Opinion
A propos du texte de Nicolas
Crosnier : « Pourquoi l’Azerbaïdjan fait
du meurtrier d’un Arménien un héros
national »
(Rue89 – Le nouvel Observateur,
9/09/2012)
Jean
Géronimo
Le
lieutenant Safarov au cours de son
procès à Budapest en 2006
(ATTILA KISBENEDEK/AFP)
Jeudi 13 septembre 2012
Cette analyse est
contestable sur plusieurs points, dont
celui de ne pas prendre en compte la
dimension psychologique et symbolique,
très lourde, pour les arméniens.
Pour une analyse plus complète du drame,
replacé dans un cadre plus géopolitique,
dix éléments doivent être mentionnés.
1) Pour rappel,
l’Azerbaïdjan est une des plus sévères
dictatures de la zone post-soviétique.
Cela permet de mieux « comprendre » la
décision de son président. Le président
Aliev a été l’ami de Bush, faut-il le
rappeler, lequel a qualifié
l’Azerbaïdjan de « régime
démocratique »… J’ai du mal à adhérer,
sincèrement.
2/ Soulignons que
le génocide arménien n’a jamais été
officiellement reconnu, et en ce sens,
les arméniens ne sont pas mieux traités
que les autres, comme l’affirme
l’auteur. Bien au contraire ! Sinon, ce
génocide aurait été
- fort justement - reconnu depuis
longtemps !!
3/ L’Azerbaïdjan
mène un jeu trouble grâce à sa puissance
énergétique, utilisée comme arme
politique, parfois pour influer sur les
négociations internationales et les
décisions juridiques. Un « petit pays »
certes, mais qui sait se défendre,
surtout avec ses dollars (issu de sa
rente énergétique) et avec la complicité
américaine.
4/ L’Azerbaïdjan
(avec la Turquie) est étroitement liée aux projets
énergétiques (oléoducs, gazoducs)
élaborés par Washington pour contourner la Russie et réduire sa
puissance géopolitique. Une sorte de
levier stratégique.
5/ L’Azerbaïdjan
est définie par Brzezinski comme un
« pivot géopolitique », susceptible
d’être utilisé au service de la
stratégie d’expansion américaine en
Eurasie. Cela explique la bienveillance
américaine – donc de la gouvernance
mondiale et de ses règles informelles –
à l’égard de ce « petit pays », qui
verrouille sa position stratégique dans
la région.
6/ L'Azerbaïdjan a
appartenu au GUAM, construction
américaine pour contester la domination
russe en zone post-soviétique et
accélérer son reflux (« roll back »)
depuis la fin de la guerre froide. Cette
adhésion ne laisse place à aucune
ambigüité sur l’attitude de ce pays face
à la Russie et ses alliés.
7/ L’Arménie est un
allié fidèle de la Russie, inversement à
l’Azerbaïdjan, proche de Washington.
Cette affaire touche donc, par
ricochets, les intérêts des
administrations américaine et russe.
Comme une gifle politique inutile, à la Russie.
8/ Le nationalisme,
utilisé comme levier identitaire dans
l’ancienne zone d’influence soviétique,
est structuré contre un ennemi ethnique
(parfois russe, parfois arménien...) ou
religieux. Dans cette optique, et pour
cimenter l’unité politique, tous les
coups sont bons (dont les meurtres
ethniques).
9/ Le groupe de
Minsk a stabilisé une forme de paix
entre arméniens et azerbaidjanais et
empêché la poursuite d’une guerre
meurtrière. Il a donc une fonction
politique utile, contrairement aux
affirmations de l’auteur regrettant « 20
ans d’échecs ». Plutôt 20 ans de
massacres évités.
10/ Les courants et
« héros » fascistes antisémites et
anti-soviétiques sont aujourd’hui
réhabilités en Hongrie, en vue d’y
renforcer l’idée nationale (comme dans
de nombreux pays de la zone
post-soviétique, dont l’Europe de l’Est
et les Etats baltes). Troublante
coïncidence avec cette sacralisation
d’un « héros national » en Azerbaïdjan,
visant, dans le même temps, à rompre
avec l’héritage soviétique, synonyme de
perte d’identité et de soumission au
« colonisateur russe ». Une forme de
« réécriture de l’histoire »,
régulièrement dénoncée par V. Poutine.
L’ensemble des 10
éléments mentionnés m’incitent à
considérer la libération de Ramil
Safarov comme une violation des droits
et de la moralité humaine, sous couvert
d’arrangements et d’ententes entre
différents Etats protégés par
Washington. Ententes qui s’expliquent
encore mieux par la dimension
économique :
la Hongrie (et
l’Europe) a besoin d’énergies,
l’Azerbaïdjan en est riche - et
Washington a besoin de ces deux Etats
pour des raisons politiques et
stratégiques. Une évidence.
Ce qui est
inadmissible, est l’inaction de l’Europe
et des Etats-Unis, qui ont montré plus
de « présence » dans d’autres affaires.
Pourtant, c’est un terrible symbole pour
le peuple arménien. Et, surtout, une
blessure indélébile.
Une justice
internationale à géométrie variable, qui
n’émeut guère l’opinion internationale,
endormie par l’unilatéralité de la
vision occidentale sous leadership
américain, via des médias sous contrôle.
Une information anormalement favorable
aux Etats hostiles à la Russie et à ses alliés (dont
l’Arménie).
Le plus choquant,
est que l’auteur, N. Crosnier, affirme
sur la fin de son texte que l’acte (le
meurtre) est « justifié », par
différentes considérations.
Par respect pour
l’humain et la vie, on
ne pourra jamais justifier une
telle chose.
Au nom de ceux qui
ne sont plus.
Et de la justice,
s’il en reste.
Jean Géronimo*
Spécialiste de
la Russie
* Auteur de "La
Pensée stratégique russe", publié
aux éditions Sigest
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