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Opinion
Note sur Les Arabes et la Shoah,
de Gilbert Achcar
Julien Salingue
Mardi 15 juin 2010
« Il y a,
certes, beaucoup d’attitudes grotesques et odieuses
vis-à-vis de la Shoah dans le monde arabe ; mais il y a aussi
des interprétations caricaturales et globalisantes de la
réception arabe de la Shoah, tant en Israël que dans le monde
occidental ».
Article publié dans la revue Contretemps,
numéro 6.
NB : Sauf mention, les citations (entre
guillemets et en italique) sont extraites de l’ouvrage de
Gilbert Achcar.
Dans une
tribune publiée récemment dans Le Monde, Eric Marty,
connu pour ses sympathies pro-israéliennes, s’interroge : « Le
boycott d’Israël est-il de gauche ? ». La question s’avère
en réalité un prétexte pour se livrer à un exercice de
justification de la politique israélienne et de délégitimation
de tous ceux qui la critiquent. Deux de ses arguments sont des
« classiques » de la rhétorique sioniste : Israël vit sous la
menace de « l’anéantissement physique » ; menace
entretenue par « une propagande antisémite systématique dans
les pays musulmans ». Le choix des mots n’est pas innocent.
Les contempteurs d’Israël savent en effet que « l’Etat des
Juifs » abrite l’armée la plus puissante du Moyen-Orient et
qu’il est le seul, dans la région, à posséder l’arme atomique.
Mais s’ils emploient de manière récurrente des termes tels que
« l’anéantissement », la « destruction », « l’annihilation »,
toujours articulés à la dénonciation de la « propagande
antisémite », c’est parce qu’ils savent que de tels mots
frappent les esprits. Ils font écho à cette mauvaise conscience
occidentale à l’égard de ce qui demeure l’expression la plus
tragique du poison de l’antisémitisme : la destruction des Juifs
d’Europe durant la seconde guerre mondiale. Instrumentaliser la
tragédie des uns pour occulter, voire légitimer, celle des
autres : un exercice sur lequel ils n’ont pas le monopole mais
auxquels les thuriféraires d’Israël ont fréquemment recours.
Guerre des
récits
Mais si la
Shoah a pu conférer un certain crédit aux arguments sionistes
quant à la « nécessité » de la création d’un « Etat des Juifs »,
rien ne semble en revanche justifier que les Palestiniens en
paient le prix : 800 000 réfugiés ou déplacés suite au nettoyage
ethnique de 1947-1949, une occupation militaire qui dure
toujours, un déni de droits qui se formalise aujourd’hui dans un
système de discriminations que certains n’hésitent plus à
qualifier de système d’apartheid. Une certaine propagande
pro-israélienne, consciente de cette faiblesse « théorique », a
franchi le pas : soutenir que les Palestiniens, et plus
largement les Arabes, avaient des sympathies nazies et que
certains ont même participé au génocide. Un antisémitisme
culturel (d’inspiration religieuse) serait la cause de cet
« engagement », mais aussi de l’hostilité maintenue à l’égard
d’Israël dans le monde arabe.
Le sous-titre
de l’ouvrage de Gilbert Achcar, La guerre israélo-arabe des
récits, l’indique : les mots, lorsqu’ils servent à raconter
(ou réécrire) l’Histoire, sont des armes, qui peuvent s’avérer
particulièrement meurtrières lorsqu’elles sont au service de
projets de société racistes, inégalitaires, réactionnaires. La
question de l’attitude des Arabes vis-à-vis de la Shoah est au
cœur de cette guerre des récits qui, comme toute guerre, ne va
pas sans son lot de fourberies : approximations, raccourcis,
généralisations abusives, citations sorties de leurs contextes,
« erreurs » de traduction qui tombent à pic… Rien ne nous aura
été épargné.
Une étude
scientifique, rigoureuse et dépassionnée était nécessaire. C’est
à cette tâche que Gilbert Achcar s’est attelé : « Mon
ambition principale, dans ce livre, est de donner la mesure de
la complexité des rapports entre les Arabes, dans leur
diversité, et la Shoah, et de donner des pistes permettant de
dépasser les caricatures qui sont pléthores à cet égard ».
