Eurasie
Entre chaos afghan
et « révolutions » :
Une hirondelle arabe ne fera pas le
printemps russe
Jean
Géronimo
Vendredi 22 juin
2012
A
l’heure
de
l’accélération
du
retrait
occidental
du
bourbier
afghan,
succédant
à
l’embrasement
« révolutionnaire »
du
Moyen-Orient,
on
ne
peut
qu’être
inquiet
pour
l’avenir
du
cœur
du
nouveau
monde,
l’Eurasie,
historiquement
soumise
aux
rapports
de
force
entre
grandes
puissances
et
devenue,
depuis
la
fin
de
la
Guerre
froide,
une
véritable
poudrière
géopolitique.
L’évolution
internationale
récente
est,
en
effet,
porteuse
de
lourdes
incertitudes
pour
la
stabilité
politique
de
l’espace
eurasien.
Cette
évolution
est,
dans
ses
grandes
lignes,
impulsée
par
deux
chocs
exogènes
majeurs :
les
crises
arabes
et
le
chaos
afghan,
en
raison
de
leurs
implications
structurelles
sur
les
grands
équilibres
régionaux.
Or,
si
elle
va
au
bout
d’une
logique
désormais
« orientée »
par
les
grandes
puissances,
dans
le
cadre
d’une
implacable lutte d’influence
axée
sur
le
contrôle
des
États stratégiques
de
la
région – les
« pivots
géopolitiques »
de
Brzezinski
– cette
configuration
se
transformera
en
une
déstabilisation
programmée
de
l’Échiquier eurasien.
Avec,
à
la
clé,
d’énormes
et
irréversibles
dégâts
collatéraux.
Tendanciellement,
cette
double
évolution
est
la
matrice
d’une
stratégie
inconsciente
et
suicidaire
de
fragmentation
de
l’espace
politique
russe
élargi,
dans
la
conception
traditionnelle
des
dirigeants
russes,
à
l’ancien
espace
soviétique.
A
ce
jour,
évoluant
dans
une
sorte
de
surréalité
idéologique
dominant
le
monde
irrationnel
de
l’ignorance
apprise,
l’Occident
ne
semble
pas
l’avoir
encore
compris.
Regrettable
erreur.
Cet
espace
reste
en
effet
le
pré-carré
géopolitique
de
Moscou
et
le
nerf
structurant
de
sa
politique
extérieure
et,
au-delà,
le
levier
de
sa
légitimité
internationale,
récemment
confirmé
par
la
nouvelle
orientation
définie
par
le
président
de
la
Fédération
de
Russie,
V.
Poutine.
De
manière
officielle,
Moscou
considère
les
impacts
directs
et
indirects
de
la
radicalisation
des
« révolutions »
arabes
– dont
est
issue
la
renaissance
d’Al-Qaïda
au
Maghreb
arabe
et
plus
récemment,
en
Syrie
– comme
une
menace
contre
ses
intérêts
nationaux.
Dans
la
doctrine
de
sécurité
russe
rénovée,
ces
derniers
intègrent
la
Communauté
des
États indépendants
(CEI),
sorte
d’Union
soviétique
hybride
désidéologisée,
historiquement
constituée
à
partir
des
ex-républiques
de
l’URSS
et
structurellement
considérée
par
Moscou
comme
une
zone
potentielle
d’intervention
– une
sorte
de
ligne
rouge
à
ne
pas
franchir.
L’Occident
est
averti.
Dans
la
vision
stratégique
de
long
terme
de
la
Russie
post-soviétique,
impulsée
par
V.
Poutine
depuis
la
révision
du
Concept
de
sécurité
nationale
russe
en
janvier
2000,
cette
radicalisation
du
« printemps
arabe »
est
le
vecteur
d’une
montée
en
puissance
de
la
« menace
islamiste »
–
c'est-à-dire,
selon
la
terminologie
russe,
celle
issue
de
l’Islam
radical
porteur,
en
définitive,
d’une
idéologie
alternative.
Il
s’agit
donc
de
rappeler,
de
manière
succincte,
la
perception
russe
de
ces
« nouvelles
menaces ».
Le
désengagement
américain
de
l’Afghanistan,
en
supprimant
un
tampon
sécuritaire
vital,
est
un
véritable
piège
géopolitique
pour
la
Russie
et
sa
proche
périphérie.
