L’approche
bourguibienne de la question palestinienne est tout simplement
la projection sur la Palestine de l’approche conçue pour la
Tunisie et qui a conduit ce pays à l’indépendance. Cette
approche, qu’on traduit sommairement par la politique des étapes,
part du principe selon lequel le tout-à la-fois n’aboutit à
rien du tout.
Elle
préconise donc la libération par étapes, c’t à dire que,
face à un adversaire autrement plus puisant, il faut savoir
louvoyer et fractionner ses revendications, pour les réaliser
progressivement, mais à condition que chaque étape laisse la
porte ouverte pour l’étape suivante. « Pour moi disait
Habib Bourguiba, une étape n’a de valeur que si elle permet
à coup sur l’étape suivante, exactement comme la marche
d’un escalier qui vous porte à la marche au-dessus. Je
n’aurais pas accepté l’autonomie interne comme étape si je
n’avais pas été sur qu’elle était et ouvrait la voie vers
l’indépendance. (1)
Cette
approche ne relève pas d’une théorie toute faite ou des
principes figés. Habib Bourguiba est imperméable, voire
hostile, à toutes les théories et préfère penser par lui même
que de se référer à une quelconque doctrine. Il est en matière
politique plutôt opportuniste, c'est-à-dire qu’il ne
s’attache à aucun système précis et règle sa ligne de
conduite selon les besoins de la cause et les circonstances du
moment. Ce qui implique énormément de réalisme, de
pragmatisme et de calcul et, partant, une approche fondée non
pas sur la passion, mais plutôt sur la raison. D’ailleurs,
Habib Bourguiba est, depuis, sa jeunesse, fasciné par le père
du positivisme, Auguste comte, dont il apprécie le rationalisme
rigoureux.
Aussi,
pour lui, la politique n’est pas affaire de sentiment. Elle ne
consiste donc pas à rêver à la libération, à injurier ou
insulter l’ennemi pour se donner bonne conscience ni à se
lamenter vainement sur le sort de la patrie, mais plutôt à
engager le combat pour réaliser ce rêve. La politique étant
l’art du possible, toute action politique implique préalablement
une analyse rationnelle du rapport des forces, une appréciation
la plus minutieuse de ses moyens, une parfaite connaissance de
l’adversaire avec ses forces, ses faiblesses et ses
contradictions. Il faut aussi, autant que faire se peut, se
placer sur le plan de la légalité, avoir le sens du compromis
et présenter des revendications apparemment modérées pour
rassurer l’aime libérale de l’adversaire et gagner
à sa cause l’opinion publique internationale.
Et
tout en évitant d’affronter directement l’adversaire
lorsque les conditions de succès ne sont pas réunies, Habib
Bourguiba est dans l’ensemble hostile à la violence, qui
ne peut constituer, selon lui, qu’une force d’appoint
lorsque la lute politique aboutit à une impasse. En outre, la
lutte politique peut prendre des chemins tortueux et exiger des
détours pour éviter un obstacle qu’on ne peut pas, avec des
moyens réduits, aborder de front. Mais « une fois
l’obstacle contourné, la marche reprend sur la grande route
qui mène à la victoire » (2)
Dans
ce cas d’espèce, il faut faire confiance aux leaders et ne
pas les accuser de défaitisme et de compromission chaque fois
qu’ils proposent des solutions partielles qui « représentent
des étapes nécessaires sur la voie de l’objectif ». De
son coté, le dirigeant politique doit s’efforcer de
convaincre son peuple du bienfondé de sa méthode et, pour
cela, le dirigeant politique doit s’efforcer de convaincre son
peuple du bien fondé de sa méthode et, pour cela, assurer
patiemment son éducation politique. Pour Habib Bourguiba, ce
qui compte, en dernière analyse, pour un leader politique, ce
n’est pas d’amadouer son peuple et de satisfaire ses
passions, en se livrant aux surenchères verbales, mais plutôt
le faire sortir de la situation de dépendance et de réaliser
ses aspirations
C’est
donc cette approche, éprouvée dans la lutte pour la libération
de la Tunisie, qu’Habib Bourguiba propose en 1965
d’appliquer à la question palestinienne. Il l’expose
clairement dans le discours qu’il prononce à Jéricho, le 3
mars 1965, dans un camp de réfugiés palestiniens, et qui peut
être considéré comme une défense et illustration d’une méthode
qui a fait ses preuves en Tunisie et peut donc être érigée en
tactique universelle pour les mouvements de libération
nationale.
