoire du naufrage de
l'Occident, quel serait à peu près
le récit qu'il tiendrait au spectre
des nautoniers trépassés?
"Ne savez-vous pas
que les vrais Etats passent avec le
haussement d'épaules du mépris au
large de votre continent parce que,
depuis soixante ans, des centaines
de forteresses d'un empire étranger
se sont incrustées à demeure sur le
territoire de vos nations, ne
savez-vous pas qu'on traite avec
dédain les peuples désarmés,
ignorez-vous que les patries privées
d'échine n'ont pas de politique
étrangère, n'avez-vous pas appris
que l'ambition politique se nourrit
du courage et de la volonté des
citoyens, personne ne vous a-t-il
informés que les infirmes ont des
dirigeants à l'image de leurs
troupeaux, n'avez-vous pas lu dans
les livres que vos sesterces sont à
l'école de vos léthargies,
apprendrez-vous que votre vassalité
vous a fait refuser des armes à la
Chine et que l'Empire du Milieu se
venge de votre condition d'esclaves
- ils refusent des sous à des serfs
devenus quémandeurs. Je vous informe
que le trésor public des asservis
aux armes de l'occupant se vide
rapidement et que leurs finances
publiques sont à la merci de leurs
créanciers triomphants et moqueurs."
A l'heure où l'Europe
se disloque, à l'heure où une
civilisation s'engloutit dans
l'océan de sa propre cécité, à
l'heure où votre aveuglement se
révèle volontaire, les peurs de la
raison et les démissions de
l'intelligence se présentent à
nouveau en acteurs géants de
l'histoire du monde. Mais le creux
de la vague est favorable à la
naissance des corsaires du ciel dont
Malraux disait qu'ils enfanteraient
les nouveaux brigands de l'absolu.
On cherche les fécondateurs de
l'Europe humiliée. La Chine a son
dragon, l'Afrique ses marabouts, la
Russie ses popes et ses icônes,
l'Inde ses éclopés du vrai Bouddha,
l'Amérique du sud son culte de la
déesse des chrétiens. Seul l'islam
offre à l'Europe des derniers
conquistadors de la pensée les
chances d'un combat ascensionnel,
parce qu'il n'a pas d'orthodoxie
rudement assénée par un clergé
strictement hiérarchisé, pas
d'appareil d'une scolastique
minutieusement rédigée par des
greffiers de la vie éternelle.
Mais l'Europe, elle,
a perdu la mémoire de ses huissiers
d'une dogmatique alourdie sans
s'être posé la question de la nature
de la "vie spirituelle"; et ses
philosophes eux-mêmes ont oublié
primo, que la philosophie des
sciences est la partie la plus
précaire d'Aristote, de Platon, de
Descartes, de Kant ou de Hegel et
secundo que le "Connais-toi"
socratique est tombé en panne à son
tour. Une philosophie qui a renoncé
à l'analyse critique des documents
anthropologiques qu'on appelle des
théologies a renoncé à se rendre
spectatrice de la boîte osseuse qui
couronne l'ossature des évadés
partiels de la zoologie. Mais la loi
de séparation de l'Eglise et de
l'Etat de 1905 a conduit la
philosophie mondiale à jeter les
songes sacrés du simianthrope à la
poubelle.
D'où un humanisme
manchot d'un côté et des croyants
ritualisés par la lettre du Coran de
l'autre, d'où un enseignement laïc
ignorant du fonctionnement onirique
des fuyards du règne animal d'un
côté, et, de l'autre, un islam
terrorisé par un dieu dichotomisé
entre son ciel et son enfer, d'où
une République de la raison qui
ignore les travaux qui l'attendent
d'un côté et, de l'autre, un islam
déchiré entre un Allah élévatoire en
Cisjordanie et à Gaza et un
guichetier des prières de ses
fidèles, d'où une démocratie droguée
par la bi-dimensionnalité de sa
propre effigie d'un côté, et, de
l'autre, un islam prosterné sur les
trottoirs, d'où une France tombée en
panne sur le chemin du "Connais-toi"
socratique d'un côté, et, de
l'autre, un islam condamné à
alimenter le feu de la sainteté à
l'école des tortures infernales,
d'où d'un côté, une Europe des
caricaturistes involontaires de leur
propre sottise, de l'autre un islam
dont le ciel copie tous les Etats du
monde, qui se divisent entre un
trésor de rubans à distribuer et de
châtiments à infliger.