Les Arabes et la Shoah, un titre néanmoins trompeur car
sans doute trop réducteur : si le cœur de l’ouvrage est consacré
au « Temps de la Shoah » (1933-1947), les « attitudes
arabes envers les Juifs et la Shoah de 1948 à nos jours »
sont elles aussi analysées. Qui plus est, au-delà de la question
des rapports à la Shoah, c’est en fait à une topographie
idéologique du monde arabe que se livre l’auteur, avec une étude
minutieuse des courants de pensée qui se développent dans
l’entre-deux guerres, qui matricent aujourd’hui encore, dans une
large mesure, les champs politiques et idéologiques arabes.
Pluralité des
attitudes arabes
L’un des
principaux écueils de tout travail de recherche sur le monde
arabe est le raccourci essentialisant. Si l’on peut le penser
comme une entité à part entière, regroupant des Etats et des
populations que de multiples facteurs (culture, langue, histoire
coloniale…) permettent d’appréhender de manière unifiée, il n’en
demeure pas moins qu’il s’agit d’un ensemble complexe, pluriel,
qui invalide toute proposition du type « Les Arabes ont
fait » ou « Les Arabes pensent que »… Mais l’Orientalisme, tel
qu’il fut analysé par Edward Saïd, c’est-à-dire la construction
par les sciences et cultures occidentales dominantes d’un Orient
imaginaire, condamné par nature à être conquis et subordonné, a
fait et continue de faire des adeptes (et des dégâts), par
facilité, incompétence… ou racisme.
Quantité
d’auteurs se sont ainsi assigné pour tâche d’établir, preuves à
l’appui, quelle fut « l’attitude arabe » face à la montée de
l’antisémitisme en Europe dans les années 30 et à la Shoah, et,
à partir de 1945, quel fut « le » discours arabe sur la Shoah.
Nombre d’ouvrages « démontrent » ainsi que, malgré une apparente
diversité des opinions, « les » intellectuels et « les »
dirigeants politiques arabes ont éprouvé de la complaisance, de
la sympathie, voire de l’admiration, à l’égard du nazisme, et
que « le » discours arabe sur la Shoah pourrait se résumer,
selon les termes de l’ouvrage de deux universitaires israéliens
cité par Gilbert Achcar, à « des attitudes variées inspirées
en partie de celles qui existent en Occident et qui couvrent
toute une gamme allant de la justification à la négation et à la
projection d’images nazies sur le sionisme et Israël, ainsi
transformés de victimes en coupables ». Une « variété
d’attitudes » bien relative.
Gilbert Achcar
démontre à l’inverse, en étudiant les multiples courants
idéologiques arabes, que les attitudes et les discours furent
variés et conflictuels. Ce faisant, il nous invite à nous
débarrasser des préjugés orientalistes sans pour autant tomber
dans une complaisance béate ou un relativisme qui se veut
bienveillant mais qui n’est en réalité que le frère jumeau de
l’Orientalisme. Dans un long exposé systématique des principales
écoles de pensée et organisations politiques arabes de
l’entre-deux guerres et de leur attitude à l’égard des Juifs, du
fascisme et du nazisme, l’auteur distingue quatre grandes
« familles » : les « occidentalistes libéraux », les
marxistes, les nationalistes et les « panislamistes
réactionnaires et/ou intégristes ». Il s’agit bien sûr
d’une catégorisation qui autorise subdivisions, nuances et
combinaisons ; néanmoins chacune de ces catégories possède son
« dispositif politico-idéologique de référence », son
« système de valeurs politiques décisif », ce qui donne
toute sa pertinence heuristique à la typologie et facilite la
compréhension de la richesse et de la complexité « des »
attitudes et discours arabes.
Très tôt,
nombre d’intellectuels se sont élevés contre les idéologies
fascistes européennes et contre l’impasse tragique dans laquelle
pouvaient conduire les discours à courte vue qui voulaient faire
de l’Allemagne nazie, ennemie de l’ennemi britannique, un
« allié objectif ». De même, si certains individus et courants,
notamment dans les milieux nationalistes, ont pu être séduits
par les discours et le mode d’organisation fascistes, il est
erroné, pour ne pas dire malhonnête, de figer les organisations
nationalistes arabes dans l’idéologie et la posture fascistes,
tant leurs inspirations furent diverses et fluctuantes,
puisqu’elles ont également puisé dans le marxisme, l’Islam ou le
libéralisme politique. Enfin, s’il est évident qu’une rhétorique
et des violences antisémites se sont développées dans le monde
arabe, et ce de manière particulièrement marquée dans les
milieux intégristes musulmans et ultranationalistes, aucun
raccourci n’est possible : les discours et actes antisémites
furent vivement dénoncés et combattus, y compris au nom de l’anti-colonialisme
et/ou de l’Islam, et ne furent pas l’apanage des Musulmans.
