New York, le jeudi 30 juillet 2009
Alors que le secrétaire général de l’ONU, Ban Ki Moon, milite
pour la mise en œuvre du nouveau concept juridique de
« responsabilité de protéger », le président de l’Assemblée
générale, MIguel d’Escoto, invitait quatre intellectuels à
éclairer les délégations en présentant leurs analyses. La table
ronde réunissait Gareth Evans (un des auteurs du concept), Noam
Chomsky, Ngugi wa Thiong’o et Jean Bricmont, dont nous
reproduisons l’intervention.
Le but de mon exposé sera de
mettre en question les hypothèses sur lesquelles reposent l’idée
et la rhétorique de la « responsabilité de protéger ».
En résumé, je voudrais montrer que les principaux obstacles qui
empêchent la mise en œuvre d’une véritable responsabilité de
protéger sont précisément les politiques et les attitudes des
pays qui en sont les plus enthousiastes partisans, à savoir les
pays occidentaux et en particulier les États-Unis.
Au cours de la dernière décennie, le monde a assisté,
impuissant, au bombardement, par les États-Unis, de civils
innocents en Irak, en Afghanistan et au Pakistan. Il est demeuré
spectateur lors de l’attaque israélienne meurtrière au Liban et
à Gaza. Nous avons précédemment assisté au massacre, sous la
puissance de feu états-unienne, de millions de gens au Vietnam,
au Cambodge et au Laos ; et bien d’autres sont morts en Amérique
Centrale et en Afrique australe lors de guerres appuyées par les
États-Unis. Allons-nous crier, au nom de toutes ces victimes :
Plus jamais ! Dorénavant, le monde, la communauté
internationale, vous protègera !
Notre réponse humanitaire est oui, nous voulons protéger
toutes les victimes. Mais comment, et avec quelles forces ?
Comment le faible sera-t-il jamais défendu contre le fort ? [1]
La réponse à cette question n’est pas seulement humanitaire ou
juridique, mais avant tout politique. La protection des faibles
dépend toujours de la limitation du pouvoir des forts. Le règne
de la loi permet une telle limitation, pourvu que la loi soit la
même pour tous. Tendre vers ce but nécessite une combinaison de
principes idéalistes et d’une évaluation réaliste des rapports
de force existant dans le monde.
Avant de rentrer dans une discussion politique de la
responsabilité de protéger, je voudrais souligner que le
problème qui se pose ne porte pas sur les aspects diplomatiques
ou préventifs de cette doctrine, mais sur l’aspect militaire de
la « réponse rapide et décisive » et sur le défi que cela pose
au principe de la souveraineté nationale.
La responsabilité de protéger est une doctrine ambigüe. D’une
part, elle est vendue aux Nations Unies comme étant fort
différente du « droit d’ingérence humanitaire », notion qui été
développée en Occident après la chute des empires coloniaux et
la défaite des États-Unis en Indochine [2].
Cette idéologie se fondait sur les tragédies se produisant dans
les pays décolonisés, afin de fournir une base morale aux
anciennes politiques d’intervention et de contrôle des pays
occidentaux sur le reste du monde.
Cela est parfaitement compris dans la majeure partie du
monde. Le « droit » d’ingérence humanitaire a été
universellement rejeté par le Sud, par exemple lors de son
sommet à La Havane en 2000 ou lors de la réunion des pays non
alignés à Kuala Lumpur en février 2003, peu avant l’attaque
états-unienne contre l’Irak. La responsabilité de protéger tente
de faire entrer ce droit dans le cadre de la
Charte des Nations Unies, de façon à le rendre acceptable,
en insistant sur le fait que l’option militaire doit intervenir
en dernier recours et doit être approuvée par le Conseil de
Sécurité. Mais alors, il n’y a rien de légalement neuf sous le
soleil.
D’autre part, la responsabilité de protéger est présentée au
public occidental comme une nouvelle norme dans les relations
internationales, norme qui autorise l’usage de la force sur des
bases humanitaires. Il y a une grande différence entre la
responsabilité de protéger, envisagée purement comme doctrine
juridique et sa réception idéologique dans les médias
occidentaux.
