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Turquie

Etat d'alerte au sujet des problèmes politiques en Turquie
M. K. Bhadrakumar *


M. K. Bhadrakumar - Photo ipcs.org

13 juin 2008

Le récent verdict rendu par la cour constitutionnelle turque, cassant la tentative du gouvernement d’Ankara de créer une base légale permettant de lever l’interdiction du port des voiles pour les femmes fréquentant les universités, dresse le décor d’une bataille titanesque entre le parti au pouvoir du Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan et l’élite laïque de la Turquie, laquelle inclut la justice, l’armée et les « kémalistes ».

Le Parti de la Justice et du Développement (AKP) d’Erdoğan mène une bataille de la dernière chance pour sa survie, pas même un an après sa victoire spectaculaire aux élections législatives de juillet dernier, au cours desquelles il s’était assuré un score sans précédent de 40 % des suffrages exprimés. D’après un commentateur politique de haut niveau, Ilnur Cevik, « nous assistons actuellement, en Turquie, à une tentative de coup inspiré par le milieu judiciaire et soutenu par les formations élitaires sécularistes. » Cevik avait averti, voici quelques semaines de cela, : « Ces dernières décennies, en Turquie, les coups d’Etat militaires ont été remplacés par des interventions postmodernes, dans lesquelles certaines formations civiles élitaires sont encouragées à défier le gouvernement élu, ainsi que le parlement, et à imposer leur volonté à la nation. »

Mais ce qu’il est en train de se passer ne peut être vu simplement comme des querelles politiciennes. En effet, ce sont des questions très profondes, qui sont en cause. Le cœur de la question, c’est de savoir si le type d’Islam politique pratiqué par l’AKP sera autorisé à fonctionner à l’intérieur des quatre murs des principes démocratiques et à se transformer, graduellement, de manière incrémentale, en une force progressiste, plutôt que de se voir refoulé dans le piège de la radicalisation.

Le résultat de ce bras-de-fer sera observé de très près au Moyen-Orient et partout où des musulmans pratiquants se battent, au sujet des questions des relations entre l’Etat et la religion. Inutile de préciser que l’instabilité politique croissante en Turquie aura des répercussions internationales massives, en des temps où l’observation hostile entre les Etats-Unis + Israël, d’un côté, et l’Iran, de l’autre, se rapproche d’un climax fatal, dans le courant des mois à venir.

Il a semblé, durant un certain temps de flottement, que les élections de l’année dernière, en Turquie, aboutiraient à générer un équilibre entre Islam, démocratie, laïcité et modernité. L’AKP a assuré ses mandats en tant que parti de croyants pratiquants, mais aussi en tant que parti du « Turc moyen » (pour citer Erdoğan), bien plus qu’en tant que parti profondément enraciné dans l’Islam.

L’AKP a insisté sur le fait que sa mission première réside dans l’intégration des différents segments de la société, en tant que mouvement dédié à la « socialisation » de la laïcité. L’AKP a défié la variété de laïcité intégriste régnant en Turquie, qu’il a accusé d’être un concept unidimensionnel, que les kémalistes turcs tiennent pour le stade ultime de l’évolution intellectuelle et organisationnelle de leur société. L’AKP a affirmé que la Turquie ne doit pas rester figée, et qu’elle doit, au contraire, évoluer, en cohérence avec la compréhension que des sociétés démocratiques modernes ont de la laïcité libertaire, qui offre un espace pour la cohabitation d’individus ayant des convictions et des styles de vie différents, dans la société.

La conviction de l’AKP, c’est que le sécularisme ne saurait être conçu comme une alternative à la religion, étant donné que c’est non pas l’individu, qui est laïc, mais l’Etat. On peut considérer que cette approche ne diffère pas réellement du nationalisme laïc d’inspiration européenne qui a fourni l’ossature idéologique du système étatique anglo-français, au Moyen-Orient, après la chute de l’Empire ottoman, en 1918.

Mais ce qui est en cause, c’est cette réalité, que les régimes nationalistes dans la région – y compris en Turquie – ont de plus en plus perdu leur légitimité politique durant les dernières décennies, ce qui a, a son tour, créé un vide que l’islamisme aspire de plus en plus à remplir. Le camp sécularistes discrédité est incapable de relever les défis de l’islamisme, qui a fait montre d’une habileté remarquable à intégrer les griefs socio-économiques, à les formuler dans un idiome révolutionnaire séduisant, et à leur donner la coloration d’un nationalisme antioccidental extrêmement répandu dans tout le Moyen-Orient.

A n’en pas douter, la politique mondiale post-11 septembre (2001) et l’ « islamo-fascisme » dont les Etats-Unis et la Grande-Bretagne insistent à dire qu’il est au cœur de la « guerre contre le terrorisme », ont énormément boosté la plateforme programmatique de l’Islam politique. Pour dire les choses simplement, les forces islamistes sont en train de défier frontalement les espèces ayant cours du pouvoir politique.

