Avec la mort tragique de dix soldats français dans une
embuscade tendue par les Talibans près de Kaboul, les
Français ont brutalement pris conscience que leur pays est
bel et bien engagé dans une guerre en Afghanistan. Après
l’émotion, est venu le temps de la réflexion. L’Assemblée
nationale s’apprête à débattre de l’engagement français, et
l’opposition demande une redéfinition de la stratégie de la
France, sans quoi elle ne voterait pas en faveur de cet
engagement. Des voix se lèvent pour un retrait et l’opinion
publique semble être majoritairement sur cette ligne.
Comment peut-on gagner une guerre en Afghanistan, ce « pays
d’insolence » où tant de puissances étrangères ont échoué à
y rester durablement ? Sait-on vraiment ce que nous faisons
dans les montagnes afghanes ? On entend tout et son
contraire : « l’avenir du monde libre et de l’OTAN
» se joue en Afghanistan, affirmait récemment le Président
de la République, après avoir dit que la présence française
n’est pas « déterminante » dans ce pays. On dit que
la solution ne sera pas uniquement militaire, ce qui est de
bon sens, mais on renforce les troupes et « l’on y reste
le temps qu’il faut » tout en qualifiant ce conflit de
« bourbier ». Le plus grave est qu’on accepte
désormais le risque d’un élargissement du conflit au
Pakistan. Cela rappelle curieusement la « vietnamisation »
de la guerre en 1970 décidée par Richard Nixon et
l’extension de la guerre au Cambodge et au Laos. On observe
avec inquiétude les premiers signes de cet élargissement qui
auront de lourdes conséquences pour la stabilité de la
région et du monde. La ligne frontalière « Durand » , déjà
fictive, sautera et l’unité des Pachtounes risque de
provoquer la désintégration du Pakistan car, dans ce cas de
figure, la province de Baloutchistan, qui a également des
revendications à caractère « autonomiste », suivra
Que faire ?
Redéfinir une nouvelle stratégie d’ensemble en Afghanistan,
à supposer qu’il y en ait déjà une, tant cette guerre était
mal conçue et mal conduite dès son origine, aussi bien sur
le plan militaire que politique. Pour changer de stratégie,
il faut d’abord réviser notre vision très réductrice de la
réalité afghane qui, elle, est complexe. Une approche
purement idéologique qui ignorerait la réalité politique,
sociale, ethnique et historique de l’Afghanistan pourrait
nous conduire à l’échec, si ce n’est déjà le cas. On
n’attend pas des hommes politiques de connaître toute
l’histoire sociale et politique de ce pays, mais on ne peut
que s’étonner de la façon simpliste dont ils justifient la
guerre en Afghanistan. Un seul exemple : nos deux éminents
ministres, Bernard Kouchner et Hervé Morin (Le Monde
du 30 août 2008), justifient notre engagement en Afghanistan
pour dire, entre autres, que grâce à l’intervention
militaire en Afghanistan contre les Talibans « des
élections libres et démocratiques ont eu lieu, où pour la
première fois les femmes étaient appelées aux urnes ».
Or, les femmes étaient appelées aux urnes déjà dans les
années 60 après l’adoption de la nouvelle Constitution en
1964 (à la rédaction de laquelle les juristes français ont
dû apporter leur contribution), et les électeurs, notamment
à Kaboul et à Herat, ont élu des députés femmes, non pas par
un système de quota mais par le suffrage universel, au
Parlement en 1965.
Regardons la réalité en face. Imposer la démocratie par la
force dans ce pays est une illusion. Quelques acquis imposés
par la Conférence de Bonn, qui a inventé la configuration du
pouvoir actuel, une certaine liberté de presse et un quota
pour les femmes au Parlement sont mis à mal par ceux qui
représentent un semblant du pouvoir dans la République
islamique d’Afghanistan. Le cas d’un jeune journaliste
afghan, Perviz Kambakhch, est révélateur. Il est depuis un
an en prison et condamné à mort pour avoir simplement
imprimé un article sur un site Internet concernant les
droits des femmes en Islam. Que dire de Madame Malalaï Joya,
dont on a vu le portrait dans Le Monde cet été.