Mais si l'Europe de
la pensée critique inaugurée au
XVIIIe siècle ne saisissait pas une
occasion aussi providentielle, si je
puis dire, de se demander ce qu'est
le spirituel, l'avenir
intellectuel et philosophique de ce
continent ne sera qu'un autre radeau
de la Méduse. Tentons de changer une
civilisation agonisante en une
dernière ascension, tentons de
porter un regard sur le trépas d'une
Europe de la raison, tentons de
sombrer pavillon haut et toutes
voiles dehors.
1 -
Les embarras
du verbe expliquer
L'entreprise la plus torturante, mais
également la plus exaltante que vous
devrez tenter de prendre à bras le corps
sera de trouver l'endroit privilégié
d'où il vous sera possible de porter un
regard sur l'histoire tumultueuse et
souvent incohérente du cerveau
simiohumain. Car il vous faudra vous
colleter avec la tâche de raconter notre
boîte osseuse à un public qui n'a pas
encore débarqué sur cette planète. Ce
sera à vous seuls qu'il appartiendra
d'accoucher vos auditeurs au forceps que
les Grecs appelaient une maïeutique. Ne
vendez pas à la criée une marchandise
déjà achetable sur les marchés. Les
siècles bien achalandés pouvaient se
contenter de narrer des évènements à la
queue leu leu et de les attacher les uns
aux autres avec la corde du sens commun,
tellement leur déroulement répondait à
la connaissance la plus banale que notre
espèce avait conquise d'elle-même. Mais
l'école des siècles dont les
chroniqueurs avaient vérifié les
postulats est au bout du rouleau.
Nos couturiers du quotidien disaient que
nous appartenons à une espèce guerrière,
ingénieuse, pieuse, tantôt fourbe comme
le renard et tantôt courageuse comme le
lion. Nos premiers spécimens se
trouvaient à peine diversifiés par
l'inégalité de leurs intelligences et de
leurs talents; et ils se laissaient
aisément rassembler, hiérarchiser et
discipliner dans l'enceinte de leurs
cités. Mais, depuis le XVIIIe siècle,
l'aile marchante de notre race a
commencé de percer quelques secrets
psychogénétiques de ses songes
collectifs. Elle dispose maintenant
d'une science encore titubante de ses
délires naturels, qu'elle appelle des
cosmologies mythiques. Mais si nos
savants les observent avec
circonspection, la masse de nos
semblables les appelle encore des
religions ou des théologies.
Nos encéphales, hier respectueux, se
trouvent donc placés dans la position la
plus inconfortable qui se puisse
imaginer; ou bien nos historiographes se
réduisent au rang de simples récitants
des aventures cérébrales de leurs
congénères et du destin politique que
leur crâne se partage et, dans ce cas,
la science de notre mémoire ne rend
intelligible en rien l'itinéraire
bousculé des rescapés des ténèbres, ou
bien nous apprenons à regarder de haut
et de loin le grain de raison qui, selon
Jonathan Swift, pilote l'histoire et la
politique de nos congénères. Mais dans
ce cas nous découvrons à notre corps
défendant que nos songes sacrés
demeurent insuffisamment décryptés et
que, depuis Voltaire, les décodeurs de
la célestification de notre boîte
osseuse n'ont cessé de s'empêtrer dans
leurs défrichages de nos ciels.
