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Afghanistan: Pour changer de stratégie, changer de vision
Karim Pakzad


Karim Pakzad - Photo IRIS

22 septembre 2008

Avec la mort tragique de dix soldats français dans une embuscade tendue par les Talibans près de Kaboul, les Français ont brutalement pris conscience que leur pays est bel et bien engagé dans une guerre en Afghanistan. Après l’émotion, est venu le temps de la réflexion. L’Assemblée nationale s’apprête à débattre de l’engagement français, et l’opposition demande une redéfinition de la stratégie de la France, sans quoi elle ne voterait pas en faveur de cet engagement. Des voix se lèvent pour un retrait et l’opinion publique semble être majoritairement sur cette ligne.

Comment peut-on gagner une guerre en Afghanistan, ce « pays d’insolence » où tant de puissances étrangères ont échoué à y rester durablement ? Sait-on vraiment ce que nous faisons dans les montagnes afghanes ? On entend tout et son contraire : « l’avenir du monde libre et de l’OTAN » se joue en Afghanistan, affirmait récemment le Président de la République, après avoir dit que la présence française n’est pas « déterminante » dans ce pays. On dit que la solution ne sera pas uniquement militaire, ce qui est de bon sens, mais on renforce les troupes et « l’on y reste le temps qu’il faut » tout en qualifiant ce conflit de « bourbier ». Le plus grave est qu’on accepte désormais le risque d’un élargissement du conflit au Pakistan. Cela rappelle curieusement la « vietnamisation » de la guerre en 1970 décidée par Richard Nixon et l’extension de la guerre au Cambodge et au Laos. On observe avec inquiétude les premiers signes de cet élargissement qui auront de lourdes conséquences pour la stabilité de la région et du monde. La ligne frontalière « Durand » , déjà fictive, sautera et l’unité des Pachtounes risque de provoquer la désintégration du Pakistan car, dans ce cas de figure, la province de Baloutchistan, qui a également des revendications à caractère « autonomiste », suivra

Que faire ?

Redéfinir une nouvelle stratégie d’ensemble en Afghanistan, à supposer qu’il y en ait déjà une, tant cette guerre était mal conçue et mal conduite dès son origine, aussi bien sur le plan militaire que politique. Pour changer de stratégie, il faut d’abord réviser notre vision très réductrice de la réalité afghane qui, elle, est complexe. Une approche purement idéologique qui ignorerait la réalité politique, sociale, ethnique et historique de l’Afghanistan pourrait nous conduire à l’échec, si ce n’est déjà le cas. On n’attend pas des hommes politiques de connaître toute l’histoire sociale et politique de ce pays, mais on ne peut que s’étonner de la façon simpliste dont ils justifient la guerre en Afghanistan. Un seul exemple : nos deux éminents ministres, Bernard Kouchner et Hervé Morin (Le Monde du 30 août 2008), justifient notre engagement en Afghanistan pour dire, entre autres, que grâce à l’intervention militaire en Afghanistan contre les Talibans « des élections libres et démocratiques ont eu lieu, où pour la première fois les femmes étaient appelées aux urnes ». Or, les femmes étaient appelées aux urnes déjà dans les années 60 après l’adoption de la nouvelle Constitution en 1964 (à la rédaction de laquelle les juristes français ont dû apporter leur contribution), et les électeurs, notamment à Kaboul et à Herat, ont élu des députés femmes, non pas par un système de quota mais par le suffrage universel, au Parlement en 1965.

Regardons la réalité en face. Imposer la démocratie par la force dans ce pays est une illusion. Quelques acquis imposés par la Conférence de Bonn, qui a inventé la configuration du pouvoir actuel, une certaine liberté de presse et un quota pour les femmes au Parlement sont mis à mal par ceux qui représentent un semblant du pouvoir dans la République islamique d’Afghanistan. Le cas d’un jeune journaliste afghan, Perviz Kambakhch, est révélateur. Il est depuis un an en prison et condamné à mort pour avoir simplement imprimé un article sur un site Internet concernant les droits des femmes en Islam. Que dire de Madame Malalaï Joya, dont on a vu le portrait dans Le Monde cet été. Elle est l’une des rares députées élues, non pas dans le cadre du quota, mais au suffrage universel. Elle est exclue du Parlement pour avoir osé dénoncer les seigneurs de la guerre et la mafia de la drogue dans l’enceinte du Parlement.

Il est également absurde de penser que l’indispensable combat contre le terrorisme, peut être gagné uniquement par la force des armes. Quant aux Talibans, il y a certes encore des éléments étrangers liés à Al-Qaïda à leurs côtés, et en particulier dans les zones tribales des deux côtés de la frontière entre l’Afghanistan et le Pakistan, mais, réduire les Talibans à un simple mouvement terroriste, est une erreur. Mélange d’une interprétation rigoureuse de l’islam et des codes tribaux pachtounes restés à l’écart des tentatives de l’Etat tout au long du XXe siècle de les soumettre à la juridiction civile et pénale, les Talibans constituent un mouvement obscurantiste. Mais, ils sont aussi des farouches nationalistes mélangeant le nationalisme pachtoune avec le patriotisme afghan. Chassés de Kaboul et des grandes villes après l’intervention américaine en octobre 2001, ils se sont repliés dans leurs zones traditionnelles d’influence, dans les régions pachtounes du Sud et de l’Est où ils bénéficient d’une assise importante auprès des Pachtounes (40 % de la population afghane).