Elle est l’une des rares députées élues, non pas dans le
cadre du quota, mais au suffrage universel. Elle est exclue
du Parlement pour avoir osé dénoncer les seigneurs de la
guerre et la mafia de la drogue dans l’enceinte du
Parlement.
Il est également absurde de penser que l’indispensable
combat contre le terrorisme, peut être gagné uniquement par
la force des armes. Quant aux Talibans, il y a certes encore
des éléments étrangers liés à Al-Qaïda à leurs côtés, et en
particulier dans les zones tribales des deux côtés de la
frontière entre l’Afghanistan et le Pakistan, mais, réduire
les Talibans à un simple mouvement terroriste, est une
erreur. Mélange d’une interprétation rigoureuse de l’islam
et des codes tribaux pachtounes restés à l’écart des
tentatives de l’Etat tout au long du XXe siècle de les
soumettre à la juridiction civile et pénale, les Talibans
constituent un mouvement obscurantiste. Mais, ils sont aussi
des farouches nationalistes mélangeant le nationalisme
pachtoune avec le patriotisme afghan. Chassés de Kaboul et
des grandes villes après l’intervention américaine en
octobre 2001, ils se sont repliés dans leurs zones
traditionnelles d’influence, dans les régions pachtounes du
Sud et de l’Est où ils bénéficient d’une assise importante
auprès des Pachtounes (40 % de la population afghane).
Politiquement, les Talibans ne constituent pas un mouvement
homogène. Il y a d’abord des Talibans « historiques »
apparus en 1994 à Kandahar dans le Sud, « avec le
soutien de l’ISI - services de renseignement de l’armée
pakistanaise -, l’argent saoudien, le conseil britannique et
la bienveillance américaine », comme le disait en privé
l’ancien Premier ministre assassiné, Benazir Bhutto, en
fonction à ce moment. Il y a, aujourd’hui, d’autres forces -
armées et financées dans le passé par les Etats-Unis contre
l’invasion soviétique -, comme Jalaluddin Haqani,
un héros de la guerre anti-soviétique, implanté dans le
Sud-Est ou Gulbuddin Hekmaryar, le chef du parti
islamique et l’« enfant chéri » des services américains et
pakistanais dans les années 80, opérant plus à l’Est,
notamment dans la vallée du Kunar. Sans parler des chefs
tribaux qui les soutiennent, de force ou de leur propre gré
(la solidarité ethnique est dominante en Afghanistan). Il y
a aussi, depuis que le général Musharraf a voulu appliquer
la politique américaine de « guerre totale contre le
terrorisme » dans les zones tribales pakistanaises, le
Mouvement des talibans pakistanais, dont certaines
branches au Waziristan ou au Bajaour sont davantage sous
l’influence des éléments étrangers liés à Al-Qaïda que les
Talibans afghans dont leur agenda reste local. Et, bien sûr,
il y a encore des éléments arabes, ouzbeks, tchétchènes,
ouïghours, etc., qui sont encore actifs dans ces zones. Une
extension de la guerre au Pakistan serait du pain béni pour
ces éléments.
Une guerre d’occupation ?
Les Talibans étendent leur influence au-delà de leurs zones
traditionnelles. Les habitants de Kaboul ont actuellement le
sentiment d’être encerclés. Les Talibans sont actifs dans un
rayon de 50 à 60 Km, sauf au Nord de Kaboul, fief du feu
commandant Massoud. L’embuscade contre les soldats français
à 50 km à l’Est de Kaboul ne fait qu’aggraver ce sentiment.