Ainsi, contrairement à une légende savamment entretenue, y
compris par des universitaires de stature internationale comme
Bernard Lewis, la première traduction en arabe des ignobles
Protocoles des Sages de Sion ne fut pas l’œuvre du
directeur du quotidien palestinien Filastîn mais celle
d’un curé maronite, publiée au Caire, puis en Palestine dans une
revue catholique de Jérusalem.
Le « chaînon
manquant » : le Mufti
Dans l’exercice
intellectuel qui consiste à établir une filiation entre
l’antisémitisme nazi et les revendications nationales
palestiniennes, une figure est incontournable : le Mufti de
Jérusalem. Amin al-Husseini est en effet régulièrement exhibé,
et ce depuis l’immédiat après-guerre, comme la preuve
irréfutable de la collaboration entre « les » Palestiniens et
les Nazis, y compris dans l’exécution de la Solution Finale.
Dans la guerre des mémoires et des récits qui s’est ouverte
après la Shoah, l’arme de désinformation massive « Mufti »
occupe une place de premier choix.
Al-Husseini,
figure du nationalisme palestinien dans les années 30 et 40,
exprima très tôt ses sympathies pour l’Italie fasciste et
l’Allemagne nazie. Une vision binaire du combat nationaliste
(« l’ennemi de ma puissance mandataire… ») doublée d’un
antijudaïsme d’inspiration théologico-politique furent à la
source de cet engagement. Durant la seconde guerre mondiale il
rejoint en Europe les dirigeants des puissances de l’Axe, auprès
desquels il joue un rôle de collaborateur et propagandiste. Il
invite régulièrement, au cours de discours imprimés et
retransmis par radio, les Arabes et les Musulmans à rejoindre le
camp de Rome et Berlin, multipliant les diatribes
anti-britanniques et anti-juives. Informé dès l’été 1943 du
génocide en cours, il poursuit sa collaboration avec l’Axe et
continue d’écrire des courriers aux dirigeants des pays d’Europe
centrale et orientale pour leur demander d’empêcher les Juifs
d’émigrer en Palestine, allant même jusqu’à recommander avec
morgue au gouvernement hongrois de plutôt les envoyer en
Pologne.
Il ne s’agit
aucunement de contester le rôle avéré du Mufti qui s’est rendu,
de fait, complice des génocidaires nazis. On peut en revanche se
demander si son attitude est révélatrice d’une complicité
« des » Palestiniens, à la lumière notamment de l’impact réel de
ses appels à rejoindre les troupes de l’Axe. Or les diverses
sources regroupées par Achcar le confirment : les exhortations
du Mufti n’ont pas convaincu grand monde. En mai 1942, l’unité
arabe de la Wehrmacht ne comptait que 130 hommes, tandis que la
« Légion arabe », mise sur pied par l’Italie mussolinienne,
n’abrita que… 18 Palestiniens, dont 8 servirent effectivement.
Si l’on compare ce dernier chiffre au nombre de Palestiniens qui
combattirent au sein de l’armée britannique (9000), on prend la
mesure du caractère dérisoire des accusations de collaboration
palestinienne de grande ampleur avec les puissances de l’Axe.
Dans
l’historiographie pro-israélienne de la seconde guerre mondiale
et de la Shoah, le Mufti occupe en fait une place inversement
proportionnelle à son influence et à sa représentativité
réelles. Exemple cité par Achcar, dans l’Encyclopedia of the
Holocaust, publiée à New York en 1990 en association avec
Yad Vashem, l’article traitant du Mufti est plus long que ceux
consacrés à des dignitaires nazis comme Himmler, Goering,
Goebbels, Heydrich ou Eichmann. Au mémorial de Yad Vashem
lui-même, le Mufti figure en bonne place. Dans un cas comme dans
l’autre, il s’agit de donner du corps à l’idée qu’Amin
Al-Husseini a joué un rôle central dans le génocide et
d’accréditer, de manière à peine voilée, la thèse de la
complicité palestinienne dans la Shoah et de la continuité entre
« l’attitude » arabe pendant la guerre (incarnée par le Mufti)
et l’hostilité contre Israël. Une surestimation de l’influence
du Mufti et des raccourcis qui permettent de soutenir, contre
les évidences historiques, que la tragédie des Palestiniens
n’est que le prix logique de leur prétendue participation au
génocide.