A
terme,
ce
retrait
apparent
(en
fait
partiel)
va
reposer
avec
plus
d’acuité
la
question
de
la
légitimité
de
la
présence
américaine
dans
la
région
centre-asiatique,
dans
la
mesure
où
le
président
Obama
a
confirmé
son
maintien
sous
une
forme
certes
réactualisée
mais
continuant
à
s’appuyer
sur
une
présence
politique
et
militaire
plus
ou
moins
officielle
– via
sa
cohorte
de
« conseillers »
et
ses
multiples
« bases ».
Ce
que
Moscou
conteste
ouvertement,
y
voyant
surtout
une
stratégie
d’implantation
durable
dans
son
pré-carré
et
remettant
en
cause
ses
prérogatives
historiques
héritées
de
sa
période
soviétique.
En
totale
conformité
avec
l’analyse
de
Zbigniew
Brzezinski,
la
partie
stratégique
se
poursuit
donc
sur
l’Échiquier eurasien,
à
travers
la
décision
américaine
de
« quitter »
l’Afghanistan
qui
aura,
au
final,
un
triple
impact
pour
la
Russie.
En
cela,
cette
décision
intègre
une
fonction
latente,
politiquement
orientée
et,
surtout,
nuisant
aux
intérêts
russes.
– D’abord,
ce
retrait
programmé
va
accélérer
la
propagation
de
la
drogue
en
raison
de
l’émergence
de
nouvelles
structures
informelles
et
de
nouveaux
réseaux
politico-narcotiques,
à
l’échelle
de
la
CEI
– et
sans
doute,
avec
la
complicité
de
puissances
hostiles
objectivement
intéressées
à
la
fragmentation
politique
de
la
Russie.
A
ce
jour,
Moscou
critique
l’inefficacité
– plus
ou
moins
recherchée ?
– de
la
lutte
anti-drogue
conduite
par
l’axe
OTAN-USA
en
Afghanistan
et
qui
pénalise
surtout
la
zone
d’influence
russe.
Cette
dernière
raison
incite
les
dirigeants
russes
à
suspecter
l’administration
américaine
d’agissements
« douteux »
dans
leur
gestion
de
la
menace
narcotique
et,
en
particulier,
d’une
instrumentalisation
politique
de
cette
menace
– qualifiée
par
V.
Poutine
de
« narco-menace ».Tous
les
coups
sont
bons,
sur
le
Grand
échiquier.
– Ensuite,
ce
retrait
va
favoriser
l’infiltration
des
forces
extrémistes
et
terroristes
dans
les
zones
conflictuelles
de
l’ancien
Empire
soviétique,
souffrant
à
la
fois
d’un
contrôle
déficient
et
d’une
perte
de
légitimité
de
l’État central
russe.
Cette
perte
de
légitimité
est
aggravée
par
la
conjonction
de
deux
éléments :
-
d’une
part,
l’action
politiquement
non
neutre
de
certaines
institutions
étrangères,
via
les
revendications
« démocratiques »
des
organisations
multilatérales
et
des
ONG,
véritables
moteurs
des
récentes
« révolutions
de
couleur »
ou
autres
« révolutions
internet »,
fondées
sur
la
manipulation
de
l’information
et
dont
l’objectif
final
est
de
renverser
des
régimes
hostiles
au
profit
de
dirigeants
plus
« malléables ».
-
d’autre
part,
la
politique
occidentale
du
« soft
power »
visant
à
déconnecter
la
périphérie
post-soviétique
de
la
dépendance
russe,
via
une
stratégie
de
partenariat
avec
les
États de
la
CEI,
dont
la
politique
de
« voisinage
partagé »
menée
par
l’Union
européenne
et
l’intégration
d’ex-républiques
soviétiques
aux
manœuvres
de
l’OTAN
dans
le
cadre
du
« Partenariat
pour
la
Paix ».
L’objectif
ultime
est d’intégrer
aux structures otaniennes les
républiques
désireuses
de
s’émanciper
du
« grand
frère »
russe
et,
en
ce
sens,
d'affaiblir
le pouvoir régional de la
Fédération
de
Russie.
Regrettable
et inutile provocation.
– Enfin,
ce
retrait
va
encourager
l’expansion
du
nationalisme
religieux
et
identitaire
– lui-même
renforcé
par
la
récente
évolution
arabe
– dans
les
zones
ethniquement
sensibles
et
à
dominante
musulmane
de
l’espace
russe :
Caucase,
Oural,
Asie
centrale.
