Divers lecteurs m’ont fait remarquer que la première
version de l’interview publiée sur le site d’Investig’Action
était trop rapide et procédait à des amalgames en ce qui
concerne les positions de la gauche. Voyons donc plus en
détail ces positions.
(Voir
l’interview de Jean Bricmont : La Libye face à
l’impérialisme humanitaire)
Le député européen Mélenchon, qui est sans doute l’homme
politique le plus important à gauche du PS, appuie la guerre
et refuse même d’utiliser ce terme, parce que la guerre est
autorisée par l’ONU[1]. Si on adopte ce point de vue, il
faudrait cesser de parler de « guerre de Corée », ou de
« première guerre du Golfe » puisque celles-ci étaient aussi
autorisées par l’ONU. Si Mélenchon s’appuie sur la
résolution, quelle interprétation en donne-t-il (celle des
Russes, de la Ligue Arabe ?) et que répond-il à ceux qui
estiment qu’elle est déjà violée par les pays agresseurs ou
à ceux, comme le juriste italien Danilo Zolo, qui soulignent
que cette résolution viole la Charte de l’ONU[2] ? De plus,
la résolution de l’ONU permet peut-être à la France
d’intervenir, mais elle ne l’y oblige nullement.
L’intervention reste un choix politique purement français
(même si le gros de l’effort de guerre est en fait porté par
les Etats-Unis). Mélenchon pense aussi que cela permettra de
sauver les révolutions arabes, menacées par la répression de
Kadhafi. Se rend-il compte que ce soutien aux révolutions
arabes se fait en compagnie de Sarkozy et des émirats qui,
soit ne savent pas ce qu’ils font, soit se sont soudain
convertis à la révolution ? Mélenchon pense que cette
intervention est dans l’intérêt de la France, à savoir
« être liée avec le monde maghrébin. Il n’y a pas de futur
possible pour la France si elle est opposée au sentiment
majoritaire des populations au Maghreb, c’est-à-dire pour la
liberté et contre les tyrans. » Bien, mais Mr Mélenchon vit
dans un pays où il est illégal de prôner même un boycott
pacifique à l’encontre d’Israël. Qui peut croire une seconde
que l’attitude actuelle de soutien aux rebelles va être
interprétée par les populations du Maghreb comme un soutien
à la liberté et non comme, par exemple, une volonté de
contrôler un état pétrolier tel que la Libye, ou de
reprendre pied militairement et politiquement face aux
révoltes arabes et les orienter autant que possible en
fonction des intérêts occidentaux. ?[3]
Passons au PCF, qui exprime son « opposition totale » à
toute intervention militaire[4]. Notons d’abord que
Mélenchon déclare : « J’ai voté la résolution du Parlement
européen en accord avec la direction du PCF et de la Gauche
unitaire, en accord avec mon collègue eurodéputé communiste
Patrick Le Hyaric », ce qui laisse perplexe concernant
l’opposition totale du PCF à toute intervention militaire
(où est passée la discipline du Parti et, si Mélenchon ment,
pourquoi ne le dénonce-t-on pas ?). Certes, la déclaration
de Roland Muzeau[5] (faite après mon interview) est
courageuse et on peut l’approuver. Mais les arguments
avancés dans d’autres déclarations laissent perplexes :
lorsque le PCF exprime son opposition totale à la guerre, il
déclare que « des responsables de l’insurrection populaire
ont plusieurs fois exprimé leur refus d’une telle
intervention. », ce qui est le plus mauvais argument
possible, vu que ces responsables ont changé d’avis et que
leur avis dépend évidemment principalement du rapport de
force sur le terrain. La question à poser mais qui ne l’est
pas, vu « l’urgence », est de savoir si c’est le rôle des
troupes françaises d’intervenir partout où on le leur
demande (à Gaza, du côté palestinien, par exemple, si la
demande était formulée) ? Dans un autre communiqué, le PCF
réitère « son plein soutien aux forces qui agissent pour la
démocratie en Libye, avec le Conseil National de
Transition[6] ». Mettons de côté le fait que personne ne
sait vraiment si les rebelles agissent pour la démocratie
(au sens où nous l’entendons) et que les documents de
Wikileaks jettent un doute sur cette question[7]. Mais il
est incohérent d’accorder son « plein soutien » à des forces
politiques et de refuser en même temps leur principale
exigence, à savoir des bombardements sur les troupes qui
leur sont opposées. Les rebelles n’ont évidemment pas besoin
de grandes déclarations de solidarité faites à Paris, mais
d’armes, d’avions, de bombes etc. Notons au passage que cela
vaut également pour les combattants afghans, palestiniens,
bahreinis etc. Personne n’a besoin d’une « solidarité »
purement verbale et n’impliquant aucune action politique
concrète.