Dans
ce discours Habib Bourguiba entreprend d’inculquer aux réfugiés
palestiniens la politique des étapes. Il souligne d’abord que
cette politique implique préalablement la
responsabilisation du peuple palestinien, qui doit prendre en
charge sa cause nationale et, donc, la « désarabisation »
de la question palestinienne. Et pour parvenir à secouer la
domination sioniste et récupérer « la patrie perdue »,
le peuple palestinien doit faire table rase des méthodes surannées
fondées sur la haine et les passions et qui, depuis dix sept
ans, ne donnent aucun résultat et font même empirer la
situation. La lutte doit être au contraire organisée selon des
méthodes rationnelles et scientifiques et nécessite donc un
commandement lucide sachant mener le combat et pour cela
apprécier objectivement le rapport des forces »afin
d’éviter l’aventure et les risques inutiles ».
Au
demeurant, la lute du peuple palestinien, malgré son bienfondé,
n’est pas, compte tenu du rapport de forces dans
la région et de la conjoncture internationale, une entreprise
aisée et ne peut donc atteindre ses objectifs que par étapes
successives.
Elle
nécessite donc, plus que jamais, énormément de louvoiements,
de détours, de concessions et un sens du compromis de la part
des dirigeants palestiniens, auxquels il faut faire confiance et
leur laisser la liberté de « s’assurer le meilleur itinéraire
conduisant au but ». Car, dans les conditions actuelles,
la politique du « tout ou rien » ne peut que faire
empirer une situation déjà précaire. Ce qui impose aux
dirigeants palestiniens de se placer impérativement pour gagner
à leur cause l’opinion publique internationale, sur le
terrain de la légalité « onusienne » que représentent
les deux résolutions 181 et 194 sur le plan de partage de la
Palestine et le retour des refugiés, adoptées par l’assemblée
générale de l’ONU, respectivement le 29 novembre
1947 et le 11 décembre 1948.
Cette
solution de compromis, loin de nuire au peuple palestinien,
constitue une étape qui ne peut que la rapprocher de
l’objectif final, c'est-à-dire de la libération complète de
la Palestine. Elle présente aussi l’avantage d’embarrasser
les autorités israéliennes et de les acculer, en cas de refus,
à violer la légalité internationale.
Une
approche ancienne
Il
faut cependant remarquer que l’approche d’Habib Bourguiba de
la question palestinienne ne date pas de 1965.
Le
chef du Néo Destour pense certes comme tous les arabes que les
palestiniens sont victimes d’une injustice historique. Il ne
manque pas, avant la proclamation de l’Etat sioniste,
d’apporter tout son soutien à la cause du peuple
palestinien, dont il saisit parfaitement l’essence, à
l’occasion de sa visite en Palestine deux ans avant la débâcle
de 1948. Il préside même une délégation de nationalistes
maghrébins qui présente le 4 mars 1946 un mémoire sur la
question palestinienne à la commission d’enquête anglo-américaine.
Il suit, à partir de L’Egypte, où il vit en exil, les péripéties
de la guerre israélo-arabe et assiste à la défaite des armées
arabes par les forces sionistes.
Et
s’il proteste, avec « les frères algériens et
marocains » au moment du vote des nations unies qui a donné
naissance à Israël, il ne saisit pas moins l’énormité de
l’écart entre Arabes et Israéliens, tant au niveau militaire
qu’au niveau diplomatique. Les sionistes, qui ont prouvé sur
le terrain leur supériorité militaire, jouissent de surcroit
de l’appui des grandes puissances comme les Etats unis d’Amérique,
mais aussi l’URSS qui le 11 mai 1944 parraine la candidature
de l’Etat d’Israël à l’organisation des Nations Unies.
Se trouvant, au lendemain de la seconde guerre mondiale du coté
des vainqueurs, ils jouissent aussi d’un appui passionné
de l’opinion publique occidentale qui, depuis sa découverte
des camps de concentration, éprouve un sentiment de culpabilité
à l’égard des juifs.
Péchant
par réalisme, Habib Bourguiba comprend alors que le
colonialisme israélien n’est pas exactement un colonialisme
come les autres et que la lute contre le sionisme implique,
compte tenu du rapport des forces à l’échelle régionale et
mondiale, nécessairement un compromis. Ce compromis, il le préconise
déjà en 1948 et en 1952, en prônant la reconnaissance d’Israël
par les pats arabes.