Plus inquiétant, le mécontentement vis-à-vis de la coalition
internationale et de l’OTAN gagne de plus en plus de
terrain, surtout ceux qui sont hostiles aux Talibans. La
façon dont cette guerre est menée, les bombardements
inconsidérés contre des villages entiers dès qu’il y a des
coups de feu tirés par les Talibans, augmentent le nombre
des civils tués. En 2006, près de 1700 civils sont morts.
Les sept premiers mois de cette année, 540 civils ont été
tués dont 173 sous le bombardement de l’aviation de l’OTAN.
Les fouilles des maisons et l’arrestation arbitraire des
villageois (comment distinguer un simple villageois d’un
taliban ?) sont devenues insupportables pour la population.
Quelques jours après la mort des soldats français, 91
civils, en majorité des femmes et des enfants, ont été tués
dans la province de Shindand à l’Ouest de l’Afghanistan
victimes des bombardements de l’aviation américaine. Est-ce
la goutte d’eau qui a fait déborder le vase ? Toujours
est-il que trois jours après, le 26 août, le Conseil des
ministres, présidé par Hamid Karzaï, publie une déclaration
solennelle pour « condamner fermement des opérations
militaires illégales des forces étrangères » et
demander aux ministères de la défense et des Affaires
étrangères « d’entamer des négociations sérieuses avec
la coalition internationale pour faire respecter le droit à
la souveraineté nationale » de l’Afghanistan. Lundi 8
septembre, le président afghan va plus loin et appelle les
chefs des partis moudjahidines à l’unité « car les
étrangers (la coalition) sèment la division entre nous
». On comprend bien, ainsi le débat qui a eu lieu au Sénat
afghan, le mois dernier, au cours duquel certains sénateurs
ont reproché à la coalition internationale de contribuer
volontairement à la dégradation de la situation afin de
rester plus longtemps en Afghanistan.
Ces déclarations constituent-elles un tournant ou
traduisent-elles seulement la volonté de Hamid Karzaï,
conscient de l’impopularité des forces étrangères et de son
propre discrédit, mais candidat à sa propre succession en
2009, de s’assurer sa réélection ? Une réélection nullement
assurée tant les rumeurs d’une éventuelle candidature de
Zalmay Khalilzad, d’origine afghane - une des personnalités
les plus actives au sein des néoconservateurs américains et
ancien ambassadeur américain en Afghanistan et en Irak -,
face à Hamed Karzaï, est sérieusement évoquée à Kaboul.
Une solution militaire est-telle
possible ?
L’administration américaine y croit et aussi bien Barack
Obama que John McCain demandent l’envoi de troupes
supplémentaires en Afghanistan pour rétablir la sécurité.
L’Irak sert comme exemple car les attentats y sont moins
nombreux qu’avant. Or, tout d’abord, rien ne permet
d’affirmer que l’Irak est vraiment stabilisé. Ensuite, c’est
la création des brigades d’« éveils » issus de
l’insurrection sunnite (les ex-terroristes) recrutés
aujourd’hui par l’armée américaine qui a ramené un peu de
calme dans les provinces sunnites. Cette politique de «
ralliement contre l’argent » qui a été couronnée de succès
avec les chefs de guerre anti-talibans, associés au pouvoir
à Kaboul, a complètement échoué vis-à-vis des Talibans.