Revenir à l'ignorance des sociétés
semi-animales serait ridicule, s'arrêter
à tel siècle et à telle civilisation
serait arbitraire, confesser que nous
nous trouvons en chemin serait
reconnaître que nous ne savons à quelle
borne nous nous trouvons arrêtés. Mais
le temps presse. Quelques siècles
seulement après le premier regard de
l'extérieur que nous avons porté sur
notre tête, nous voyons la moitié de
notre astéroïde se remettre à l'école
des dieux de nos ancêtres, tandis que
l'autre moitié piétine aux portes du
savoir qui nous attend. Notre encéphale
schizoïde ne répond que par le mutisme
de l'indifférence à la question posée
par le statut dichotomique de nos
neurones.
Comment la classe dirigeante un peu plus
instruite que la nôtre dont le monde
entier attend qu'elle naisse de la
souveraineté en devenir de tous les
peuples de la terre conquerra-t-elle le
recul d'une anthropologie critique qui
rendrait notre science historique plus
explicative que celle dont l'élite
politique actuelle de la mappemonde nous
sert les plats mal cuisinés ? Son retard
intellectuel et son pourrissement moral
vont si bien de pair que le premier
exploit qui nous est demandé sera de
terrasser notre effarouchement d'enfants
et d'acquérir un regard plongeant sur
l'histoire de la boîte crânienne de
notre espèce.
2 - L'avenir de la pensée logique
Vous vous situez d'ores et déjà à
l'avant-garde des courages de demain.
Comment ignoreriez-vous que vos propres
rangs donneront naissance à une nouvelle
classe de démagogues et que les ennemis
de l'intérieur sont toujours les plus
redoutables, parce qu'ils feignent de se
réclamer de votre rectitude afin de
tenter d'en inverser plus aisément le
sens et la direction?
Votre seule chance politique sera donc
de défendre l'éthique connaturelle à
l'esprit de logique. Si votre honnêteté
cérébrale devait témoigner de l'autorité
de la raison qui vous habitera, votre
gouvernance sera plus difficile à
terrasser que si vous tentez de ne
surpasser vos adversaires que par des
ruses et des fourberies mieux ajustées
que les leurs. Exemple: pour conduire
les démagogues de l'absolu à reconnaître
des faits dûment établis et rendus
irréfutables par le témoignage du bon
sens de tous les historiens depuis
Homère, vous leur rappellerez seulement
que notre pauvre espèce a cru des
millénaires durant à l'existence hors de
son encéphale de tous les dieux de
l'Olympe des Grecs et des Romains. Ne
croyez pas que la science historique de
demain pourra persévérer à se cacher la
tête dans le sable: il lui faudra soit
légitimer un prodige afin de se
convertir à la piété, soit raconter et
comprendre l'histoire du monde à
l'écoute des dieux qui la pilotent
encore de nos jours dans les têtes.
Vous voici déjà armés d'un premier
étonnement : comment se fait-il, vous
dites-vous, que les croyants d'autrefois
n'étaient ni des ignorants, ni des sots,
mais, bien au contraire, les plus grands
savants et les plus illustres
philosophes de leur temps? Votre logique
en tirera la conséquence de méthode la
plus simple et la plus invincible.
"Comment nos historiens de demain, même
les plus médiocres, pourraient-ils
persévérer à s'offrir le luxe de ménager
la chèvre et le chou? Comment
passeraient-ils sous silence la terrible
évidence que les cosmologies fantasmées
d'autrefois étaient nécessairement
illusoires et nécessairement inscrites
dans le capital psychobiologique du
genre simiohumain?"