L’après-1948
L’historiographie sioniste et pro-sioniste s’est également
attachée à établir des filiations entre l’attitude et les
convictions du Mufti et celles de nombre de dirigeants
nationalistes arabes et palestiniens. Dans la dernière partie de
son ouvrage, Achcar entreprend de contester cette thèse et,
documents à l’appui, établit de nouveau qu’aucune simplification
réductrice n’est possible.
Les dirigeants
nationalistes arabes, Nasser en tête, furent constamment accusés
d’antisémitisme afin de délégitimer leurs critiques d’Israël :
s’ils critiquaient la politique belliqueuse de « l’Etat des
Juifs », cela ne pouvait pas être pour des raisons fondées sur
la réalité de cette politique, mais nécessairement à cause de
leur « haine des Juifs ». Le travail de Gilbert Achcar démontre
largement que ces accusations sont infondées et ne reposent que
sur des sources documentaires partielles et surinterprétées,
notamment dans le cas de Nasser. Rien ne semble en effet
permettre de dire que ce dernier était un antisémite, ni même de
prétendre, comme certains s’obstinent à le faire, qu’il
pratiquait l’amalgame entre Juifs et sionistes : « En
réalité, la distinction entre Juifs et sionistes était bien
établie dans l’idéologie officielle de l’Egypte nassérienne, et
Nasser lui-même l’exprima en paroles et même en actes ».
La « longue
marche de l’OLP » vers la reconnaissance d’Israël et le choix
d’une solution « à deux Etats » est également révélatrice de la
complexité de la réflexion palestinienne sur la « question
juive » et de la prise en compte, au cours des années 70, du
sort des Juifs israéliens dans toute perspective de règlement du
conflit. D’un jusqu’au-boutisme ultranationaliste à la
reconnaissance de facto de l’Etat d’Israël, le chemin
parcouru fut long et témoigne du fait qu’un antisémitisme
atavique n’est en rien le moteur de la lutte nationale
palestinienne. Chacun devrait en outre comprendre la spécificité
du rapport des Palestiniens à la Shoah, tragédie historique de
laquelle ils ne se sentent en rien responsables mais qui leur
est systématiquement opposée pour justifier leur propre
tragédie. D’où des attitudes allant de l’indifférence à une
ignorance souvent feinte, qu’il ne s’agit pas de justifier ou de
défendre mais bien d’expliquer et de comprendre pour ne pas les
renforcer en les stigmatisant.
Car
malheureusement la faillite du nationalisme et de la gauche
arabes, puis de l’OLP, a largement participé d’une remontée de
courants islamiques porteurs d’un discours nettement moins
« éclairé » à l’égard des Juifs et de la Shoah. L’écho, à partir
du milieu des années 90, des thèses de Roger Garaudy ou la
rhétorique détestable du Président iranien Ahmadinejad incarnent
cette tragique régression. Mais une fois de plus, la rigueur
implique de prendre la mesure des nombreuses critiques à l’égard
des initiatives célébrant Garaudy ou de la conférence
négationniste organisée à Téhéran en décembre 2006. « “Assez
de stupidité !” titra [lors de la Conférence] un
éditorial dans le quotidien de gauche Al-Akhbar de Beyrouth,
réputé proche de la résistance menée par le Hezbollah ». Au
sein même du Hamas et du Hezbollah, des évolutions sont
perceptibles, que ce soit dans les discours d’Hassan Nasrallah
ou dans les débats autour de la révision de la Charte du Hamas.
L’honnêteté impose de ne pas blanchir ces courants mais aussi de
comprendre que ce sont des organisations politiques pragmatiques
et en évolution. Mettre l’ensemble des populations et
organisations arabes et/ou musulmanes, y compris les courants
islamiques, dans la case « antisémites », ne peut que les
pousser dans les bras des véritables antisémites et
négationnistes de la région.
