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À propos de la démission
de Charles Freeman
Le Lobby vacille
John Mearsheimer
John Mearsheimer
in London Review of Books, 26
March 2009
http://www.lrb.co.uk/v31/n06/mear01_.html
Beaucoup d’observateurs, à Washington, ont été surpris de voir
l’administration Obama nommer Charles Freeman à la tête du
National Intelligence Council, l’organisme qui supervise la
production des expertises des services américains du
renseignement. M. Freeman
avait une remarquable carrière de trente années au service de la
diplomatie et du ministère de la Défense, mais il a critiqué
publiquement la politique israélienne et la relation spéciale
que les Etats-Unis entretiennent avec ce pays, disant, par
exemple, au cours d’un discours prononcé en 2005, qu’« aussi
longtemps que les Etats-Unis continueraient à lui fournir de
manière inconditionnelle les financements et la protection
politique qui rendent l’occupation israélienne et la politique
violente et autodestructrice [pour Israël ndt]
que cette occupation génère, il y aura très peu
de raisons, voire strictement aucune raison, d’espérer que quoi
que ce soit qui pût ressembler au défunt processus de paix
puisse être ressuscité ». Des mots tels que ceux-là sont
rarement prononcés à Washington, et quiconque les utilise est
quasi certain de ne pas accéder à une responsabilité
gouvernementale de haut-niveau. Mais l’amiral Dennis Blair, le
nouveau directeur du renseignement national, admire beaucoup
Freeman, qu’il estimait être exactement le genre de personne
capable de revitaliser les milieux du renseignement, qui avaient
été extrêmement politisés, durant les années Bush.
Mis en émoi, comme c’était
prévisible, le lobby israélien a lancé une campagne de
diffamation à l’encontre de Freeman, dans l’espoir que, soit il
démissionnerait de lui-même, soit serait renvoyé par Obama. Le
Lobby tira sa première salve sous la forme de l’affichage d’un
texte, sur un blog, par Steven Rosen, un ancien responsable de
l’Aipac, l’American Israel Public Affairs Committee, aujourd’hui
mis en examen pour avoir transmis des secrets à Israël.
L’opinion de Freeman sur le Moyen-Orient, disait-il, « est
celle que vous attendriez du ministre des Affaires étrangères
saoudien, auquel il est, du reste, très lié ». Des
journalistes pro-israéliens de grand renom, comme Jonathan Chait
et Martin Peretz, du quotidien New Republic,
et Jeffrey Goldberg du quotidien The Atlantic,
se joignirent très vite à la meute, et Freeman fut pilonné par
des publications qui défendent en permanence Israël, comme
The National Review, The
Wall Street Journal et Weekly Standard.
Le véritable coup de chaud,
toutefois, provint du Congrès, où l’Aipac (qui se qualifie
lui-même de Lobby pro-israélien de l’Amérique) détient un
pouvoir écrasant. Tous les membres républicains de la Commission
sénatoriale du Renseignement sont tombés à bras raccourcis sur
Freeman, comme l’ont fait des Sénateurs démocrates tels que
Joseph Lieberman et Charles Schumer. « J’ai
exhorté je ne sais pas combien de fois la Maison Blanche à
l’écarter », a dit Schumer, « et je suis
heureux qu’ils aient fini par faire la seule chose qu’il y avait
à faire ». Même histoire à la Chambre, où la charge fut
menée par le Républicain Mark Kirk et le Démocrate Steve Israel,
qui poussa Blair à déclencher une enquête impitoyable au sujet
des finances de Freeman. Finalement, la Présidente de la Chambre
des Représentants, Nancy Pelosi, déclara que la nomination de
Freeman était abusive. Freeman aurait pu survivre à cette curée,
si la Maison Blanche l’avait soutenu. Mais les basses flatteries
qu’avait faites Barack Obama au lobby israélien durant la
campagne électorale et son silence assourdissant durant la
guerre contre Gaza montrent que le Lobby n’est pas, pour lui, un
opposant qu’il s’aviserait d’affronter. Donc, sans surprise, il
resta silencieux, et Freeman n’eut d’autre choix que de se
démettre.
