|
Opinion
Moscou intervient
pour contrer l'Otan
M. K. Bhadrakumar
Asia Times Online, le 13 décembre 2010
http://atimes.com/atimes/Central_Asia/LL14Ag01.html
Beaucoup de gens ne doivent pas savoir que la
phrase-signature de l’ancien président US Ronald Reagan, «
trust, but verify » [aie confiance, mais vérifie] est en
réalité la traduction d’un proverbe russe - doveryai, no
proveryai. Vingt ans après le début de l’après-guerre
froide, Moscou veut récupérer cette phrase contradictoire du
répertoire américain et l’appliquer à la « réinitialisation » de
ses liens avec les Etats-Unis.
La défaite cinglante que le Président US Barack Obama à
connue au Congrès lors des élections de mi-mandat, les
révélations de WikiLeaks sur les plans de défense de l’OTAN
contre une « possible agression russe », l’annonce de la
décision américaine de déployer une unité de l’US Air Force à la
base aérienne de Lask, en Pologne, le discours belliqueux, la
semaine dernière, du Sénateur John McCain, remettant en cause
toute la philosophie derrière la remise à l’heure des liens avec
la Russie – tout cela a créé un sentiment d’inquiétude à Moscou.
Comme l’on pouvait s’y attendre, le message qui est sorti de la
réunion au sommet de l’Organisation du Traité de Sécurité
Collective (OTSC) à Moscou samedi dernier est que Moscou veut
que sa propre alliance soit encore renforcée en tant «
qu’élément clé pour assurer la sécurité de l’espace
post-soviétique » et que son image soit rehaussée sur le plan
mondial. Les pays de l’OTSC sont : l’Arménie, la Biélorussie, le
Kazakhstan, le Kirghizstan, la Russie, le Tadjikistan et
l’Ouzbékistan.
A la suite des élections de mi-mandat aux Etats-Unis, la Russie,
à l’instar de nombreux autres pays, se demande si les profonds
espoirs placés dans Obama pour qu’il fasse naître cette «
réinitialisation » ne sont pas, en fait, essentiellement
chimériques. Le discours que John McCain a donné, vendredi
dernier, à l’Ecole John Hopkins des Etudes Internationales
Avancées signale que cette réinitialisation va très certainement
rencontrer une ferme opposition du Congrès, lequel est dominé
par les Républicains.
McCain a mis en doute la nécessité même d’une réinitialisation
alors que « la Russie devient de moins en moins capable d’être
une grande puissance mondiale partenaire des Etats-Unis » ;
alors que les intérêts américains et russes sont surtout
divergents ; alors qu’ils [les Russes] ne partagent aucune de
nos valeurs ; alors que le système politique russe, présidé par
un « syndicat dirigeant quasi-criminel » qui « vole, par les
mensonges, et assaille ses propres citoyens avec une immunité
quasi-totale », est « peu réceptif et hostile ».
Citant les désaccords continuels avec la Russie sur la défense
anti-missiles en Europe, la supériorité écrasante de la Russie
en ce qui concerne les armes nucléaires tactiques et les
approches divergentes sur l’ouverture des marchés de l’énergie,
McCain a appelé l’administration Obama à être « plus assurée
dans la défense de nos intérêts et de nos valeurs » et de lier
l’admission de la Russie à l’OMC à son adhésion à la séparation
constitutionnelle de la justice et du pouvoir.
La fausse bonhomie montrée lors du sommet de l’Otan à Lisbonne,
le mois dernier, s’est presque entièrement dissipée. Pendant ce
temps, les révélations de WikiLeaks fait planer des doutes sur
la sincérité de l’Otan quant à une « réinitialisation » avec la
Russie. Selon les câbles diplomatiques américains, l’Otan a
dressé des plans en janvier dernier pour défendre les Etats
Baltes contre une possible agression militaire de la Russie. Et
la Secrétaire d’Etat Hillary Clinton voulait que ces plans
soient gardés secrets vis-à-vis de Moscou.
Moscou dit que ces plans ont été approuvés lors du sommet de
Lisbonne, alors même que l’alliance a déclaré rechercher un «
nouveau partenariat stratégique » avec la Russie, basé sur des
intérêts de sécurité partagés et la nécessité de répondre à des
« défis communs, identifiés econjointement ».
Moscou est agacée. Le Ministre des Affaires Etrangères [russe]
Sergueï Lavrov a déclaré : « D’une main, l’OTAN… négociait avec
nous des actes importants visant à un partenariat commun, tandis
que l’autre main prenait dans notre dos des décisions sur la
nécessité de se défendre contre nous… Nous avons posé ces
questions et nous espérons obtenir des réponses. Je présume que
nous avons le droit de le faire. »
De même, à la suite des discussions à Washington mercredi
dernier entre Obama et le président polonais, Bronislaw
Komorowski, en visite, les deux pays ont annoncé un renforcement
de leurs liens militaires dans l’esprit de la Déclaration
Américano-Polonaise de 2008 sur la Coopération Stratégique, qui
inclut la coopération entre les deux armées de l’air et
l’installation d’un détachement américain en Pologne.