En recourant à des méthodes populistes, telle la formation de groupes de quartiers, et par leur habileté indéniable à maîtriser les médias, en particulier la télévision, ils se sont adressés à de vastes audiences afin de mobiliser les masses musulmanes. Théoriquement, pour pouvoir se dire laïcs, un système politique ne doit pas interdire les partis politiques confessionnels. Des pays tels que l’Inde, Israël et l’Allemagne se sont dotés d’un système politique inclusif qui autorise la participation des confessions religieuses ou de partis fondés sur la religion à la vie publique. La règle d’or devrait être que des partis comme l’AKP doivent respecter des normes très strictes de résolution non-violente des différends politiques. Et, dès lors que des partis tels ceux-là existent, comme l’AKP, par exemple, qui sont attachés aux principes démocratiques et qui ont reçu du peuple le mandat de gouverner, ils doivent être autorisés à le faire, et à s’intégrer au système politique.

Aussi ne devrait-il y avoir nul désaccord quant au fait que l’AKP a réussi au test au papier de tournesol, à savoir qu’il a réussi à être un parti politique fonctionnant conformément aux normes démocratiques. Mais le problème est ailleurs. Des sondages d’opinion récents ont montré que l’AKP continue à surfer sur une puissante vague de popularité. En janvier dernier, sa popularité atteignait les 54 % (à comparer au principal pari « kémaliste », le Parti Républicain du Peuple, dont l’acronyme turc est CHP, qui n’atteint qu’un score d’environ 20 %).

L’économie et la stabilité politique ont été des facteurs clés de la popularité constante de l’AKP. Manifestement, comme l’a écrit récemment l’éditorialiste turc Tahya Akyol dans son journal libéral, le Milliyet : « Le CHP n’est pas vraiment influencé par les développements sociaux. Il tourne autour d’une base électorale stable et constante… Le soutien élevé, mais fluctuant, dont bénéficie l’AKP, montre que ce parti est sensible à la conjoncture sociale. Le fait que le soutien au CHP soit bas, mais stable, montre que ce parti n’est pas autant affecté par le social. Ainsi, des millions de patrons de PME, de fermiers et de chômeurs ont des problèmes, et les appels à la démocratisation de la société ne font que croître, mais ces millions de personnes ne voient pas une alternative à l’AKP dans le CHP… Celui-ci n’est pas un parti exprimant la défense de besoins sociaux ; non, c’est un parti élitiste et idéologique.

« La structure élitiste et idéologique du CHP, inflexible et insensible aux revendications sociales, interdit à ce parti de devenir un parti de masse, pour les Turcs moyens… Le Turc moyen rejette un Etat théocratique, mais il veut que la religion soit respectée ; il croit à la laïcité démocratique, mais il veut que l’interdiction du voile soit levée ; et il apporte une importance au fait que tous les aspects de la vie courante ne deviennent pas des problèmes. A l’évidence, ce Turc moyen vote généralement pour l’AKP, un parti auquel il n’existe pas d’alternative, parce que, malheureusement, nous n’avons pas de parti social démocrate qui serait soutenu par des millions de citoyens ordinaires, originaires de toutes les régions de la Turquie. »

De manière significative, l’élite militaire turque n’a pas perdu une minute pour endosser la décision prise par la cour constitutionnelle mercredi dernier. La haute hiérarchie militaire avait observé un profil bas depuis le succès électoral massif de l’AKP lors des législatives de juillet 2007.

Mais, la semaine dernière, elle a montré sa tête, par-dessus le parapet. Le chef suprême de l’armée, le général en chef de l’Etat-major Mehmet Yasar Büyükanit, a retrouvé son élan perdu. Il a tonné : « La République turque est le seul pays, dans le monde musulman, à avoir une structure laïque. D’aucuns veulent détruire la structure laïque de la Turquie, ou qualifier le nom de notre pays au moyen d’épithètes. Les corps judiciaires ne le permettront jamais. Aucun pouvoir ne sera jamais assez puissant pour renverser la République et ses principes fondamentaux. »

Le général condamnait ainsi tout étranger qui aurait osé voir, en la Turquie, un « pays islamique modéré ». Il a ajouté : « La Turquie est un pays laïc, démocratique et social, gouverné par l’état de droit. Il est impossible de modifier en quoi que ce soit ses caractéristiques. Cela n’est pas un commentaire, c’est l’énonciation d’une évidence ! »

La décision de jeudi dernier est une mauvaise nouvelle, pour Erdoğan. Un procès disjoint, intenté par le procureur de la République, est en cours, qui fustige l’AKP pour son comportement anti-laïc et interdit à 71 de ses dirigeants les plus éminents – dont Erdoğan et le président de la République Abdüllah Gül – d’appartenir à un quelconque parti politique pour une durée de cinq ans. La plupart des observateurs turcs considèrent que le verdict de jeudi dernier fait de l’interdiction judiciaire du parti AKP une conclusion quasi-certaine (le verdict du tribunal est attendu pour le mois de septembre ou le mois d’octobre). Les autorités turques ont une longue tradition en matière d’interdiction de partis politiques. Cela s’est produit à plus de vingt reprises, dans le passé (depuis l’instauration de la République en 1921, ndt).