Au
mois d’avril 1953, alors qu’il est en état de déportation,
son lieutenant à Tunis, Hédi Nouira, abonde dans le même
sens, en affirmant au correspondant particulier du journal
Ha’aretz que le Néo Destour est prêt à exercer son
influence dans les pays arabes en faveur d’une paix dans le
moyen orient, si Israël « aidait un peuple opprimé et épris
de sa liberté à obtenir son indépendance (4). Il promet même
d’établir, une fois la Tunisie indépendante, des
liens d’amitié avec Israël, « sans prendre part au
boycottage proclamé contre cet Etat par la ligue arabe».
Il
est vrai que le parti de Habib Bourguiba mise alors sur
l’appui juif en France et aux Etats-Unis d’Amérique pour
amener le gouvernement français à consentir un arrangement
honorable avec la Tunisie. Mai le chef du Néo Destour maintient
ses positions à l’égard d’Israël, même après l’indépendance
de la Tunisie. Dans une conférence de
presse, tenue le 3 mai 1956 à Tel-Aviv, le président du
Congres juif mondial, Nahum Goldman, évoquant le discours de Jéricho,
affirme que ses relations avec Habib Bourguiba remontent à
1954, que depuis le leader tunisien rencontre une ou deux fois
par an A.L. Easterman, le secrétaire politique de son
organisation « pour discuter de divers problèmes juifs ».
Ces
contacts se poursuivent à Tunis même après l’indépendance
de la Tunisie, et plus précisément au mois de juillet 1957,
quelques jours avant la proclamation de la République
tunisienne. L’entretien porte cette fois essentiellement sur
le sort de la communauté juive de Tunisie, les conditions de
son émigration en Israël et les rapports de la Tunisie avec ce
pays.
Tout
en mentionnant spontanément le droit des juifs à émigrer vers
Israël, Habib Bourguiba affirme que les Arabes doivent accepter
l’existence de ce pays et travailler avec lui tôt ou tard. Il
ajoute même « qu’il va certainement jouer sa part dans
la réalisation d’un modus vivendi au Moyen-Orient mais
qu’il doit avancer avec précaution » (6). Et
sans entraver ni réduire l’émigration des juifs
tunisiens en Israël, le gouvernement de Habib Bourguiba
va même jusqu’à appeler le 13 décembre 1969, par la voix de
son représentant à l’ONU, à un compromis entre Arabes et
Israéliens « sans vainqueur ni vaincu ».
De
là, l’intérêt que porte le congrès juif mondial aux
positions du président de la République tunisienne sur le
conflit Israélo-arabe : ce que traduit la visite de son président
Nahum Goldman en Tunisie en 1960 et sa rencontre avec Habib
Bourguiba. Aussi les vieux dirigeants sionistes sont-ils
suffisamment édifiés sur les positions du leader tunisien
envers Israël et sa totale discordance avec les dirigeants
arabes du Moyen-Orient, qu’il qualifie d’ailleurs de stupide
et dont le comportement politique lui inspire profond mépris.
Répondant
aux craintes de certains de ses collaborateur, que l’approche
développée par Habib Bourguiba à Jéricho qui recommande de
s’accrocher à la légalité internationale et d’accepter
par conséquent le partage dicté par l’ONU en 1947, ne soit
admise par les dirigeants arabes du Proche Orient, David Ben
Gourion, alors à la tête du gouvernement Israélien, leur dit :
« Ne craignez rien, ,os adversaires d’ici sont différents.
Il n y’a aucun risque pour qu’ils adoptent la ligne
bourguibiste. »
La méprise
Effectivement, sitôt son discours connu au Moyen-Orient, Habib
Bourguiba est violemment vilipendé par une presse arabe excitée,
qui le taxe de compromission avec l’ennemi sioniste, voire de
trahison. Pourtant, le président de la République Tunisienne a
déjà exposé cette position à des diplomates arabes au cours
de conversation privées.
En
février 1965, à l’occasion de sa visite officielle en Egypte,
il l’explique clairement au président Nasser et lui demande même,
compte tenu de son ascendant sur la masse arabes le rendront
fou, le chef de l’Etat égyptien ne s’oppose pas à
l’approche de Habib Bourguiba, Et ses déclarations à la revu
Française Réalité, en 1965 après le discours de Jéricho,
dans lesquelles il évoque la légalité onusienne, semblent même
la corroborer.