Ce
que
Daniel
Bell,
dés
le
début
des
années
60,
dans
son
livre,
« La
fin
des
idéologies » a
fort
justement
qualifié
de
germes
de
« micro-nationalismes »
et
que
plus
tard,
Hélène
Carrère
d’Encausse
popularisera
en
1978
avec
« L’Empire
éclaté ».
Au
final,
une
conséquence
paradoxale
de
la
disparition
de
l’Union
soviétique
et
de
la
délégitimation
induite
du
Communisme
a
été
de
substituer
la
religion
à
l’idéologie
comme
vecteur
identitaire
et
catalyseur
de
l’émancipation
des
peuples
– voire
comme
variable
instrumentalisée
par
l’administration
américaine,
dans
le
cadre
de
sa
stratégie
de
défense
de
son
leadership
en
Eurasie.
Cette
« politisation »
de
la
religion,
favorisée
par
le
déclin
de
l’idéologie
communiste,
est
un
facteur
explicatif
et
structurant
du
« Printemps
arabe ».
Et,
en
ce
sens,
une
véritable
bombe
géopolitique
à
retardement.
Fondamentalement
provoquée
par
le
double
choc
exogène
arabo-afghan,
cette
involution
ethno-religieuse
risque,
à
terme,
de
gangréner
la
zone
de
domination
russe
et
sa
ceinture
périphérique,
politiquement
fragile
et
énergétiquement
riche,
donc
stratégiquement
importante.
Dans
le
prolongement
de
la
« ligne
Brzezinski »,
cette
involution
aura
pour
principale
conséquence
d’enliser
la
Russie
post-soviétique
dans
des
micro-conflits
périphériques
économiquement
épuisants
et
politiquement
déstabilisants.
En
cela,
elle
se
présente
comme
une
menace
majeure
contre
les
intérêts
politiques
de
la
Russie
mais
aussi
contre
ceux
de
l’Europe,
caractérisée
par
une
forte
dépendance
énergétique
à
l’égard
de
la
Russie
– qui
pourrait
se
traduire,
dans
un
scénario-catastrophe,
par
une
forte
envolée
des
prix
des
hydrocarbures.
En
encourageant,
sous
la
houlette
de
madame
Ashton,
la
radicalisation
démocratico-islamiste
sur
l’Échiquier arabe
et
par
ricochet,
en
périphérie
post-soviétique,
voire
en
suscitant
des
révolutions
libérales
« de
couleur »
en
vue
d’éroder
l’influence
russe
au
nom
de
valeurs
morales
supérieures,
la
vertueuse
Europe,
avec
son
soutien
américain,
se
tire
une
balle
dans
le
pied.
Au
risque,
bientôt,
de
déclencher
des
processus
incontrôlables
et,
in
fine,
déstabiliser
l’Eurasie
post-communiste.
Face
à
cette
pression
croissante
de
la
conjoncture
internationale,
aggravée
par
les
manœuvres
insidieuses
de
l’Occident,
la
Russie
vient
de
créer
une
commission
à
la
Douma
chargée
de
la
prévention
et
de
la
neutralisation
des
« révolutions
de
couleur ».
Dans
le
même
temps,
comme
alternative
politique
au
rapprochement
avec
l’Occident
(dont
le
comportement
est
perçu
comme
très
ambigu)
et
pour
compenser
le
« vide
stratégique »
issu
de
son
retrait
d’Afghanistan
(perçu
comme
une
forme
d’égoïsme
irresponsable),
la
Russie
prône
le
développement
d’un
axe
sécuritaire
eurasien
via
la
réactivation
de
l’Organisation
de
coopération
de
Shanghai
(OCS),
centrée
sur
le
renforcement
du
partenariat
sino-russe
et
son
élargissement
aux
nouvelles
puissances
régionales
émergentes
comme
l’Inde.
Le
5
juin
2012,
lors
de
la
visite
de
V.
Poutine
en
Chine,
le
président
russe
et
son
homologue
chinois,
Hu
Jintao,
ont
insisté
sur
la
nécessité
de
renforcer
leur
partenariat
stratégique
en
vue
d’assurer
la
sécurité
régionale
menacée
par
« l’impasse
afghane »
et,
en
définitive,
contrebalancer
l’axe
otanien
– signal
clair,
en
guise
d’avertissement,
avant
la
prochaine
rencontre
Obama-Poutine
au
sommet
du
G20
à
Los
Cabos,
au
Mexique
(18-19
juin).