Le ministère russe des affaires étrangères, liant la décision
américano-polonaise aux révélations de WikiLeaks et au
déploiement en 2009 de systèmes de défense Patriot en
Pologne, a réagi ainsi : « Le véritable objectif de tout ceci
soulève également des questions ». L’ironie, c’est que
Komorowski a accueilli Medvedev à Varsovie juste avant son
voyage à Washington. C’était la première visite d’un dirigeant
russe en Pologne depuis 10 ans et les médias occidentaux ont
claironné que c’était un tournant historique dans la sécurité
européenne.
« Il semble que nous assistons à un vieux réflexe de l’Otan,
incité par la recherche du pouvoir au détriment de la sécurité
des autres pays – et le plus étrange dans cette histoire est que
cela se produit après les résultats positifs du conseil au
sommet entre la Russie et l’Otan et les déclarations de cette
dernière que la Russie n’est pas considérée comme un adversaire…
nous [la Russie] seront obligés de prendre en considération ces
plans américano-polonais lorsque nous exécuterons nos propres
programmes en vue d’établir des forces armées en collaboration
avec nos alliés », a déclaré Moscou.
Ainsi, samedi, le sommet de l’OTSC à Moscou s’est déroulé dans
un environnement politique compliqué. A l’origine, l’ordre du
jour était de mettre l’accent sur l’amélioration du mécanisme de
réponse de l’alliance aux crises « afin de renforcer le
potentiel de l’OTSC pour répondre aux menaces et aux défis en
matière de sécurité ».
Dit simplement, en juin dernier, l’Ouzbékistan a quasiment
empêché l’OTSC d’intervenir dans la crise au Kirghizstan et le
sommet officieux de l’alliance à Erevan, en août, avait entériné
le fait que des modifications dans les statuts de l’OTSC soient
apportées, « pour améliorer l’efficacité… dans le domaine de
l’urgence de la riposte ». Chose intéressante, Moscou avait
réussi à persuader Tachkent d’accepter la révision des statuts
de l’OTSC et le président ouzbek, Islam Karimov, a participé à
la réunion au sommet de samedi.
Ce sommet a approuvé une déclaration sur la coopération dans
l’arène internationale. L’intérêt de Moscou est clairement de
renforcer le rôle de l’OTSC au niveau international, pour
contrer l’auto-projection de l’Otan, lors de son sommet de
Lisbonne, d’unique organisation de sécurité mondiale. Moscou
s’est également tourné vers une force collective de maintien de
la paix qui pourrait mener des opérations « hors zone », sur le
modèle suivi par l’Otan en Afghanistan.
Ainsi, les pays membres de l’OTSC ont exprimé la volonté d’accomplire
non seulement des tâches de maintien de la paix mais aussi de «
mettre à disposition, sous certaines conditions, ces forces
collectives de maintien de la paix pour des opérations conduites
sur décision du Conseil de Sécurité des Nations-Unies ». Le
sommet de Moscou à mis l’accent sur la « coordination de
politique étrangère » entre les pays membres de l’OTSC,
similaire au système de l’Otan.
Il est clair que l’OTSC a pris en compte les résultats du sommet
de l’Otan à Lisbonne. La participation de l’Ouzbékistan au
sommet de samedi renforce la main de Moscou. Un refroidissement
distinct est visible dans les relations entre l’Ouzbékistan et
les Etats-Unis. Clinton, durant sa visite à Tachkent le 2
décembre, a publiquement tancé le gouvernement ouzbek. Elle a
déclaré que l’Ouzbékistan devrait « mettre les déclareations en
pratique » afin d’améliorer sa situation en matière de droits de
l’homme.
S’adressant à un groupe de dirigeants d’ONG à Tachkent, Clinton
a déclaré : « Je lui conseille vivement [à Karimov] de démontrer
son engagement à travers un ensemble de mesures, afin de
garantir que les droits de l’homme et les libertés fondamentales
sont véritablement protégés dans ce pays. » Clinton a révélé
qu’elle avait abordé avec Karimov les questions de restrictions
sur la liberté religieuse, de torture et du travail des enfants
en Ouzbékistan. « Nous soulevons ces questions… et nous
continuerons de faire de l’amélioration des droits de l’homme en
Ouzbékistan une partie intégrante de l’extension de nos
relations bilatérales. »
Washington a des raisons d’être mécontente de Tachkent. Karimov
a fait équipe avec la Russie pour étouffer la manœuvre
étasunienne de faire de l’OSCE (Organisation de Sécurité et de
Coopération en Europe) la garante de la sécurité en Asie
Centrale. Qui plus est, Tachkent critique désormais ouvertement
la stratégie de guerre des Etats-Unis en Afghanistan.