Cependant
Habib Bourguiba, très édifié sur la perception, on ne peut
plus passionnée de la question palestinienne par les masses
arabes du Moyen Orient, ne pense pas en 1965, avant sa tournée
dans les pays arabes, se prononce publiquement sur une solution
au drame de Palestine. C’est le spectacle affligeant des réfugiés
palestiniens entretenus, dit-il à le fois dans des espérances
chimériques et dans des haines stériles, qui décide à sortir
de sa neutralité pour les éclairer sur la meilleure voie à même
de les conduire à la patrie perdue.
Pour
lui, il est des moments où un véritable dirigeant politique,
dont la seule obligation est celle des résultats, doit avoir le
courage de ses opinions, quitte à gagner en impopularité à
court terme. Aussi le leader tunisien affronte t-il
courageusement la réaction de l’Egypte, qui est d’autant
plus violente que le discours de Jéricho coïncide pratiquement
avec le refus de la Tunisie, contrairement à la plupart des
pays arabes, de rompre, sous l’instigation de Nasser, ses
relations diplomatiques avec l’Allemagne fédérale, qui s »apprête
alors à reconnaître Israël.
Il
va même, au cours d’une conférence de presse tenue ç
Beyrouth dans un climat on ne peut plus hostile, jusqu’à
confirmer la position qu’il soutien à Jéricho sur la
question palestinienne. Il prévient alors qu’à force de prêcher
la guerre sans avoir les moyens de la mener, « nous
risquons dans dix sept ans de nous retrouver au même point et
dans la même situation »(7).
Deux
ans plus tard, la défaite de 1967 semble confirmer l’analyse
du leader tunisien qui, affligé comme la plupart des arabes par
cette catastrophe, ne manque pas de rappeler à son entourage
que, si les dirigeants arabes avaient suivi sa méthode, ils
l’auraient à coup sûr évitée.
Cela
ne l’empêche pas d’accueillir en Tunisie, au mois de
septembre 1982, les palestiniens chassés du Liban par l’armée
israélienne. Tunis devient même, durant près de douze ans, la
capitale de l’organisation de libération de la Palestine
(OLP). Et les dirigeants palestiniens se voient, pour la première
fois, reconnaître la liberté de prendre les décisions
qu’ils jugent nécessaires pour la cause palestinienne.
A
Tunis, ils s’imprègnent, probablement à l’occasion de
discussion avec Habib Bourguiba lui-même ou avec ses proches
collaborateurs, de l’approche bourguibienne de lutte de libération
nationale fondée sur le réalisme, le pragmatisme et la raison.
Il est probable que cette liberté de manœuvre en Tunisie,
ajoutée à l’adhésion au réalisme bourguibien, aient
conduit le chef de l’OLP, Yasser Arafat, à établir des
contacts avec des Israéliens libéraux, pour aboutir à la
conclusion à Oslo en 1993, c'est-à-dire plus de vingt-huit ans
après le discoure de Jéricho, d’un compromis avec les
dirigeants israéliens, première étape vers la restauration de
l’entité palestinienne.
Aujourd’hui,
Habib Bourguiba semble être réhabilité aux yeux de
l’opinion publique arabe, qui commence à saisir que sa
position sur la Palestine ne relève pas d’une quelconque inféodation
à l’Occident ou connivence avec l’ennemi sioniste, mais découle
plutôt d’une approche rationnelle et scientifique du rapport
des forces au Moyen-Orient et dans le monde, qui aboutit à la nécessité
de compromis et des étapes dans la lutte de libération du
peuple palestinien.
(1)
Cité par jeune
Afrique/l’intelligent, n°2048 du 11 au 17 avril 2000.
(2)
« Discours Jéricho »,
dans les temps modernes, 1967, n°253 bis.
(3)
« Discours Jéricho ».
(4)
Ha’aretz du 10 avril 1953.
(5)
La question palestinienne et les relations de Bourguiba avec le
congrès juif mondial,
A.Témimi,
publications FTERSI, Zaghouan, mai 2000.
(6)
« note sur l’entretien avec Bourguiba »,
A.L.Easterman, rapport tiré du Zionion
Archives
center à Jérusalem cité par A.Témimi, Op. cit.
(7)
Cité par Habib Boularès dans le nouvel Observateur, avril
2000.
Publié
avec l'aimable autorisation de : Le Maghrébin