Du constat de la bipolarité cérébrale
des Anciens, vous verrez découler un
impératif méthodologique nouveau et
incontournable: il sera impossible à vos
chroniqueurs, à vos annalistes et à vos
mémorialistes de ne pas se demander non
seulement par quel coup de chance notre
espèce aurait tout soudainement déserté
sa double appartenance psychique pour
avoir mis la main sur la truffe exquise
du Jupiter qui fuyait ses regards depuis
des millénaires. Et pourquoi ce colosse
serait-il subitement sorti des ténèbres
qui lui servaient de cachette? Or, la
découverte du démiurge fabuleux qui se
tenait tapi dans le cosmos n'a
bouleversé ni votre connaissance du
genre humain, ni le sens de l'histoire
universelle.
3 - Nos assassins célestes
Au cours d'un long cortège de siècles,
les Anciens s'en étaient tenus à la
théologie dont leurs nations avaient lu
les récits dans Homère. La sagesse
suprême, disaient-ils, conservait
l'univers dans la floraison de son
éternelle jeunesse. Les dieux étendaient
le bénéfice de leur bienveillance à
toute la nature. Actifs en tous lieux et
à chaque instant, ils observaient le
monde et entendaient les conversations
des humains. A leurs yeux, leur espèce
se distinguait des "autres animaux",
comme disait Platon, par une
intelligence habitée par leur présence.
Pour nourrir leurs entretiens avec leurs
fidèles, ils s'adressaient à eux jour et
nuit. "Prosternez-vous devant nous",
leur disaient-ils inlassablement.
Une foule de prodiges et de présages
témoignait de leurs volontés. La
renommée de leurs oracles se répandait à
une allure prodigieuse. Mais, malgré
leur omnipotence, les Grecs ne
conduisaient ni leurs affaires privées,
ni celles de leurs cités avec
suffisamment d'attention à leurs
conseils les mieux apprêtés et les plus
judicieux. Aussi leurs maîtres embusqués
dans les nues les rappelaient-ils
rudement à leurs devoirs. De lourds
sacrifices de leurs congénères égorgés
ou d'animaux domestiques trucidés
expiaient sans relâche les oublis
coupables ou les graves négligences du
genre humain à l'égard de ses assassins
dégoulinants du sang de leurs autels.
Mais si le dieu unique existait
nonobstant le chaos mental dont ses
trois théologies principales ont
aussitôt témoigné, comment la piété
devenue un peu pensotante de nos
historiens se mettra-t-elle à l'écoute
de ses directives?
4 - La psychophysiologie des dieux
uniques
Mais puisque le vrai Jupiter ne laisse
pas davantage vérifier son existence que
celle des dieux dont l'inexistence a
leurré quinze siècles durant l'encéphale
de leurs créature, puisque la Chine et
le Japon ignorent superbement la
souveraineté du Zeus nouveau, puisque la
science historique de l'Europe, de la
Russie, de l' Amérique du sud et de
celle du nord ne produirait que des
historiens oublieux et incohérents si
les trois souverains du cosmos récemment
détectés existaient davantage que ceux
des Grecs et des Romains, ne faut-il pas
saluer la logique de l'Aigle de Meaux,
qui croyait lire dans le livre du ciel
la succession des rois que le créateur
avait répartis entre les dynasties de
l'Europe? Ce théologien n'était-il pas
le seul qui se voulût cohérent? Mais
comment s'installait-il dans la tête du
démiurge subitement enregistré, comment
en précisait-il les actions et les
volontés ? Car enfin, si les trois
nouveaux géniteurs du cosmos existent en
lieu et place de leurs prédécesseurs
précipités dans le néant et s'ils
occupent néanmoins et nécessairement une
place limitée dans une étendue infinie,
la science historique moderne ne saurait
affecter d' ignorer leurs directives et
leurs complexions sans se rendre
aveugle, sourde et muette. Ou bien vous
tentez de capter leur triple voix et
vous vous fiez à leurs préceptes
triphasés, ou bien vous vous précipitez
sottement dans l'artifice de vous
dérober à la connaissance de leur
gouvernance. Voyez comme la logique
traque votre piété, voyez comme elle
vous met au défi de jamais vous passer
de ses commandements impérieux!