Le sommet dans ce genre de déclaration de « solidarité »
a sans doute été atteint par « l’Appel du Collectif de
solidarité avec le peuple libyen »[8] qui dénonce « la
complicité des gouvernements occidentaux » au moment (19
mars) où ceux-ci sont déjà en train de bombarder la Libye,
probablement en violation de la lettre de la résolution,
exige la « Reconnaissance du Conseil national de transition
intérimaire,
seul représentant légitime du peuple libyen »
ainsi qu’une « justice exemplaire contre les crimes de
Kadhafi ». Et comment va-t-on accomplir toutes ces belles
choses sans une guerre totale ? L’appel est signé, entre
autres, par ATTAC, la LDH, le NPA, le PCF, le PG et le PIR.
Difficile après cela de ne pas faire d’amalgame entre les
positions de la gauche.
On retrouve évidemment le même genre de raisonnement dans
les groupes issus du trotskisme. Le NPA « réaffirme son
soutien aux insurgés libyens contre la dictature »[9], tout
en s’opposant à l’intervention occidentale, mais sans
expliquer ce que signifie son soutien s’il refuse à cette
insurrection ce qu’elle souhaite le plus (une intervention
armée). La LCR belge parle carrément de « faillite du
chavisme »[10], à cause des propositions de solution
négociée avancées par l’Alliance bolivarienne (notons au
passage que l’opposition à cette guerre ne vient pas
seulement de Chavez mais de 42 partis de gauche en Amérique
Latine[11]).
Ce genre de discours, que l’on retrouve dans toutes les
guerres, est la version adaptée à la crise actuelle du
« ni-ni » (ni Otan ni Milosevic, ni Bush ni Saddam, ni Hamas
ni Netanyahu)[12]. D’une part, on accepte tous les arguments
de la propagande de guerre sur les crimes de l’ennemi,
aujourd’hui de Khadafi, mais hier de Milosevic ou de Saddam,
sans jamais s’intéresser à des sources d’informations
alternatives[13], et on affirme son soutien total à la cause
au nom de laquelle la guerre est menée (les Albano-Kosovars,
les Kurdes, les femmes afghanes, ou l’opposition libyenne).
Ensuite, on refuse l’intervention militaire
« impérialiste », qui est justement ce que réclament ceux
que l’on « soutient », sans proposer d’alternative autre que
verbale. On parle d’armer les rebelles (qui le sont déjà),
ce qui est une forme d’ingérence (et que fait-on si cet
armement ne suffit pas ?). On lance des paroles en l’air sur
les brigades internationales (qui va les organiser ?). Il
est évident que ce type d’argumentation « contre » les
guerres ne convainc presque personne et ouvre un boulevard
aux contre-arguments de la gauche interventionniste ; il y a
d’ailleurs fort à parier que la France sera le pays où les
manifestations contre la guerre seront les plus faibles
(comme c’est systématiquement le cas, sur les questions de
guerre et de paix, depuis la crise des missiles dans les
années 1980).
Le problème de fond est qu’il n’y a aucune réflexion
alternative à la doctrine de l’ingérence humanitaire. Aucune
réflexion sur le militarisme et sur ce que serait une
politique de paix et de désarmement, aucune réflexion sur le
monde multipolaire qui se met en place et sur ce qu’un
véritable internationalisme signifierait à l’intérieur de
celui-ci, et aucune réflexion sur les effets désastreux des
politiques impériales américaines. A chaque crise, on réagit
dans l’urgence, « pour sauver les civils », en disant qu’on
réfléchira après. Mais comme la réflexion ne vient jamais,
on reste éternellement « dans l’urgence », c’est-à-dire à la
traîne du discours dominant.
Tout le monde, surtout à gauche, adore se moquer de BHL,
mais en réalité la victoire de la révolution (ou de la
contre-révolution) dans la pensée française accomplie par
les nouveaux philosophes dans les années 70-80 a été totale.