Lorsque l’on envisage l’histoire états-unienne de
l’après-guerre, histoire qui inclut les guerres d’Indochine, les
invasions de l’Irak et de l’Afghanistan, du Panama et même de
petite Grenade, il est difficile de croire que c’est le droit
international ou le respect pour la souveraineté nationale qui
empêche les États-Unis d’arrêter des génocides. Si les
États-Unis avaient eu les moyens et le désir d’intervenir au
Rwanda, ils l’auraient fait, et aucun droit international ne les
en auraient empêché. Et si une « nouvelle norme » est
introduite, elle ne sauvera personne nulle part, dans le
contexte des rapports de force politiques et militaires
existants, à moins que les États-Unis ne décident d’intervenir,
pour des raisons qui leur sont propres.
De plus, il est assez incroyable de voir que les partisans de
la responsabilité de protéger parler d’une obligation de
reconstruire (après une intervention militaire). Combien
d’argent les États-Unis ont-ils versé comme réparations pour les
destructions infligées en Indochine et en Irak, ou à infligées à
Gaza et au Liban par un pays qu’ils soutiennent et arment ? Ou
au Nicaragua, auquel des réparations pour les destructions des
Contras sont toujours impayées, malgré la condamnation des
États-Unis par la Cour Internationale de Justice ? Pourquoi
espérer que la responsabilité de protéger force à l’avenir les
États puissants à payer pour ce qu’ils détruisent, s’ils ne le
font pas en vertu du droit existant actuellement ?
Il est vrai que le XXIème siècle a besoin de Nations Unies
rénovées, mais pas de Nations Unies qui justifient les
interventions unilatérales avec de nouveaux arguments, mais
plutôt de Nations Unies qui offrent un support moral à ceux qui
cherchent à construire un monde moins dominé par les États-Unis
et leurs alliés. Le but original des Nations Unies était de
sauver l’humanité du « fléau de la guerre », en référence aux
deux guerres mondiales. Cela devait être accompli par un respect
strict de la souveraineté nationale, de façon à empêcher les
grandes puissances d’intervenir militairement contre les plus
faibles, quel qu’en soit le prétexte. Les guerres menées par les
États-Unis et l’Otan montrent que, malgré des progrès
substantiels, les Nations Unies n’ont pas encore atteint leur
but originel. Les Nations Unies doivent continuer leurs efforts
en direction de ce but, avant de s’assigner une nouvelle
priorité, soi-disant humanitaire, qui en réalité peut être
utilisée par les grandes puissances pour justifier leurs guerres
futures, en affaiblissant le principe de la souveraineté
nationale.
Quand l’Otan a exercé son droit auto-proclamé d’intervention
au Kosovo, où les efforts diplomatiques étaient loin d’avoir été
épuisés, il a été applaudi dans les médias occidentaux. Quand la
Russie a exercé ce qu’elle considérait comme sa responsabilité
de protéger en Ossétie du sud, elle a été universellement
condamnée par les mêmes médias occidentaux. Quand le Vietnam est
intervenu au Cambodge (mettant fin au régime des Khmers Rouges)
ou quand l’Inde est intervenue dans ce qui est aujourd’hui le
Bangladesh, leurs actions ont été sévèrement condamnées en
Occident.
Tout cela indique que les gouvernements, médias et ONG
occidentaux, s’autoproclamant « communauté internationale »,
évalueront la responsabilité de tragédies humaines très
différemment, selon qu’elle se produit dans un pays dont le
gouvernement est, pour une raison ou une autre, jugé hostile par
l’Occident, ou dans un pays ami. En particulier, les États-Unis
feront pression sur l’ONU pour faire adopter leur propre vision
des évènements. Les États-Unis ne choisiront pas toujours
d’intervenir, mais ils utiliseront néanmoins la non-intervention
pour dénoncer les Nations Unies et pour suggérer que celles-ci
devraient être remplacées par l’Otan comme arbitre
international.
La souveraineté nationale est parfois stigmatisée par les
promoteurs de la responsabilité de protéger comme étant une
« autorisation de tuer ». Il est bon de se rappeler pourquoi la
souveraineté nationale doit être défendue contre de telles
accusations.
