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Analyse
Les Palestiniens : un peuple avec
des droits
ou des individus avec des besoins ?
Julien Salingue
Jeudi 1er avril 2010
« La
Palestine est un pays sans peuple ; les Juifs sont un peuple
sans pays » (Israël Zangwill, décembre 1901)
1.
« Mon plan se
base sur l'idée selon laquelle la prospérité économique permet
de préparer un règlement politique et non l'inverse »
(Benyamin Netanyahu, décembre 2008)
2.
Plus de 100 ans
séparent ces deux déclarations. La première, énoncée par un
dirigeant du mouvement sioniste au début du 20ème Siècle, visait
à légitimer le projet de colonisation de la Palestine. La
seconde, prononcée par l’actuel Premier Ministre israélien, est
illustrative d’une rhétorique en vogue aujourd’hui, celle de la
« paix économique » entre Israël et les Palestiniens. Malgré les
apparences, ces deux sentences ne sont pas si éloignées l’une de
l’autre. Elles sont en réalité révélatrices d’une même tendance,
à l’œuvre depuis plus d’un siècle : la négation, par le
mouvement sioniste puis par l’Etat d’Israël, de l’existence d’un
peuple palestinien avec des droits nationaux.
« Une
terre sans peuple pour un peuple sans terre »
Le mouvement
sioniste s’est développé dans la deuxième moitié du 19ème Siècle
autour de l’idée que la résurgence de l’antisémitisme en Europe
était la preuve de l’impossibilité de la coexistence entre les
Juifs et les nations européennes. Forts de ce constat, les
dirigeants sionistes ont affirmé la nécessité de la constitution
d’un Etat juif, seul refuge possible contre les persécutions. Au
terme d’âpres discussions, c’est la Palestine qui a été choisie
pour être le lieu de l’établissement de l’Etat juif.
En popularisant
le mot d’ordre de la « terre sans peuple », les dirigeants
sionistes poursuivaient deux objectifs : défendre la légitimité
et la possibilité de la construction d’un Etat juif sur une
terre qu’aucun peuple ne revendiquerait ; agrémenter le projet
de colonisation d’une dimension de « domestication d’un
territoire vierge », à l’instar de ce qui avait existé aux
Etats-Unis autour de la « Conquête de l’Ouest » et du Mythe de
la Frontière.
Le premier
objectif entendait répondre à une difficulté majeure : les
équilibres démographiques réels. Lorsque le 1er Congrès sioniste
se réunit à Bâle en août 1897, 95% des habitants de la
Palestine, alors sous domination ottomane, sont des non-Juifs.
La création de l’Etat juif implique donc un processus de
colonisation systématique qui ne peut attirer les colons
potentiels que si sa dimension conflictuelle est écartée : il
n’y aura pas de peuple indigène qui revendiquera lui aussi une
souveraineté sur la Palestine.
La seconde
dimension est souvent sous-estimée. Elle est pourtant l’une des
sources de l’enthousiasme suscité par le projet sioniste chez un
certain nombre de Juifs européens, avec notamment l’image des
« colons fleurissant le désert ». Cette mythologie est
aujourd’hui encore bien présente dans l’historiographie
israélienne, y compris chez des « nouveaux historiens » comme
Tom Segev : « [La Palestine à l’époque ottomane] n’était
qu’une province reculée, sans lois ni administration. La vie s’y
déroulait au ralenti, dans le carcan de la tradition et au
rythme du chameau »
3.
La négation de
l’existence d’un peuple arabe palestinien est donc l’un des
piliers essentiels du projet sioniste. Mais contrairement à une
interprétation courante, la formule de la « terre sans peuple »
n’a pas seulement servi à affirmer que la Palestine était une
terre vierge. Lorsque chacun a pu constater, dès les années 20
et les premières révoltes des autochtones contre la
colonisation, qu’il n’en était rien, il s’est agi de nier que
les Palestiniens formeraient à proprement parler un peuple
pouvant revendiquer une souveraineté et des droits nationaux.