A partir de cette époque, la pensée politique a été
remplacée par une sorte de religion de la culpabilité. La
France et les Français sont éternellement coupables, en mode
majeur, du régime de Vichy et des déportations, et en mode
mineur, du colonialisme et de la guerre d’Algérie ; les
nombreux « ex », communistes, maos etc. sont, eux,
« coupables » des crimes de Staline, Mao ou Pol Pot. Ce
climat engendre, sur le plan intérieur, une extraordinaire
volonté de contrôle de toute pensée ou parole hétérodoxe,
qui soi-disant nous ramèneraient « aux heures les plus
sombres de notre histoire », pour utiliser la formule
consacrée. Ceci empêche toute pensée indépendante du
discours dominant, en tout cas sur des sujets comme la
souveraineté nationale. Sur le plan extérieur, le discours
de la culpabilité implique que la France a l’obligation de
« venir au secours des victimes », par analogie, en mode
majeur, avec les Juifs victimes des Nazis et, en mode
mineur, des républicains espagnols contre Franco. Face à
cette pensée quasi-religieuse, aucune réflexion sur le
droit, le militarisme ou l’impérialisme n’est possible.
Contrastons finalement la position de la gauche et celle
du Front National. Eux, contrairement à Mélenchon, parlent
de guerre à la Libye (ce qui revient à appeler un chat un
chat), et ils sont presque les seuls à mentionner la
souveraineté nationale et le droit international[14]. Leur
opposition se fait au nom des intérêts des Français, tels
qu’ils les perçoivent (surtout empêcher les flux
migratoires). Et bien sûr, en bons « patriotes », ils
soutiennent les forces armées une fois qu’elles sont
engagées dans le combat. Mais si les choses tournent mal
pour la coalition (ce qui est peu probable, mais on ne sait
jamais), il y a fort à craindre que c’est ce genre
d’opposition, et non celle de la partie de la gauche qui
s’oppose mollement à la guerre, qui recueillera la faveur
des Français. Dans le temps, le PCF aurait sans doute
condamné la guerre au nom des intérêts du « peuple » ou des
« travailleurs » français, mais la version actuelle de
l’internationalisme (qui revient en pratique à accepter la
doctrine de l’ingérence humanitaire) interdit ce genre de
langage. Tout se passe comme si le monde médiatique passait
avant le monde du travail. Le FN en profite, hélas, pour
s’adresser au « peuple » oublié.
Le plus comique, si on peut dire, c’est que la gauche n’a
à la bouche que des mots comme antiracisme et
multiculturalisme, ce qui l’amène à vénérer les cultures de
l’ « Autre » (et souvent, à travers celles-ci, les
religions) mais est incapable de comprendre le discours
politique des « autres » réellement existants, quand ceux-ci
sont Russes, Chinois, Indiens, Latino-américains ou
Africains.
Docteur en sciences, Jean Bricmont est professeur de
physique à l’UCL en Belgique, et dans diverses universités
états-uniennes. Il a publié avec l’Américain Alan Sokal,
"Impostures intellectuelles" en 1997, aux éditions Odile
Jacob. Président de l’Association française pour
l’information scientifique (2001- 2006). Membre du Tribunal
de Bruxelles. Son livre "Humanitarian Imperialism" est
publié par Monthly Review Press. La version française
« Impérialisme Humanitaire » l’est aux éditions Aden.
Source :
www.michelcollon.info
Notes
[1]
http://www.liberation.fr/politiques...
[2]
http://www.legrandsoir.info/Une-imp...
nelle.html [3] Si on en juge par
http://www.aloufok.net/spip.php?art...,
le réaction en Tunisie et en Algérie est pour le moins
mitigée. [4]
http://www.pcf.fr/8198
[5]
http://www.pcf.fr/8426
[6]
http://www.pcf.fr/8349
[7] http://213.251.145.96/cable/2008/02/08TRIPOLI120.html ;
Voir aussi
http://www.telegraph.co.uk/news/wor...
[8]
http://solidmar.blogspot.com/2011/0...
[9]
http://www.npa2009.org/content/comm...
[10]
http://www.lcr-lagauche.be/cm/index...
[11]
http://www.ciudadccs.info/?p=155276
[12] Voir
http://www.monde-diplomatique.fr/20...
pour une critique de cette idéologie. [13] Pour un
témoignage alternatif concernant la Libye, voir par exemple
http://www.countercurrents.org/moun....
En français,
http://www.legrandsoir.info/Bombard....
[14]
http://www.frontnational.com/?p=6639