Depuis lors, le lobby a
déployé d’énormes efforts pour dénier son rôle dans la démission
de Freeman. Le porte-parole de l’Aipac Josh Block a dit que son
organisation « n’avait pas pris position sur
cette question et qu’elle n’avait exercé aucune action de
lobbying auprès de la Colline [du Capitole]
à son sujet ». Le Washington Post, dont
la page éditoriale est dirigée par Fred Hiatt, un homme
totalement voué à la pérennisation de la « relation spéciale »
[entre les Etats-Unis et Israël, ndt] a publié un éditorial
affirmant que le fait de mettre en cause le lobby dans la
démission de Freeman relevait des seuls rêves « de
M. Freeman et de théoriciens du complot du même acabit ».
En réalité, les preuves de la
profonde implication de l’Aipac et d’autres partisans fanatiques
d’Israël dans la campagne visant Freeman sont surabondantes.
Block a reconnu avoir parlé de Freeman à des journalistes et à
des bloggers, et leur avoir donné des informations, toujours
après s’être mis d’accord avec eux afin que ses commentaires ne
lui soient jamais attribués à lui personnellement, ni à l’Aipac.
Jonathan Chait, qui a nié qu’Israël ait été à l’origine de la
controverse, avant le limogeage de Freeman, a écrit, après
coup : « Bien sûr, je reconnais que le lobby
israélien est puissant et qu’il a été un élément clé dans la
curée contre Freeman, et que ce lobby n’est pas toujours une
puissance bénéfique ». Daniel Pipes, qui dirige le Middle
East Forum, où Steven Rosen travaille aujourd’hui, a envoyé
prestement une lettre circulaire par mél, portant aux nues le
rôle joué par Rosen dans l’éviction de Freeman.
Le 12 mars, soit le jour où
le Washington Post a publié son éditorial
raillant quiconque ayant suggéré que c’était le lobby israélien
qui avait grandement contribué à évincer Freeman, ce même
journal a publié un article en première page, décrivant le rôle
central que le lobby avait joué, dans cette affaire. Il y avait
aussi un commentaire d’un journaliste chevronné, David Broder,
qui commençait ainsi : « L’administration Obama
vient de subir une défaite embarrassante de la part de ces
lobbyistes-mêmes que le Président a juré de remettre à leur
place. »
Les détracteurs de Freeman
maintiennent que son opinion concernant Israël regardait
d’autres que lui. On dit de lui qu’il a des relations
particulièrement étroites, voire peut-être même inappropriées
[pour un diplomate, ndt] avec l’Arabie saoudite, où il a été,
par le passé, ambassadeur des Etats-Unis. Cette charge n’a pas
porté, toutefois, car il n’existe aucune preuve pour l’étayer.
Les supporters d’Israël ont dit, aussi, qu’il avait fait des
remarques dépourvues de toute compassion à propos du sort
qu’avaient connu les manifestants chinois sur la Place Tiananmen
de Pékin [en 1989, ndt], mais cette accusation, que les
défenseurs de Freeman contestent, a été tirée du sac uniquement
parce que les détracteurs pro-israéliens de Freeman étaient en
quête de n’importe quel argument leur permettant de salir sa
réputation.
Pourquoi le lobby se
préoccupe-t-il à ce point d’une nomination à un poste, certes
important, mais certainement pas suprême ? Voici une raison,
parmi d’autres : Freeman aurait été responsable de la
publication des évaluations des services de renseignement
nationaux. Israël et ses partisans américains ont été fous de
rage après que le National Intelligence Council eut conclu, en
novembre 2007, que l’Iran ne construisait pas la bombe
nucléaire, et ils avaient travaillé d’arrache-pied afin de saper
ce rapport, ce qu’ils continuent à faire jusqu’à ce jour. Le
lobby veut s’assurer que la prochaine évaluation des capacités
nucléaires de l’Iran [par les Etats-Unis, ndt] parvienne à la
conclusion diamétralement opposée, et cela avait bien moins de
chances d’arriver, avec Freeman aux manettes. Mieux vaut avoir
quelqu’un qui soit dûment estampillé Aipac, pour mener la danse.