Des
réfugiés qui n’en sont pas, des territoires qui n’appartiennent
à personne
Lorsque l’ONU adopte le
plan de partage de la Palestine en novembre 1947, les Juifs
représentent alors 1/3 de la population. 55% de la Palestine est
attribuée à l’Etat juif, 45% à l’Etat arabe. Même s’ils
acceptent formellement le partage, les dirigeants de l’Etat
d’Israël n’ont pas renoncé à leur projet de construire un Etat
juif sur « toute la Palestine ». Il s’agit donc conquérir du
territoire et de se débarrasser des non-Juifs.
Après la guerre de 1948, Israël contrôle 78% de la Palestine.
800 000 Palestiniens ont été contraints à l’exil par une
politique de nettoyage ethnique systématique
4,
indispensable pour proclamer un Etat juif sur la plus grande
superficie possible. Au-delà de la négation, par Israël, de ses
responsabilités dans cet exode, c’est le développement d’une
certaine rhétorique israélienne qui nous intéresse ici : les
ex-habitants de Palestine sont des Arabes « comme les autres »,
il serait logique qu’ils cherchent à s’intégrer au sein des
Etats arabes dans lesquels ils se sont réfugiés plutôt que de
vouloir vivre dans un Etat juif.
Après la guerre de juin 1967, l’Etat d’Israël occupe, entre
autres, 100% de la Palestine. La Cisjordanie et la Bande de Gaza
sont sous occupation israélienne mais Israël conteste que ces
territoires soient « occupés », dans la mesure où ils
n’appartiennent à personne. C’est ainsi que Golda Meir, Premier
Ministre israélien, déclare en mars 1969 : « Comment
pourrions-nous rendre ces territoires ? Il n’y a personne à qui
les rendre ». La logique est la même qu’avec les réfugiés
de 1948 : les Palestiniens n’étant pas un peuple, ils n’ont
aucun droit sur la terre de Palestine.
Les dirigeants israéliens ne parleront donc pas de « territoires
occupés » mais de « territoires disputés » ; il n’y aura pas de
« colonies » en Cisjordanie et à Gaza, seulement des
« implantations ». Danny Ayalon, Vice-Ministre israélien des
Affaires Etrangères, écrivait récemment encore : « [On n’a]
pas compris les droits d’Israël sur un territoire disputé, qu’on
appelle improprement « territoire occupé ». En effet, connu sous
le nom de Cisjordanie, ce territoire à l’ouest du Jourdain ne
peut en aucune manière, être considéré comme occupé, sur le plan
de la loi internationale, car il n’a jamais obtenu une
souveraineté reconnue avant sa conquête par Israël » 5.
Une
« reconnaissance » imposée et relative
A l’initiative des Etats arabes, et notamment de l’Egypte de
Nasser, l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) est
fondée en 1964. Au départ instrument entre les mains des régimes
arabes qui refusent aux Palestiniens toute autonomie
institutionnelle, l’OLP passe sous contrôle des organisations
palestiniennes en 1968. Durant les 25 années qui suivent, Israël
refusera de reconnaître l’OLP et de négocier avec elle. Cette
démarche s’inscrit dans la continuité des dynamiques exposées
jusqu’ici : reconnaître l’OLP, c’est reconnaître qu’il existe un
peuple palestinien en lutte pour la satisfaction de ses droits
nationaux.
Le nationalisme palestinien se développe néanmoins, dans les
camps de réfugiés de l’extérieur et dans les territoires
occupés. A la fin de l’année 1987 se produit un soulèvement
massif et prolongé de la population de Cisjordanie et de Gaza :
c’est la 1ère Intifada. Au tournant des années 90 la question
palestinienne est un facteur d’instabilité au Moyen-Orient, zone
stratégique sur laquelle les Etats-Unis veulent assurer leur
emprise après la chute de l’URSS. L’administration US contraint
Israël à négocier avec l’OLP, négociations qui déboucheront sur
les Accords d’Oslo (1993-1994).