5 - De l'incohérence théologique du
monothéisme
Mais voyez également à quel prix nos
dieux répondent aux besoins cérébraux
d'un bimane désireux de recevoir des
ordres de la bouche de sa propre figure
gigantifiée dans les nues. Qu'un esprit
aussi solide que Suétone s'indigne de
l'impiété de Jules César est une chose,
mais qu'un abbé Barthélemy (1716-1795)
lave Socrate de tout soupçon d'impiété à
l'égard des dieux dont ce prêtre ne
pouvait ignorer qu'ils n'ont jamais
existé ailleurs que dans les têtes, que
Platon reproche seulement aux Grecs
d'insulter la majesté de Zeus quand ils
l'accusent de lubricité à l'égard d'Héra
son épouse, que les dieux des humains se
mettent donc à exister dans l'étendue
par l'effet de leur lessivage et de leur
rinçage sur la terre, voilà une tare
innée et la preuve que les philosophes
enfantent des personnages célestes
seulement mieux nettoyés que ceux des
ignorants.
C'est pourquoi le célèbre abbé sus-nommé
ne cesse de dénoncer la "tragique
méprise" des humains, qui ignorent
que les dieux ne demandent pas de
cadavres sur leurs offertoires. Mais les
Grecs étaient suffisamment intelligents
pour réfuter des Célestes ridicules.
S'ils s'en sont bien gardés, c'est
qu'ils en avaient grand besoin. A
l'heure tardive où le vrai maître du
cosmos est arrivé, ils auraient pesé ses
titres et ses dires avec la plus grande
circonspection ; et ils auraient bien
vite remarqué que si sa perfection
l'éloignait de l'histoire et de la
politique, il se perdait dans
l'insaisissable et s'il se calquait sur
le modèle des Etats, il se scindait à
attribuer force décorations d'un côté
et, de l'autre, à alimenter ses
fourneaux sous la terre. Comment se
fait-il que les saints aient intériorisé
le divin au point de nier l'existence de
tous les dieux plantés dans l'espace?
L'Eglise a attendu deux siècles pour
canoniser Jean de la Croix, parce qu'il
avait divinisé son ascension intérieure
et ils a canonisé Thérèse de Lisieux à
toute allure, parce que son Dieu planait
au-dessus des tranchées de Verdun, comme
le génie tutélaire d'Athènes, de
Corinthe, de Lacédémone tournoyait
au-dessus de leurs murailles afin d'en
écarter autant qu'il était possible les
maux dont ces villes étaient menacées.
C'est pourquoi on observe que les
protestants dont la foi a fait naufrage
demeurent des effigies protestantes de
la tête aux pieds, que les catholiques
chus dans l'incroyance conservent la
tournure d'esprit et la dégaine de leur
dieu mort, que les laïcs israéliens se
comportent sur le champ de bataille
comme Jahvé le leur a demandé il y a
deux millénaires et demi, tellement les
trois dieux auto-proclamés uniques
transportent dans les nues l'effigie de
leurs inventeurs sur la terre.
Mais puisque la science historique des
modernes suit aussi tranquillement le
parcours que ses dieux d'autrefois lui
ont assigné que si la bombe
thermonucléaire d'une révélation aussi
fabuleuse que celle du monothéisme
n'avait pas explosé en Judée et comme si
toute la discipline de la mémoire
n'avait pas été précipitée dans le
fantastique, vous vous visserez la loupe
à l'œil et vous remarquerez que le ciel
des monothéismes s'est divisé en deux,
puis en trois et que le trio des
Célestes devenus inséparables met
désormais en scène des acteurs du cosmos
aussi différents entre eux qu'Isis et
Ouranos, Cérès et Neptune, Mars et
Vénus. Combien leur unité n'est que de
façade, combien leur identité
théologique les divise, combien le dieu
des chrétiens, d'une part, qui passe
pour avoir engendré un fils en chair et
en os d'une mortelle - son prédécesseur
avait fécondé Ismène ou Léda - est
incompatible avec le dieu célibataire
des juifs et des musulmans!