Une raison – encore plus
importante -, pour le lobby, de chasser Freeman de son poste,
c’est la faiblesse de l’argumentation susceptible de justifier
la politique actuelle de l’Amérique vis-à-vis d’Israël, qui rend
impératif d’intimer le silence ou de marginaliser quiconque
oserait critiquer la relation spéciale [américano-israélienne,
ndt]. N’eût Freeman été puni, d’autres auraient vu qu’on pouvait
critiquer ouvertement Israël et faire carrière brillamment à
Washington. Et aussi que, dès l’instant où quelqu’un obtiendrait
qu’un débat ouvert et libre s’instaure autour d’Israël, la
relation spéciale serait sérieusement compromise.
Un des aspects les plus
remarquables de l’affaire Freeman, ce fut le fait que les médias
consensuels lui ont accordé très peu d’attention. Ainsi, par
exemple, le New York Times n’a pas publié le
moindre article au sujet de Freeman jusqu’au lendemain de sa
démission, alors qu’une bataille féroce autour de sa nomination
avait commencé à faire rage dans la blogosphère, dès la date de
ladite nomination. Mais quelque chose s’est produit, dans ladite
blogosphère, qui ne se serait jamais produit dans les médias
consensuels : le lobby a été confronté à une réelle opposition.
De fait, tout un éventail de bloggers, énergiques, bien informés
et hautement respectés, défendit Freeman, dans toutes les
péripéties, et ils auraient vraisemblablement emporté le
morceau, si le Congrès n’avait pas pesé de tout son poids contre
eux. Bref : Internet a permis un débat sérieux aux Etats-Unis,
sur une question impliquant Israël : ce fut une première
absolue. Le lobby n’a jamais eu grand-mal à faire observer la
ligne du parti par le New York Times et le
Washington Post, mais il a peu de moyens de
faire taire les critiques s’exprimant sur Internet.
Lorsque les forces
pro-israéliennes étaient entrées en conflit avec une
personnalité politique majeure, par le passé, cette
personnalité, généralement, avait reculé. Jimmy Carter, traîné
dans la boue après qu’il eut publié son livre
Palestine : la Paix, pas l’apartheid, a été le premier
Américain éminent à tenir bon et à répliquer. Le lobby n’a pas
pu le faire taire, et ça n’est pas faute, pour lui, d’avoir
essayé. Freeman marche dans les brisées de Carter, mais avec
plus de pugnacité. Après s’être démis, il a publié une
dénonciation au vitriol de « gens dénués de
scrupules entièrement dévoués à défendre les vues d’une faction
politique d’un pays étranger » dont le but est « d’empêcher
par tous les moyens que des opinions un tant soi peu différentes
des siennes ne puissent être diffusées ». « Il
y a », avait-il poursuivi, « une ironie
particulière dans le fait de se voir accusé d’appréciation
inappropriée au sujet des positions de gouvernements et de
sociétés étrangers, par un clan si manifestement voué à imposer
l’adhésion à la politique d’un gouvernement étranger » [en
l’occurrence, le gouvernement israélien, ndt].
La remarquable déclaration de
Freeman est parvenue au monde entier, elle a été lue par des
personnes innombrables. Cela n’est pas bon, pour le lobby, qui
aurait préféré briser dans l’œuf la nomination de Freeman sans
laisser d’empreintes digitales. Mais Freeman continuera à
s’exprimer au sujet d’Israël et du lobby pro-israélien, et
peut-être que certains de ses alliés naturels, à l’intérieur du
Beltway, finiront par le rejoindre.
Lentement, mais sûrement, un
espace commence à s’ouvrir, aux Etats-Unis, où il sera possible
de parler sérieusement d’Israël.
Traduit de l’anglais par Marcel
Charbonnier
* John Mearsheimer
est professeur émérite R. Wendell Harrison de science politique
à l’Université de Chicago
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