Yasser Arafat, Président de l’OLP, et Yitzhak Rabin, Premier
Ministre israélien, échangent alors des « lettres de
reconnaissance mutuelle ». Mais tandis que l’OLP reconnaît « le
droit de l’Etat d’Israël à vivre en paix et dans la sécurité
(…), accepte les résolutions 242 et 338 du Conseil de
sécurité de l’ONU (…), renonce à recourir au terrorisme
et à tout autre acte de violence (…) » 6 et
modifie sa Charte, Israël se contente de faire part de sa
décision « de reconnaître l’OLP comme le représentant du
peuple palestinien et de commencer des négociations avec l’OLP
dans le cadre du processus de paix au Proche-Orient »
7.
Si Israël semble reconnaître l’existence d’un peuple
palestinien, il ne s’agit pas pour autant de reconnaître ses
droits. En témoignent les déclarations de Rabin devant les
députés israéliens au sujet des Accords d’Oslo : « L’Etat
d’Israël intégrera la plus grande partie de la Terre d’Israël à
l’époque du mandat britannique, avec à ses côtés une entité
palestinienne qui sera un foyer pour la majorité des
Palestiniens vivant en Cisjordanie et à Gaza. Nous voulons que
cette entité soit moins qu’un Etat et qu’elle administre, de
manière indépendante, la vie des Palestiniens qui seront sous
son autorité. Les frontières de l’Etat d’Israël (…)
seront au-delà des lignes qui existaient avant la Guerre des 6
jours. Nous ne reviendrons pas aux lignes du 4 juin 1967 »
8. Il n’est pas question de satisfaire les
revendications des Palestiniens mais de créer une entité
administrative chargée de les gouverner.
De la fragmentation
à l’unilatéralisme
Les Accords d’Oslo consacrent une division de fait entre
les Palestiniens d’Israël (aujourd’hui 1.1 million), les
Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza (près de 4 millions), les
Palestiniens de Jérusalem (250 000) et les Palestiniens exilés
(plus de 6 millions). Cette fragmentation en 4 groupes aux
statuts divers participe d’une « dénationalisation » de la
question palestinienne : les projecteurs sont braqués sur les
seuls Palestiniens de Cisjordanie, de Gaza et de Jérusalem, dont
les droits pourtant internationalement reconnus deviennent un
objet de négociations subordonné aux exigences israéliennes,
notamment en matière sécuritaire.
Le processus de fragmentation est en réalité double, puisqu’il
est également interne aux territoires occupés avec le
développement de la colonisation, des routes réservées aux
colons et des multiples points de contrôle israélien : Jérusalem
est isolée du reste de la Cisjordanie, Gaza est isolée du reste
du monde, la Cisjordanie est séparée en diverses « zones
autonomes ». La réponse israélienne à la « 2ème Intifada »
(septembre 2000) est un renforcement de ces politiques, avec
notamment la construction du Mur qui, loin de « séparer » Israël
et les territoires occupés, enferme les Palestiniens dans des
enclaves isolées les unes des autres.
Cette double fragmentation et cette politique d’enclavement
visent notamment à détruire les bases matérielles du sentiment
d’appartenance à une nation ayant une situation et des intérêts
communs, mais aussi à rendre impossible l’existence d’un
leadership national représentatif et revendiquant des droits
pour l’ensemble des Palestiniens. Tandis que la population
acquière chaque jour davantage de réflexes localistes, les
forces politiques palestiniennes sont de plus en plus divisées,
tant sur des bases politiques que territoriales : divisions au
sein du Mouvement national, mais aussi à l’intérieur des partis.
Cette faiblesse du Mouvement national sera l’un des prétextes
invoqué par Ariel Sharon, Premier Ministre israélien entre 2001
et 2006, lorsqu’il affirmera qu’il est impossible de négocier
avec les Palestiniens et qu’Israël doit agir seul en adoptant
des mesures « unilatérales », comme le retrait-bouclage de Gaza
en 2005. Phénomène apparemment paradoxal, les Palestiniens sont
de fait exclus du règlement de la question palestinienne. Il
s’agit en fait, une fois de plus, de faire disparaître les
Palestiniens de la scène en ne les considérant pas comme un
peuple avec des droits mais comme de simples résidents à peine
tolérés et soumis au bon vouloir d’Israël.