Politiquement, les Talibans ne constituent pas un mouvement homogène. Il y a d’abord des Talibans « historiques » apparus en 1994 à Kandahar dans le Sud, « avec le soutien de l’ISI - services de renseignement de l’armée pakistanaise -, l’argent saoudien, le conseil britannique et la bienveillance américaine », comme le disait en privé l’ancien Premier ministre assassiné, Benazir Bhutto, en fonction à ce moment. Il y a, aujourd’hui, d’autres forces - armées et financées dans le passé par les Etats-Unis contre l’invasion soviétique -, comme Jalaluddin Haqani, un héros de la guerre anti-soviétique, implanté dans le Sud-Est ou Gulbuddin Hekmaryar, le chef du parti islamique et l’« enfant chéri » des services américains et pakistanais dans les années 80, opérant plus à l’Est, notamment dans la vallée du Kunar. Sans parler des chefs tribaux qui les soutiennent, de force ou de leur propre gré (la solidarité ethnique est dominante en Afghanistan). Il y a aussi, depuis que le général Musharraf a voulu appliquer la politique américaine de « guerre totale contre le terrorisme » dans les zones tribales pakistanaises, le Mouvement des talibans pakistanais, dont certaines branches au Waziristan ou au Bajaour sont davantage sous l’influence des éléments étrangers liés à Al-Qaïda que les Talibans afghans dont leur agenda reste local. Et, bien sûr, il y a encore des éléments arabes, ouzbeks, tchétchènes, ouïghours, etc., qui sont encore actifs dans ces zones. Une extension de la guerre au Pakistan serait du pain béni pour ces éléments.

Une guerre d’occupation ?

Les Talibans étendent leur influence au-delà de leurs zones traditionnelles. Les habitants de Kaboul ont actuellement le sentiment d’être encerclés. Les Talibans sont actifs dans un rayon de 50 à 60 Km, sauf au Nord de Kaboul, fief du feu commandant Massoud. L’embuscade contre les soldats français à 50 km à l’Est de Kaboul ne fait qu’aggraver ce sentiment. Plus inquiétant, le mécontentement vis-à-vis de la coalition internationale et de l’OTAN gagne de plus en plus de terrain, surtout ceux qui sont hostiles aux Talibans. La façon dont cette guerre est menée, les bombardements inconsidérés contre des villages entiers dès qu’il y a des coups de feu tirés par les Talibans, augmentent le nombre des civils tués. En 2006, près de 1700 civils sont morts. Les sept premiers mois de cette année, 540 civils ont été tués dont 173 sous le bombardement de l’aviation de l’OTAN. Les fouilles des maisons et l’arrestation arbitraire des villageois (comment distinguer un simple villageois d’un taliban ?) sont devenues insupportables pour la population. Quelques jours après la mort des soldats français, 91 civils, en majorité des femmes et des enfants, ont été tués dans la province de Shindand à l’Ouest de l’Afghanistan victimes des bombardements de l’aviation américaine. Est-ce la goutte d’eau qui a fait déborder le vase ? Toujours est-il que trois jours après, le 26 août, le Conseil des ministres, présidé par Hamid Karzaï, publie une déclaration solennelle pour « condamner fermement des opérations militaires illégales des forces étrangères » et demander aux ministères de la défense et des Affaires étrangères « d’entamer des négociations sérieuses avec la coalition internationale pour faire respecter le droit à la souveraineté nationale » de l’Afghanistan. Lundi 8 septembre, le président afghan va plus loin et appelle les chefs des partis moudjahidines à l’unité « car les étrangers (la coalition) sèment la division entre nous ». On comprend bien, ainsi le débat qui a eu lieu au Sénat afghan, le mois dernier, au cours duquel certains sénateurs ont reproché à la coalition internationale de contribuer volontairement à la dégradation de la situation afin de rester plus longtemps en Afghanistan.

Ces déclarations constituent-elles un tournant ou traduisent-elles seulement la volonté de Hamid Karzaï, conscient de l’impopularité des forces étrangères et de son propre discrédit, mais candidat à sa propre succession en 2009, de s’assurer sa réélection ? Une réélection nullement assurée tant les rumeurs d’une éventuelle candidature de Zalmay Khalilzad, d’origine afghane - une des personnalités les plus actives au sein des néoconservateurs américains et ancien ambassadeur américain en Afghanistan et en Irak -, face à Hamed Karzaï, est sérieusement évoquée à Kaboul.

Une solution militaire est-telle possible ?