Tout d’abord, la souveraineté nationale est une protection
partielle des faibles contre les forts. Personne ne s’attend à
ce que le Bangladesh intervienne dans les affaires intérieures
des États-Unis pour les forcer à réduire leurs émissions de CO2,
en invoquant les conséquences catastrophiques que celles-ci
peuvent avoir pour le Bangladesh. L’ingérence est toujours
unilatérale.
L’ingérence états-unienne dans les affaires intérieures des
autres États prend des formes multiples mais est constante et
viole toujours l’esprit et souvent la lettre de la
Charte des Nations Unies. Bien qu’ils prétendent agir en
fonction de principes tels que la liberté et la démocratie, les
interventions des États-Unis ont eu des conséquences
désastreuses : non seulement les millions de morts causé
directement ou indirectement par les guerres, mais aussi le fait
d’avoir « tué l’espoir » de centaines de millions de gens qui
auraient pu bénéficier des politiques sociales progressistes
initiées par des personnes telles que Arbenz au Guatemala,
Goulart au Brésil, Allende au Chili, Lumumba au Congo, Mossadegh
en Iran, les Sandinistes au Nicaragua ou le Président Chavez au
Venezuela, qui ont tous été systématiquement subvertis,
renversés, ou tués avec le soutien plein et entier de
l’Occident.
Mais ce n’est pas tout. Chaque action agressive des
États-Unis provoque une réaction. Le déploiement d’un bouclier
anti-missile produit plus de missiles, pas moins. Bombarder des
civils- que ce soit délibérément ou par dommage
collatéraux-produit plus de résistance armée, pas moins.
Chercher à renverser ou à subvertir des gouvernements produit
plus de répression interne, pas moins. Encourager les minorités
à faire sécession, en leur donnant l’impression, souvent fausse,
que la « seule superpuissance » viendra à leur secours si elles
sont réprimées, produit plus de violence et de haine, pas moins.
La possession par Israël d’armes nucléaires encourage d’autres
États du Proche-Orient à posséder de telles armes. Les tragédies
en Somalie et dans l’Est du Congo sont dues en grande partie à
des interventions étrangères, pas à leur absence. Pour prendre
un exemple extrême, qui est un des exemples préférés d’atrocités
citées par les partisans de la responsabilité de protéger, il
est très peu probable que les Khmers Rouges auraient pris le
pouvoir au Cambodge, sans les bombardements états-uniens massifs
et « secrets », suivis par un changement de régime organisé par
les États-Unis qui déstabilisa complètement ce malheureux pays.
L’idéologie de l’ingérence humanitaire fait partie d’une
longue histoire d’attitudes occidentales par rapport au reste du
monde. Quand les colons ont débarqué sur les côtes des
Amériques, de l’Afrique ou de l’Asie orientale, ils ont été
horrifiés de découvrir ce que nous appellerions des violations
des droits de l’homme et qu’ils appelaient des « mœurs
barbares » : sacrifices humains, cannibalisme ou femmes aux
pieds bandés. Ces indignations, sincères ou calculées, ont, de
façon répétée, été utilisées pour couvrir les crimes des pays
occidentaux : esclavage, exterminations des populations
indigènes et pillage systématique des terres et des ressources.
Cette attitude d’indignation vertueuse continue à ce jour et est
à la base de l’idée que l’Occident a un « droit d’intervenir »
et un « droit de protéger », tout en ignorant les régimes
oppressifs considérés comme « amis », la militarisation et les
guerres sans fin, ainsi que l’exploitation massive de la force
de travail et des matières premières.
L’Occident devrait tirer des leçons de sa propre histoire.
Concrètement, qu’est-ce que cela voudrait dire ? D’abord,
garantir un respect strict du droit international de la part des
puissances occidentales, implémenter les résolutions de l’ONU
concernant Israël, démanteler l’empire des bases états-uniennes
ainsi que l’Otan, cesser toutes les menaces concernant l’usage
unilatéral de la force, lever les sanctions unilatérales, en
particulier l’embargo contre Cuba, arrêter toutes les formes
d’ingérences dans les affaires intérieures des autres états, en
particulier toutes les opérations des « promotions de la
démocratie », de « révolutions colorées » ainsi que
l’exploitation de la politique des minorités. Ce respect
nécessaire pour la souveraineté nationale signifie que le
souverain ultime de chaque État-nation est le peuple de cet
État, dont le droit à remplacer des gouvernements injustes ne
peut pas être usurpé par des puissances étrangères supposées
bienveillantes.