Des mots
galvaudés
L’analogie
entre politique israélienne et politique nazie, fréquente chez
les Palestiniens et dans le monde arabe, a souvent été montrée
comme une preuve de relativisme (antisémite), voire de
négationnisme. Il est évident que de telles analogies sont
historiquement fausses et politiquement désastreuses. Mais
chacun devrait avoir à l’esprit que les Palestiniens n’ont pas
le monopole de ce type d’analogie, qui a souvent été employée
par les Etats-Unis et… Israël. Nasser, Saddam Hussein, Yasser
Arafat… furent comparés à Hitler. Lors du siège de Beyrouth en
1982, le Premier Ministre israélien Menahem Begin osa établir un
parallèle avec l’assaut sur Berlin à la fin de la seconde guerre
mondiale. Ce sont en réalité bien souvent ceux qui reprochent
aux Palestiniens des amalgames douteux qui les pratiquent à leur
tour, au nom d’un pseudo-monopole mémoriel qui interdit, de
fait, de tirer toute leçon collective et universelle de la
Shoah. Ce sont aussi souvent ceux-là, qui exigent des
Palestiniens qu’ils prennent en compte le poids de cette
tragédie, qui refusent de reconnaître les responsabilités
d’Israël dans la Catastrophe palestinienne de 1948, la Nakba.
Qui plus est, à
force d’accuser les Palestiniens et le reste des populations
arabes de vouloir préparer une « nouvelle Shoah », on banalise
le terme et la tragédie qui s’y rapporte. En qualifiant
d’antisémite toute critique arabe d’Israël et en ne cherchant
pas à faire la différence, quand il est avéré, entre un
antisémitisme suscité par l’oppression d’un Etat qui se dit
« l’Etat des Juifs », et l’antisémitisme européen des 19ème
et 20ème siècles, on vide de son contenu le terme
même d’antisémitisme. Il ne s’agit pas de nier qu’il y ait de
« vrais » antisémites au Moyen-Orient. Il s’agit cependant de
comprendre, pour mieux combattre ces derniers, que ce qui crée
les conditions pour que cet antisémitisme ait une audience,
c’est avant tout la politique d’Israël, prétendument menée « au
nom des Juifs », la référence systématique à la Shoah comme
événement justifiant toutes les oppressions et la rhétorique de
« guerre de civilisation », exact pendant des discours des
intégristes les plus réactionnaires.
Malheureusement, la lutte contre l’antisémitisme et pour la
mémoire de la Shoah ressemble souvent à un paravent pour
délégitimer toute critique d’Israël. Comment comprendre, sinon,
que nombre d’accusations soient réservées aux seuls adversaires
d’Israël ? Comme le rappelle en effet Gilbert Achcar, le
Président Egyptien Anwar al-Sadat était « un antijuif
notoire ». Il fut pourtant acclamé à la Knesset en 1977.
Sans doute car il s’apprêtait à signer les Accords de Camp
David, considérés dans le monde arabe comme une capitulation
face à Israël. De même, le Président palestinien Mahmoud Abbas,
considéré comme « raisonnable » et « pragmatique » par Israël et
les Etats-Unis, a préfacé en 1983 un ouvrage de Faurisson sur
les chambres à gaz, avant de publier une thèse de doctorat
contenant des éléments négationnistes. Les plus optimistes
pourront parler d’une lutte à géométrie variable contre
l’antisémitisme ; les plus pessimistes n’y verront aucune lutte.
C’est parce
qu’il est convaincu du poids des mots et de la profondeur des
blessures que Gilbert Achcar affirme qu’il ne faut pas nier ou
instrumentaliser les douleurs, passées et présentes. Dans la
conclusion de son ouvrage, il invite à prendre la mesure des
tragédies vécues par l’Autre. Avec un optimisme « mesuré »,
il indique qu’un certain nombre de signes indiquent la
possibilité d’une « reconnaissance mutuelle » des
tragédies. Parmi ces signes, les évolutions notables de
sionistes convaincus comme Avraham Burg ou l’initiative des
Palestiniens de Ni’lin, village symbole de la lutte contre le
Mur, qui ont inauguré en 2009 une exposition sur la Shoah. La
politique actuelle du gouvernement israélien et les risques de
nouveaux embrasements indiquent néanmoins que le chemin à
parcourir est encore bien long. Ce remarquable livre est un
outil indispensable pour tous ceux qui refusent de céder au
chantage ou à la fatalité et qui restent convaincus que « là où
il y a une volonté, il y a un chemin ».
Gilbert Achcar,
Les Arabes et la Shoah. La guerre israélo-arabe des récits,
Sinbad, Actes Sud, 2009, 528 pages.
Les analyses de Julien Salingue
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