L’administration américaine y croit et aussi bien Barack Obama que John McCain demandent l’envoi de troupes supplémentaires en Afghanistan pour rétablir la sécurité. L’Irak sert comme exemple car les attentats y sont moins nombreux qu’avant. Or, tout d’abord, rien ne permet d’affirmer que l’Irak est vraiment stabilisé. Ensuite, c’est la création des brigades d’« éveils » issus de l’insurrection sunnite (les ex-terroristes) recrutés aujourd’hui par l’armée américaine qui a ramené un peu de calme dans les provinces sunnites. Cette politique de « ralliement contre l’argent » qui a été couronnée de succès avec les chefs de guerre anti-talibans, associés au pouvoir à Kaboul, a complètement échoué vis-à-vis des Talibans.

Les Européens ne partagent pas l’option américaine, dont les Britanniques n’ont d’ailleurs pas hésité à négocier avec les Talibans dans la province du Helmand. Côté français, on remarque une certaine divergence d’approche, au moins de langage, entre les déclarations du président de la République, proche de la vision américaine, et une approche plus pragmatique développée par le Quai d’Orsay et partagée par le Ministre de la Défense. Tous les deux affirment qu’il n’y a pas une solution uniquement militaire en Afghanistan et préconisent « l’afghanisation » et « la réconciliation » entre les Afghans. Ce qui suppose des négociations avec les Talibans ou une partie d’entre eux. C’était l’option choisie par le gouvernement issu des élections de février 2008 au Pakistan qui a signé, en mai dernier, des accords de paix avec des chefs tribaux dans l’espoir d’isoler les éléments liés à Al-Qaïda dans les zones tribales pour mieux les combattre. Sous la pression de son incontournable allié américain, Assef Ali Zardari, le nouvel homme fort du Pakistan, a dû renoncer à cette approche et revenir sur la politique menée jusqu’à lors par le général Musharraf. La guerre a donc repris entre l’armée et les Talibans pakistanais et les attentats aussi. En Afghanistan, un gouvernement aussi impuissant que celui de Hamid Karzaï, ne peut mener non plus à bien une telle entreprise. La Commission de « réconciliation nationale » qu’il a mise en place n’a eu aucun résultat. Les Britanniques qui ont déjà négocié avec les Talibans jusqu’à leur concéder l’administration d’un district dans la province du Helmand en 2006 n’ont coordonné leur initiative ni avec les Américains (qui y étaient opposés), ni avec les Afghans. Résultat : deux diplomates britanniques, fins connaisseurs de l’Afghanistan, ont été expulsés de Kaboul le 25 décembre 2007.

Ici intervient le deuxième élément de réflexion : l'Europe ne peut vraiment être utile en Afghanistan que si elle cesse de n’être que « supplétive » de l’armée américaine. Si l’on ne veut pas rester « éternellement » en Afghanistan et transformer notre présence en une « occupation », il faut rectifier cette notion de « guerre totale contre le terrorisme » qui met l’accent unilatéralement sur des actions militaires au détriment de la reconstruction du pays (l’économie, l’administration, la justice, l’armée et les forces de l’ordre …). Ce n’est pas un hasard si les Etats-Unis, à eux seuls, consacrent, rien que pour entretenir leur 30 000 soldats en Afghanistan, trois milliards de dollars par mois, alors que l’aide humanitaire en Afghanistan ne dépasserait pas 200 millions de dollars par mois. La culture du pavot et le trafic de drogue (plus de 90 % de l’héroïne consommée en Europe vient de l’Afghanistan) sont directement liés à cette situation. D’ailleurs, la lutte contre le trafic de drogue n’a jamais été une priorité pour les Etats-Unis. C’est encore les Européens qui y consacrent le plus de moyens.

Enfin, on a commis l’erreur de refuser l’extension de la Force internationale au maintien de la sécurité (FIAS) lorsque les Talibans, chassés du pouvoir étaient totalement désorganisés. Quand la coalition a pris, deux ans après, la décision d’étendre la FIAS dans tout le pays en confiant son commandement à l’OTAN, il était déjà trop tard. Il faut revenir à un rôle accru de l’ONU en lui confiant l’autorité pour qu’elle établisse un équilibre entre les efforts pour la reconstruction et les actions militaires et surtout préparer les conditions d’une « réconciliation » qui préserverait les droits des citoyens face à un mouvement qui reste fondamentalement obscurantiste. C’est le prix d’une paix retrouvée en Afghanistan.


Karim Pakzad, chercheur associé à l'IRIS

Diplômé en sciences politiques, docteur en droit (Université de Grenoble) avec spécialisation relations internationales, Karim Pakzad a enseigné à l’Université de Kaboul. Chercheur associé à l’IRIS, il collabore également avec la Fondation Jean Jaurès. Consultant auprès des administrations publiques et privées en France et à l’étranger, il a écrit dans plusieurs revues spécialisées dont la Revue Internationale et Stratégique (IRIS). Il a présenté des rapports sur l’Iran, l’Irak, l’Afghanistan et la question kurde dans différentes conférences en Iran, en Irak en Afghanistan, au Pakistan, en Turquie et dans d’autres pays.



Source : IRIS
http://www.iris-france.org/...


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