La « paix
économique » contre les droits politiques ?
Lorsque le Hamas remporte les élections législatives de janvier
2006, l’Union Européenne, les Etats-Unis et Israël adoptent une
attitude qui équivaut à un refus de reconnaître les résultats du
scrutin : boycott diplomatique du nouveau gouvernement,
suspension des aides économiques à l’Autorité Palestinienne,
soutien à la tentative de renversement du Hamas à Gaza… Cette
attitude culmine en 2007 avec le conditionnement du retour des
aides internationales à la nomination d’un nouveau gouvernement
palestinien sous la direction du « candidat préféré » d’Israël,
de l’Europe et des Etats-Unis : Salam Fayyad, dont la liste
n’avait pourtant obtenu que 2 députés (sur 132).
La non-reconnaissance de la victoire du Hamas et l’imposition de
Salam Fayyad au poste de Premier Ministre s’inscrivent dans les
dynamiques décrites jusqu’ici : négation des aspirations réelles
de la population palestinienne, volonté de dépolitiser ses
revendications. Salam Fayyad n’est pas un dirigeant du Mouvement
national mais un ancien haut fonctionnaire de la Banque Mondiale
et du FMI. Les négociations qui suivent la nomination de Fayyad
ne seront pas consacrées à la satisfaction des droits nationaux
des Palestiniens mais à l’amélioration de leurs conditions de
vie : levée de quelques barrages, augmentation des aides
internationales, projets de développement économique…
La thématique de la « paix économique », particulièrement mise
en avant par l’actuel gouvernement israélien, vient donc de
loin. L’affirmation de Netanyahu selon laquelle « la
prospérité économique permet de préparer un règlement politique »
9 n’est en réalité que le nouveau visage de la
rhétorique de la « terre sans peuple » : il ne s’agit pas de
considérer les Palestiniens comme un peuple avec des droits
collectifs mais comme des individus avec des besoins. Le droit à
l’autodétermination, le droit au retour des réfugiés, l’égalité
des droits pour les Palestiniens d’Israël… sont totalement
absents des discours.
Ceux qui, dans les chancelleries ou ailleurs, pensent que les
Palestiniens sont prêts à renoncer à leurs droits en échange de
contreparties économiques, se trompent lourdement. La question
palestinienne est et demeure une question fondamentalement
politique. Depuis plusieurs semaines la remobilisation visible
de la population palestinienne devrait sonner comme un
avertissement : personne ne pourra acheter la paix 10.
Notes
1.
Israel Zangwill, « The Return to Palestine », New Liberal
Review, Décembre 1901, p. 615.
2. Benyamin Netanyahu, Interview au Figaro, 18
décembre 2008.
3. Tom Segev, C’était en Palestine au temps des
coquelicots, Liana Levi, 2000, p. 7.
4. On pourra lire à ce sujet, entre autres, les 2 ouvrages
de l’historien israélien Ilan Pappe, La guerre de 1948 en
Palestine, La Fabrique, 2000, et Le nettoyage ethnique
de la Palestine, Fayard, 2008, ainsi que le livre de
Dominique Vidal et Sébastien Boussois, Comment Israël
expulsa les Palestiniens (1947-1949), Editions de
l’Atelier, 2007.
5. Dany Ayalon, « Israel’s Right in the « Disputed »
Territories » (Les droits d’Israël dans les territoires
« disputés »), Wall Street Journal, 30 décembre 2009.
6. Lettres de reconnaissance mutuelle échangées entre
Yasser Arafat et Yitzhak Rabin, septembre 1993, disponibles
sur
http://www.monde-diplomatique.fr/cahier/proche-orient/lettre93-fr
7. Idem.
8. Address to the Knesset by Prime Minister Rabin on
the Israel-Palestinian Interim Agreement, 5 octobre 1995,
disponible (en anglais) sur
le site du Ministère des Affaires Etrangères israélien.
9. Cf note 2.
10. Voir à ce sujet mon article L’échec programmé du
plan « Silence contre Nourriture » (juin 2008), disponible
sur
http://juliensalingue.over-blog.com/article-20129960.html
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