Mais l’interdiction de l’AKP aurait des conséquences très graves. Reste le fait que ce parti est le seul parti véritablement national dans le monde politique turc. Et quelles qu’aient pu être les aberrations de son comportement politique dans les mois récents, Erdoğan n’en demeure non moins un homme politique au charisme immense. Sa seule « faute » est le fait qu’il ait dirigé un mouvement représentant une menace très sérieuse pour les élites retranchées qui veulent se faire passer pour « kémalistes » et pour les porte-flambeaux uniques en leur genre du legs de Kamal Atatürk, en tant que fondateur de l’Etat turc moderne.

Conformément à des pratiques bien établies par le passé par les partis politiques frappés d’interdiction, l’AKP, selon toutes les probabilités, pourrait toujours ré-émerger sous une bannière différente. Erdoğan, même frappé de l’interdiction de toute activité politique, pourrait toujours rester un acteur influent sur l’échiquier politique turc. Mais ce n’est pas tout : la Turquie serait lourdement perdante. Son image est atteinte, sur le plan international. La revendication d’être intégré à l’Union européenne d’Ankara en souffrirait, très certainement. Les forces consensuelles de l’islamisme, qui sont des forces modérées – que ce soit au Levant, en Palestine ou en Egypte – en tireraient inévitablement des conclusions quant aux limites de la participation inclusive que peut bien offrir la vie démocratique… 

Israël et ses partisans néoconservateurs aux Etats-Unis pourraient pousser un soupir de soulagement, de voir que le gouvernement AKP est enfin éliminé du paysage politique de la région. Ils ont observé avec horreur le retour de la Turquie, sous la conduite de l’AKP, à l’intérieur du monde musulman. Le rapprochement croissant entre la Turquie et l’Iran, son ouverture vis-à-vis du Hamas, en Palestine, et du Hezbollah, au Liban, ses rapports avec la Syrie – tout cela était « anathème », pour Israël.

Le sentiment de soulagement, dans le camp néoconservateur des Etats-Unis, est palpable. Michael Rubin, de l’American Enterprise Institute, voit dans la personne d’ Erdoğan moins un « démocrate douteux » qu’un « protégé » du Premier ministre russe (et ex-président) Vladimir Poutine, qui a élargi le gap entre l’Islam et l’Occident « en encourageant les théories du complot anti-américaines et antisémites les plus virulentes ».

Le problème, de toute évidence, est lié au phénomène Erdoğan. Que faites-vous, lorsque quelqu’un doté d’un acumen politique aussi extraordinaire qu’Erdoğan apparaît comme la figure de proue de l’Islamisme, et que vous ne disposez pas du moindre rival à mettre en face ? Le désespoir est évident, dans les propos tenus par Rubin. Il propose une ligne directrice bien utile pour la charte démocratique du Moyen-Orient : « Un succès électoral ne devrait jamais placer les hommes politiques au-dessus de l’état de droit. Le fait que M. Erdoğan ait gagné par 47 % des suffrages lors des dernières élections ne fait qu’exacerber la tragédie, mais cela ne devrait pas lui valoir une quelconque immunité… M. Erdoğan peut certes aspirer à être M. Poutine, mais il ne doit en aucun cas bénéficier du soutien américain, ou européen, qui ne ferait que conforter ses ambitions ».

A coup sûr, Israël va acquiescer aux propos de Rubin – d’autant plus qu’il excite la belligérance à l’égard de l’Iran, du Hamas et du Hezbollah. Pourtant, la question à un million de dollars est celle de savoir ce que le Sénateur démocrate Barack Obama, s’il est élu président des Etats-Unis, pensera d’hommes d’Etat musulmans charismatiques, tel celui de la Turquie, M. Erdoğan ?

Traduit de l’anglais par Marcel Charbonnier

[* M. K. Bhadrakumar a été diplomate dans les services des Affaires étrangères indiennes durant plus de vingt-neuf années. Il a notamment été ambassadeur de l’Inde en Ouzbékistan (de 1995 à 1998) et en Turquie (de 1998 à 2001)]



Source et traduction : Marcel Charbonnier


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