Lors du sommet de l’OSCE à Astana, le 1er décembre, (auquel
Karimov n’a pas participé) le ministre ouzbek des affaires
étrangères, Vladimir Norov, a vilipendé l’OSCE et ses structures
pour son « échec à avoir joué un rôle positif dans la prévention
et la neutralisation des événements sanglants » au Kirghizstan
en juin dernier. C’était une mise en accusation de la tentative
de Washington de parachuter l’OSCE au Kirghizstan comme un
substitut de l’OTSC dans la région.
La critique de Norov à propos de la stratégie d’Obama de montée
en puissance [en Afghanistan] fut encore plus directe. « Il est
de plus en plus clair qu’il n’y a aucune solution militaire au
problème afghan et que la stratégie de règlement choisie par les
forces de la coalition n’apporte pas les résultats escomptés. »
Norov a réitéré la proposition de Tachkent de trouver des
solutions alternatives pour un règlement pacifique en
Afghanistan au moyen de pourparlers multilatéraux sous l’égide
de l’ONU. « Le contexte de l’initiative ouzbek est basé sur la
reconnaissance que les affaires internes afghanes doivent être
résolues par le peuple afghan, avec l’assistance des pays dont
les intérêts en matière de sécurité incluent de parvenir à la
fin de la guerre et d’encourager la stabilité en Afghanistan »,
a-t-il déclaré. Norov a insisté sur le fait que ces pourparlers
devaient se tenir avec « tous les principaux camps ennemis ».
Bref, voici ce qui ressort du sommet de l’OTSC :
Premièrement, il existe un soupçon tacite et sous-jacent à
Moscou sur les intentions de l’Otan. Cette appréhension se
traduit par une nouvelle détermination à construire l’OTSC comme
une organisation rivale, remettant en cause la tentative de
l’Otan de se projeter dans l’espace post-soviétique et sa
prétention à être l’unique organisation mondiale de sécurité.
Deuxièmement, les pays d’Asie Centrale sont profondément
concernés par la situation qui se détériore en Afghanistan et
l’échec de la stratégie de guerre des Etats-Unis. Ils se
tournent vers Moscou comme garante de la sécurité régionale.
Ceci s’est traduit par l’empressement à étoffer la force de
déploiement rapide de l’OTSC et à rationaliser les processus de
prise de décision au sein de l’alliance, afin de répondre aux
urgences des situations de crise.
Troisièmement, les intentions des Etats-Unis en Afghanistan sont
loin d’être transparentes et une présence militaire américaine à
durée indéterminée est fort possible. Le tableau reste flou en
ce qui concerne la situation exacte sur le terrain, qui se
développe à la frontière entre l’Afghanistan et le Tadjikistan.
En effet, les services de renseignements américains ont passé
des accords secrets avec les partisans de la lutte armée d’Asie
Centrale, qui opèrent à l’extérieur de l’Afghanistan, et il y a
une grande méfiance vis-à-vis du projet américain de démocratie
dans la région.
Quatrièmement, le sommet de Moscou a porté une grande attention
sur les activités de l’OTSC dans le domaine de l’application de
la loi, de la sécurité frontalière et de la politique militaire.
L’empressement de l’OTSC à jouer un rôle en Afghanistan dans le
scénario de l’après 2014 coule de source. Le président afghan,
Hamid Karzai, se rend à Moscou la semaine prochaine. L’OTSC se
tourne également vers le Pakistan, pour tisser des liens en
matière de lutte contre le trafic de drogue.
Enfin, le sommet de Moscou a mis l’accent sur le renforcement du
rôle de l’OTSC dans la politique étrangère. Les tentatives des
Etats-Unis d’accentuer les différences entre les pays d’Asie
Centrale et de jouer le rôle d’un frein diplomatique pour saper
le processus d’intégration mené par Moscou dans la région ont
été prises en compte. Il devient nécessaire pour les pays
membres de l’OTSC de coordonner leurs politiques étrangères,
s’ils veulent prendre en main les opérations de maintien de paix
dans les points chauds de la planète. L’OTSC se fait l’émule de
la culture de l’Otan.
En résumé, la Russie a confiance dans le fait qu’une «
réinitialisation » des liens avec l’Otan est nécessaire, mais
elle se sent obligée de « vérifier » sa sincérité. Ainsi que
Lavrov l’a formulé, « de sérieuses questions se font jour » à la
suite des tendances contradictoires de la posture de l’Otan
envers la Russie. Moscou a décidé de maintenir l’OTSC comme une
contre-alliance efficace – juste au cas où l’école de pensée de
McCain gagnerait du terrain à Washington.
M K Bhadrakumar a servi en tant que diplomate de
carrière dans les services extérieurs indiens pendant plus de 29
ans. Ses affectations incluent l'Union Sovétique, la Corée du
Sud, le Sri Lanka, l'Allemagne, l'Afghanistan, le Pakistan,
l'Ouzbékistan, le Koweït et la Turquie.
Copyright 2010 Asia Times Online Ltd / Traduction : JFG-QuestionsCritiques.
All rights reserved.
Publié le 15 décembre 2010 avec l'aimable
autorisation de Questions Critiques
Partager
Dossier
Monde
Dernières mises à
jour
|