Les Européens ne partagent pas l’option américaine, dont les
Britanniques n’ont d’ailleurs pas hésité à négocier avec les
Talibans dans la province du Helmand. Côté français, on
remarque une certaine divergence d’approche, au moins de
langage, entre les déclarations du président de la
République, proche de la vision américaine, et une approche
plus pragmatique développée par le Quai d’Orsay et partagée
par le Ministre de la Défense. Tous les deux affirment qu’il
n’y a pas une solution uniquement militaire en Afghanistan
et préconisent « l’afghanisation » et « la réconciliation »
entre les Afghans. Ce qui suppose des négociations avec les
Talibans ou une partie d’entre eux. C’était l’option choisie
par le gouvernement issu des élections de février 2008 au
Pakistan qui a signé, en mai dernier, des accords de paix
avec des chefs tribaux dans l’espoir d’isoler les éléments
liés à Al-Qaïda dans les zones tribales pour mieux les
combattre. Sous la pression de son incontournable allié
américain, Assef Ali Zardari, le nouvel homme fort du
Pakistan, a dû renoncer à cette approche et revenir sur la
politique menée jusqu’à lors par le général Musharraf. La
guerre a donc repris entre l’armée et les Talibans
pakistanais et les attentats aussi. En Afghanistan, un
gouvernement aussi impuissant que celui de Hamid Karzaï, ne
peut mener non plus à bien une telle entreprise. La
Commission de « réconciliation nationale » qu’il a mise en
place n’a eu aucun résultat. Les Britanniques qui ont déjà
négocié avec les Talibans jusqu’à leur concéder
l’administration d’un district dans la province du Helmand
en 2006 n’ont coordonné leur initiative ni avec les
Américains (qui y étaient opposés), ni avec les Afghans.
Résultat : deux diplomates britanniques, fins connaisseurs
de l’Afghanistan, ont été expulsés de Kaboul le 25 décembre
2007.
Ici intervient le deuxième élément de réflexion : l'Europe
ne peut vraiment être utile en Afghanistan que si elle cesse
de n’être que « supplétive » de l’armée américaine. Si l’on
ne veut pas rester « éternellement » en Afghanistan et
transformer notre présence en une « occupation », il faut
rectifier cette notion de « guerre totale contre le
terrorisme » qui met l’accent unilatéralement sur des
actions militaires au détriment de la reconstruction du pays
(l’économie, l’administration, la justice, l’armée et les
forces de l’ordre …). Ce n’est pas un hasard si les
Etats-Unis, à eux seuls, consacrent, rien que pour
entretenir leur 30 000 soldats en Afghanistan, trois
milliards de dollars par mois, alors que l’aide humanitaire
en Afghanistan ne dépasserait pas 200 millions de dollars
par mois. La culture du pavot et le trafic de drogue (plus
de 90 % de l’héroïne consommée en Europe vient de
l’Afghanistan) sont directement liés à cette situation.
D’ailleurs, la lutte contre le trafic de drogue n’a jamais
été une priorité pour les Etats-Unis. C’est encore les
Européens qui y consacrent le plus de moyens.
Enfin, on a commis l’erreur de refuser l’extension de la
Force internationale au maintien de la sécurité (FIAS)
lorsque les Talibans, chassés du pouvoir étaient totalement
désorganisés. Quand la coalition a pris, deux ans après, la
décision d’étendre la FIAS dans tout le pays en confiant son
commandement à l’OTAN, il était déjà trop tard. Il faut
revenir à un rôle accru de l’ONU en lui confiant l’autorité
pour qu’elle établisse un équilibre entre les efforts pour
la reconstruction et les actions militaires et surtout
préparer les conditions d’une « réconciliation » qui
préserverait les droits des citoyens face à un mouvement qui
reste fondamentalement obscurantiste. C’est le prix d’une
paix retrouvée en Afghanistan.
Karim Pakzad, chercheur associé à l'IRIS
Diplômé en sciences politiques, docteur en droit
(Université de Grenoble) avec spécialisation relations
internationales, Karim Pakzad a enseigné à l’Université
de Kaboul. Chercheur associé à l’IRIS, il collabore
également avec la Fondation Jean Jaurès. Consultant
auprès des administrations publiques et privées en
France et à l’étranger, il a écrit dans plusieurs revues
spécialisées dont la Revue Internationale et Stratégique
(IRIS). Il a présenté des rapports sur l’Iran, l’Irak,
l’Afghanistan et la question kurde dans différentes
conférences en Iran, en Irak en Afghanistan, au
Pakistan, en Turquie et dans d’autres pays.