Veille
sécuritaire,
au
cœur
de
l’Eurasie.
En
fragilisant
la
domination
russe
dans
une
zone
névralgique
et
source
d’incertitudes
pour
l’Europe,
les
instabilités
en
zones
centre-asiatique
et
moyen-orientale
– générées
par
les
dérives
chaotiques
arabo-afghanes
– sont
donc
un
réel
vecteur
de
désordres
pour
l’espace
post-soviétique
et,
plus
globalement,
pour
le
continent
eurasien.
De
manière
objective,
ces
dérives
forment
une
matrice
potentielle
de
conflictualité
et,
en
dernière
instance,
de
restructuration
des
rapports
de
force
internationaux
– avec,
pour
enjeu
implicite
et
ultime,
le
contrôle
de
la
gouvernance
mondiale.
Dans
le
cadre
de
ce
bras
de
fer
entre
leaderships
concurrents,
le
rôle
stratégique
et
politiquement
décisif
de
la
Syrie
dans
la
région
explique
la
fermeté
de
la
position
russe
actuelle.
Désormais,
quitte
à
s’opposer
frontalement
à
la
coalition
d’intérêts
arabo-occidentale,
Moscou
ne
peut
plus
reculer
et
elle
veut
faire
de
la
Syrie
un
symbole
de
son
retour
sur
la
scène
internationale
comme
vecteur
du
rééquilibrage
multipolaire
de
la
gouvernance,
s’appuyant
sur
l’ONU.
Cette
attitude
russe
peut
d’autant
plus
s’expliquer
qu’elle
rejette
toute
poursuite
du
« scénario
libyen »
d’islamisation
de
la
région,
avec
l’aide
(involontaire ?)
de
l’OTAN,
sur
la
base
d’une
savante
stratégie
de
désinformation
– déjà
expérimentée
en
Afghanistan,
en
Irak,
dans
l’ex-Yougoslavie
et
même,
dans
les
ex-républiques
soviétiques.
La
nouvelle
crédibilité
internationale
de
la
Russie,
péniblement
reconstruite
par
V.
Poutine
depuis
le
début
des
années
2000,
est
en
jeu.
Et,
au-delà,
son
identité
post-soviétique.
Loin
de
faire
le
printemps
russe,
une
hirondelle
arabe
pourrait
enfanter
un
« hiver
afghan »
aux
couleurs
islamistes,
particulièrement
redouté
par
l’héritière
de
l’ex-URSS,
car
ressurgi
des
méandres
de
la
Guerre
froide
avec
le
fantôme
de
Brzezinski
et
de
troublantes
manipulations
américaines.
En
effet,
Moscou
n’a
pas
oublié
le
« piège
de
Kaboul »
de
décembre
1979
préparé,
sous
la
bienveillance
de
ce
dernier,
par
la
démocrate
administration
Carter
pour
donner
à
l’armée
rouge
sa
« guerre
du
Vietnam »
et,
in
fine,
déstabiliser
le
pouvoir
russe
– avec
les
conséquences
que
l’on
sait.
Trente
trois
ans
plus
tard
et
avec
la
complicité
occidentale,
le
piège
afghan
risque
de
se
refermer,
à
nouveau,
sur
la
Russie
post-soviétique.
Terrible
malédiction.
Au
cœur
du
Grand
échiquier
eurasien,
la
Guerre
tiède
semble,
désormais,
inéluctable
(1).
(1)
La
notion
de
Guerre
tiède
est
conceptualisée
dans
le
post-scriptum
de
la
nouvelle
version
de
mon
livre,
augmentée
de
50
pages
et
centrée
sur
les
menaces
liées
aux
crises
arabes
et
au
bouclier
anti-missiles
américain :
« La
Pensée
stratégique
russe
– Guerre
tiède
sur
l’Échiquier
eurasien »,
préface
de
Jacques
SAPIR,
mars
2012,
éd.
SIGEST,
code
ISBN
2917329378
–
en
vente :
Amazon,
Fnac,
Décitre
(15
euros).
Jean
Géronimo,
Spécialiste
des
questions
économiques
et
stratégiques
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