6 - L'Europe à Lilliput
Que les dieux en bisbille entre eux
existent dans l'espace ou seulement dans
la tête de leurs fidèles, vous
observerez à quel point, ils y existent
tellement que la science historique
mondiale tout entière passe allègrement
à côté de son véritable objet si elle
s'obstine à ignorer comment l'encéphale
du genre simiohumain se trouve gouverné
par les personnages imaginaires qui s'y
promènent depuis tant de siècles. Si
vous voulez passer au large des
théologies, votre haussement d'épaules
vous fera également passer au large
d'Antigone et de Don Quichotte, d'Hamlet
et de Gulliver, de Tartuffe et du Dr
Faust; et si les héros universels de
l'humanité n'ont rien à vous apprendre,
je vous souhaite bien du plaisir à
raconter l'histoire de l'encéphale
schizoïde qui enfante des personnages
surréels.
Comment ferez-vous parler les coutumes,
les constructions théologiques,
l'éthique et la politique de l'humanité
dès lors que les faits et gestes des
idoles ne se laissent pas réduire à des
cogitations vaporeuses et
insaisissables? Exemple: la question de
savoir s'il faut leur choisir des
victimes odorantes parmi vos congénères
ou si elles se contenteront d'un bœuf,
d'un bouc ou d'une chèvre a divisé le
genre simiohumain pendant des
millénaires et continue de le diviser.
Vos historiens devenus pensants
continueront-ils de laisser inexpliqué
tant de massacres et de carnages?
Qu'est-ce qu'une science historique que
la victime immolée en chair et en os ou
présentée à titre seulement symbolique
sur les offertoires de la mort laisse
muette?
Vous direz donc aux historiens myopes
qui se lèveront demain dans vos rangs et
qui prétendront faire "parler raison" à
l'histoire du monde à votre place.
"Aurez-vous le courage de regarder le
genre humain et ses dieux droit dans les
yeux? Aurez-vous le courage de décrypter
l' histoire si étroitement partagée du
ciel et de la terre? Aurez-vous le
courage de vous servir des armes de
votre raison à vous, ou bien vous
montrerez-vous non moins couards et
faibles d'esprit que la classe
dirigeante d'une planète dont
l'encéphale agonise sous vos yeux et que
vous êtes appelés à guérir de son
infirmité? Croyez-vous vraiment que le
pithécanthrope progressera s'il
demeurait à l'écoute d'une classe
dirigeante plus moribonde que celle du
Moyen Age? Vous abêtirez-vous à ses
côtés ou prendrez-vous la relève du
mourant? Comment une civilisation
étendue sur son lit de mort y
gagnerait-elle à jeter aux orties
l'avenir du "Connais-toi" socratique?
Vos historiens pensants se sépareront
donc avec la dernière énergie de ceux
des classes dirigeantes arriérées
auxquelles ils sont appelés à succéder.
Ils introduiront le cheval de Troie de
leur raison dans le récit muet, le
scalpel de l'explication dans la
narration lénifiante, la vision des
prophètes dans l'œil des greffiers. Pour
cela, ils mettront sur pied une méthode
qui éclairera les évènements historiques
à une profondeur inspirée par le génie
d'Homère de Sophocle, d'Eschyle, de
Cervantès, de Swift, de Shakespeare, de
Molière. On a dit que la Grèce "avait
capturé son féroce vainqueur". L'Europe
vaincue arrachera Clio aux huissiers de
sa mémoire; l'Europe captive arrachera
Gulliver aux historiens de Lilliput.
Je vous raconterai la suite des
relations tumultueuses du cerveau de
l'Occident avec celui de l'islam de
demain le 9 janvier "
Le 2
janvier 2012
Reçu de l'auteur pour
publication
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