Ensuite, nous pourrions utiliser nos budgets militaires
disproportionnés (les pays de l’Otan couvrant 70 % des dépenses
militaires mondiales) pour mettre en place une forme de
keynésianisme global : au lieu de demander des « budgets
équilibrés » dans les pays en développement, nous devrions
utiliser les ressources gaspillées en dépenses militaires pour
financer des investissements massifs dans l’éducation, la santé
et le développement. Si cela semble utopique, ce ne l’est pas
plus que l’idée selon laquelle un monde stable sera produit par
la façon dont la « guerre à la terreur » est poursuivie
actuellement.
Les défenseurs de la responsabilité de protéger peuvent
répondre que ce que je dis ici est à côté de la question et
« politise » inutilement le débat, puisque, d’après eux, c’est
la communauté internationale qui interviendra, avec, en plus,
l’approbation du Conseil de Sécurité. Mais, en réalité, il
n’existe pas de communauté internationale. L’intervention de
l’Otan au Kosovo n’a pas été approuvée par la Russie et
l’intervention russe en Ossétie du Sud a été condamnée en
Occident. Aucune de ces interventions n’aurait été approuvée par
le Conseil de Sécurité. Récemment, l’Union africaine a rejeté
l’inculpation par la Cour pénale internationale du président du
Soudan. Aucun système de justice ou de police internationale,
qu’il s’agisse de la responsabilité de protéger ou de la CPI, ne
peut fonctionner sans un climat de confiance et d’égalité.
Aujourd’hui, il n’y a ni égalité ni confiance entre l’Ouest et
l’Est, ou entre le Nord et le Sud, en grande partie à cause des
politiques américaines récentes. Si nous voulons qu’une version
de la responsabilité de protéger fonctionne dans le futur, nous
devons d’abord construire une relation d’égalité et de
confiance, et ce que je dis ici aborde le fond du problème. Le
monde ne peut devenir plus sûr que s’il devient d’abord plus
juste.
Il est important de comprendre que la critique faite ici de
la responsabilité de protéger ne se base pas sur une défense
« absolutiste » de la souveraineté nationale, mais sur une
réflexion à propos des politiques des pays puissants qui forcent
les pays faibles à utiliser la souveraineté comme bouclier.
Les promoteurs de la responsabilité de protéger présentent
celle-ci comme le début d’une ère nouvelle. Mais, en réalité,
elle signale la fin d’une ère ancienne. D’un point de vue
interventionniste, la responsabilité de protéger est un recul,
au moins en parole, par rapport au droit d’ingérence, et
celui-ci était un recul par rapport au colonialisme classique.
La principale transformation sociale du 20ème siècle a été la
décolonisation. Ce mouvement continue aujourd’hui dans
l’élaboration d’un monde réellement démocratique, dans lequel le
soleil se sera couché sur l’empire américain, comme il l’a fait
sur les empires européens du passé. Il y a quelques indications
que le président Obama comprend cette réalité et il faut espérer
que ses actions suivent ses paroles.
Je veux terminer par un message pour les représentants et les
populations du « Sud ». Les vues exprimées ici sont partagées
par des millions de gens en « Occident ». Cela n’est
malheureusement pas reflété par nos médias. Des millions de
gens, y compris des États-uniens, rejettent la guerre comme
moyen de résoudre les conflits internationaux et s’opposent au
soutien aveugle de leurs gouvernements à l’apartheid israélien.
Ils adhèrent aux principes du mouvement des pays non alignés de
coopération internationale, dans le respect strict de la
souveraineté de chaque État, et de l ’égalité des peuples. Ils
risquent d’être dénoncés par les médias de leurs pays comme
anti-occidentaux, anti-américains ou antisémites. Mais, en
ouvrant leurs esprits aux inspirations du reste du monde, ce
sont eux qui incarnent ce qu’il y a de véritablement valable
dans la tradition humaniste occidentale.
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